Alors que la Serbie traverse une année très difficile, l'Église ne renonce pas, bien au contraire, à renforcer son emprise sur la société, mais son alliance privilégiée avec le Premier ministre Vojislav Kostunica pourrait finir par se révéler contre-productive.
Une victoire de l'Église orthodoxe monténégrine autocéphale?
Lors de la “fête de la victoire”, le lundi 22 mai, lendemain du référendum, le Premier ministre Milo Djukanovic, qui avait conduit la campagne des “souverainistes”, a salué dans ses premiers mots l'Église orthodoxe monténégrine, aussitôt acclamée par les milliers de militants réunis dans l'ancienne capitale royale monténégrine, Cetinje, siège de cette Église. Soucieux de plaider la réconciliation nationale, Milo Djukanovic a aussitôt précisé que “toutes les confessions” auraient leur place au Monténégro, évoquant l'islam, le catholicisme et, bien sûr, l'Église orthodoxe serbe qui, jouissant durant longtemps d'une situation de monopole, demeure toujours très largement dominante au sein de l'orthodoxie monténégrine.
L'Église orthodoxe monténégrine fonde sa prétention à l'autocéphalie sur l'autonomie dont elle jouissait, de facto, à l'époque turque, quand le Monténégro, conduit par ses princes-évêques, était un petit réduit montagnard résistant à l'occupant ottoman. Les princes-évêques de Cetinje ont néanmoins reconnu l'autorité des patriarches serbes de Pec jusqu'à la suppression autoritaire du siège patriarcal par la Porte, en 1766, qui a donc renforcé l'autonomie de l'Église monténégrine. Cette dernière n'a cependant jamais été reconnue canoniquement par le patriarcat œcuménique de Constantinople, mais elle cite à l'appui de ses prétentions des correspondances échangées avec le Saint-Synode russe au cours du XVIIIe siècle.
Tout au long du XIXe siècle, le Monténégro, qui connut une forte expansion territoriale, se transforma peu à peu en État moderne: la charge princière et charge épiscopale furent dissociées, et la pleine indépendance du pays fut internationalement reconnue au Congrès de Berlin, en 1878. Durant toute cette période, il n'existait plus de patriarcat serbe, le siège métropolitain de Sremski Karlovci, à l'époque en terre austro-hongroise, aujourd'hui en Voïvodine serbe, jouant un rôle officieux de “guide” spirituel et politique des évêchés serbes. Bien évidemment, les relations entre Sremski Karlovci et le lointain Monténégro étaient fort peu intenses, ce qui contribua à augmenter l'autonomie dont jouissait de fait l'Église dans ce pays.
Les destinées de l'Église monténégrine sont indissociables de celle du petit pays. En 1918, une assemblée à la légitimité contestée, réunie à Podgorica, déposa le roi Nikola Petrovic Njegos, alors réfugié en France, et la Serbie annexa le Monténégro au nouveau “Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes”. Le roi Nikola est mort à Antibes en 1921, sans avoir jamais abdiqué, et le Monténégro fut admis à la Société des Nations. Cependant, l'intégration forcée dans le nouveau royaume se solda par une disparition de tous les éléments marquants de l'identité monténégrine.
Le royaume était fortement centralisé, et les Monténégrins étaient considérés comme des Serbes. Toutes les églises et tous les monastères du Monténégro passèrent dans le giron de l'Église orthodoxe serbe, qui releva elle-même son titre patriarcal le 12 septembre 1920. Cette annexion suscita de fortes résistances, avec le développement de la guérilla monténégrine des Zelenasi, les “Verts”, partisans de l'indépendance et du roi déposé [1]
Dans les années 1990, les premiers bastions de l'Église monténégrine autocéphale restaurée furent précisément les villages du “Vieux Monténégro”, autour de Cetinje, qui avaient été des bastions des Zelenasi.
Cette Église autocéphale a été restaurée à partir de 1994 comme un projet politique autant que spirituel. Dès le départ, elle s'appuyait entièrement sur les milieux indépendantistes, notamment les militants de l'Alliance libérale du Monténégro (LSCG), pour qui soutenir l'Église ou participer à ses célébrations publiques était un acte de résistance au régime serbe de Slobodan Milosevic et à ses alliés monténégrins.
Cette situation s'expliquait aussi par le rôle particulier joué par le métropolite serbe du Monténégro et du littoral, Mgr Amfilohije (Radovic). Théologien de haute volée, formé à Rome et à Paris, Mgr Amfilohije, qui fut nommé à la tête de l'Église serbe au Monténégro en 1990, appartient aux courants les plus radicaux de l'Église serbe. Sur un plan théologique, il s'inscrit dans la tradition de Nikolaj Velimirovic et de Justin Popovic, valorisant “l'idéologie de saint Sava”, qui attribue une place privilégiée au peuple serbe dans l'économie générale du Salut. Cette “théologie nationale”, associée à la volonté de prendre une revanche sur le communisme, joua un rôle important dans la renaissance du nationalisme serbe dans les années 1980.
Naturellement, pour Mgr Amfilohije, les Monténégrins sont des Serbes, dont l'identité particulière peut tout au plus relever d'un particularisme régional, et il s'est vigoureusement engagé contre les courants indépendantistes et contre l'Église autocéphale - qualifiée de schismatique et souvent décriée dans les publications de l'Église serbe.
Mgr Amfilohije est directement intervenu dans le débat compliqué et toujours vif sur l'identité historique du Monténégro et des Monténégrins. Sans entrer dans le détail de ces polémiques, deux visions s'opposent à l'approche serbe. Selon l'une, les Monténégrins, tout en s'étant longtemps considéré comme des “Serbes” (Srbi) - au sens de chrétiens orthodoxes fidèles au patriarcat de Pec - tiennent à se distinguer des “Serbiens” (Srbijanci), les habitants de Serbie, en raison de la spécificité de leur histoire. L'histoire a fait des Monténégrins une nation. Selon une vision plus radicale, les Monténégrins n'auraient “ethniquement” rien à voir avec les Serbes. Ils seraient une branche orthodoxe du peuple croate, notamment en raison de l'appartenance du territoire monténégrin à l'espace de la &
#8220;Croatie rouge”, tel qu'il émerge à la fin du premier millénaire. Pour l'Église serbe, ces théories relèvent du “révisionnisme historique”, et auraient pour but de détourner les Monténégrins de leur identité orthodoxe, et de préparer leur conversion au catholicisme...
Militant de la cause serbe, Mgr Amfilohije a visité et béni les appelés monténégrins sur le front de Dubrovnik en septembre 1991, alors que les libéraux de Cetinje dénonçaient la “sale guerre” entreprise en Croatie. En 1994, s'estimant menacé par le développement de l'Église autocéphale, il fit appel aux hommes du commandant de milice Zeljko Raznatovic Arkan pour assurer la protection de son monastère [2].
La cohabitation entre les deux Églises fut souvent délicates, car elles ont toutes deux leur siège à Cetinje, l'Église serbe disposant du prestigieux monastère de la ville. Cetinje est néanmoins depuis toujours un bastion indépendantiste, et les moines serbes se sont parfois plaints - pas forcément sans raison de l'agressivité des habitants à leurs égards. Lors de certaines grandes célébrations, comme celle de la Saint-Pierre de Cetinje, début novembre, la “guerre des Églises” atteignait des dimensions tragi-comiques. Tandis que Mgr Mihailo (Dedeic), le métropolite monténégrin, célébrait une liturgie en plein air, sur la place centrale de la ville, Mgr Amfilohije chantait une liturgie pour la Yougoslavie au pied du monastère, à quelques dizaines de mètres de distance. Un solide cordon de policiers anti-émeute devaient séparer les fidèles des deux obédiences.
Mgr Amfilohije est un homme de pouvoir, qui dispose d'un réseau très solide au sein du Saint-Synode de l'Église serbe, et qui fait même figure de successeur probable du patriarche Pavle. C'est aussi un homme proche des pouvoirs politiques. Très lié au Premier ministre serbe Vojislav Kostunica, il a longtemps été très bien en cour parmi les dirigeants de la République du Monténégro.
Pour sa part, l'Église monténégrine a longtemps eu du mal à sortir de cercles politiques relativement restreints et marginaux. Le projet autocéphaliste monténégrin n'a pas obtenu de ralliements notables au sein du clergé orthodoxe serbe du Monténégro. L'actuel métropolite Mihajlo a été ordonné par des évêques d'une branche dissidents de l'Eglise bulgare et la poignée de prêtres qui l'entourent désormais sont des convertis récents.
En raison de cette marginalité de l'Église monténégrine, l'Église macédonienne, elle aussi non reconnue, mais qui jouit d'une assise sociale, politique et religieuse bien plus large, n'a jusqu'à présent jamais répondu aux propositions d'alliances stratégiques, de crainte de se marginaliser encore plus dans la communauté de l'orthodoxie mondiale. Mgr Mihajlo, au contraire, n'a jamais hésité à s'allier avec tous les courants marginalisés: il a ainsi ordonné à plusieurs reprises des prêtres russes en rupture avec le patriarcat de Moscou. La position de l'Église monténégrine pourrait cependant rapidement changer.
À partir de 1996, le Premier ministre Milo Djukanovic amorce sa rupture avec le régime serbe de Slobodan Milosevic, en adoptant une politique axée à la fois sur la renaissance de l'identité nationale monténégrine et sur un rapprochement avec l'Occident. Mgr Amfilohije combattit vigoureusement cette évolution et dénonça la “dérive mafieuse” des dirigeants monténégrins [3], tout en essayant, dans le même temps, de faire toujours pression sur les autorités pour empêcher toute reconnaissance officielle de l'Église autocéphale, qui resta privée de toute existence légale jusqu'en 2002.
L'attitude des autorités monténégrines évolua en même temps que se renforçait leur orientation indépendantiste. Officiellement, les deux Églises jouissent désormais d'une reconnaissance légale, et le gouvernement monténégrin professe une délicate “neutralité” dans la question ecclésiastique.
Le métropolite serbe a engagé clairement et fortement son Église dans le combat politique contre l'indépendance, et il a essuyé une lourde défaite politique, dont l'Église risque forcément de pâtir.
Dès le surlendemain du référendum, le métropolite monténégrin Mihailo appelait dans la presse macédonienne à un “front commun” entre les Églises de ces deux pays pour obtenir la reconnaissance canonique [4]: maintenant que le Monténégro est indépendant, la Macédoine pourrait regarder d'un œil différent les appels du pied de l'Église autocéphale monténégrine. Il est cependant peu probable que le Monténégro n'en arrive à connaître une situation “à la macédonienne”, avec une reconnaissance légale et politique exclusive de l'Église autocéphale canoniquement non reconnue.
On pourrait par contre imaginer une cohabitation durable entre les deux Églises, ce qui supposerait encore que la délicate question des propriétés ecclésiastiques soit réglée. Cette situation serait contraire à la tradition canonique [5], et même à l'esprit apostolique [6], mais peut-être représenterait-elle une évolution “logique” de la dérive phylétyste: dans des pays où les sentiments d'identité ethno-nationale demeurent divisés et contradictoires, la coexistence légale et pacifique de plusieurs Églises serait peut-être un pis-aller acceptable.
Kosovo: l'Église divisée
Dans les premiers temps du protectorat des Nations Unies au Kosovo, l'Église orthodoxe a joué un rôle essentiel de représentante du peuple serbe, devenant un interlocuteur majeur de la communauté internationale. Mgr Artemije, l'évêque de Prizren et de Raska, dont le diocèse inclut la majeure partie du Kosovo,avait fait le pari de s'engager dans le dialogue avec la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK) et les institutions provisoires qui se mettaient peu à peu en place. Il avait notamment appelé les Serbes à prendre part aux élections législatives de l'automne 2001.
Cette stratégie de collaboration n'a cependant produit aucun résultat tangible. Les Serbes vivent toujours dans des enclaves, les déplacés n'ont pas pu revenir au Kosovo, où n'existe ni sécurité ni liberté de mouvement. Les émeutes de mars 2004, au cours desquelles une vingtaine de lieux de culte orthodoxes ont encore été détruits, sont venu renforcer ce sentiment d'échec [7].
Les polémiques internes à l'Église ont justement fini par éclater au grand jour à propos de la reconstruct
ion de ces églises détruites. Après les émeutes de mars 2004, le gouvernement de Serbie a adopté un mémorandum pour la reconstruction des biens civils et religieux détruits durant ces émeutes. Cette reconstruction devait être conduite et financée par les institutions du Kosovo. L'évêque Artemije refusa de souscrire à ce mémorandum, pour deux raisons: la reconstruction ne concernait que les biens détruits en 2004, et pas ceux détruits de 1999 à 2004; et comment demander “à ceux qui avaient détruit de reconstruire”? Comment faire confiance aux institutions (albanaises) du Kosovo? S'ajoutait enfin un troisième argument: à quoi sert de reconstruire des églises, si les fidèles ne peuvent pas revenir vivre au Kosovo? Des églises sans fidèles sont condamnées à être à nouveau détruites, notait, non sans une certaine justesse, le métropolite Artemije [8|...
À l'inverse, les moines du monastère de Visoki Decani déclarèrent qu'ils ne voulaient refuser l'aide de personne pour reconstruire le patrimoine détruit. C'est précisément à ce moment-là que la SPC restaura le titre d'évêque-vicaire de Lipjan, qui était le titre le plus élevé de la hiérarchie orthodoxe du Kosovo au 12ème siècle, et l'attribua au prieur Teodosije de Decani.
Dès lors, deux lignes apparurent fort clairement dans l'Église orthodoxe: un courant “dur” conduit par Mgr Artemije, et une aile favorable au dialogue, menée par Mgr Teodosije. Alors que Mgr Artemije avait porté plainte auprès de la Cour européenne de justice de Strasbourg contre les pays de l'OTAN qui ont failli à leur devoir de protection du patrimoine orthodoxe au Kosovo, la MINUK s'impliqua directement dans la crise.
Le Représentant Spécial du Secrétaire Général, Soren Jessen-Petersen, déclara ainsi que “Mgr Artemije était le problème de l'Église serbe au Kosovo, pas la solution”. Une telle prise de position fut très mal interprétée, laissant entendre que la MINUK voulait revenir à l'époque ottomane, où le pouvoir politique pouvait nommer ou démettre les évêques...
Entre les deux évêques du Kosovo, tout est prétexte à conflit. L'évêque Teodosije et le clergé de Decani n'ont pas assisté à la consécration de la nouvelle église de Mitrovica le 8 novembre 2005, alors que le patriarche serbe Pavle était présent.
Les langues se sont déliées pour commenter leur absence. Le conflit a atteint son paroxysme à Pâques 2006, quand Mgr Artemije a ouvertement condamné la décision de Teodosije d'accueillir le Président du Kosovo, Fatmir Sejdiu, au monastère de Visoki Decani. À l'inverse, Mgr Artemije n'a pas voulu permettre au Premier ministre Agim Ceku d'assister à un service religieux au monastère de Gracanica.
“Il est bon que le chef de la mission des Nations Unies, Soren Jessen-Petersen, et le Président du Kosovo, Fatmir Sejdiu, soient présents. Nous avons besoin de leur aide pour préserver ce que nos ancêtres ont construit tout au long des siècles”, a déclaré Teodosije lors de la célébration de Pâques, le 25 avril dernier.
L'évêque Artemije ne partageait pas cette opinion et il a déclaré au quotidien belgradois Vecernje Novosti, dans un article repris sur le site Internet du diocèse, qu'il n'avait pas donné sa bénédiction au monastère de Visoki Decani pour accueillir à Pâques des représentants des institutions du Kosovo. “Cela donne une impression fausse: comme si les choses s'amélioraient, alors qu'il reste encore de nombreux problèmes à résoudre au Kosovo. On veut faire comme si la tolérance et le dialogue régnaient. Nous savons bien tous que ce n'est pas la réalité et cet accueil au monastère de Decani revient à pousser à l'indépendance du Kosovo” [9].
Dans la perspective des négociations sur le statut final du Kosovo, ouvertes depuis l'automne dernier à Vienne, Mgr Artemije s'en tient à une position de principe, exigeant le droit au retour de tous les réfugiés et déplacés serbes et le respect de la résolution 1244 des Nations Unies, qui confirme l'appartenance du Kosovo à la Serbie. Par contre, les moines de Visoki Decani privilégient une approche “réaliste”, en privilégiant une stratégie graduelle de reconstruction des églises et des monastères.
Par exemple, trois moines sont revenus vivre depuis deux ans dans le monastère médiéval de Zociste, en Metohija, qui avait été entièrement détruit en 1999. Sous haute protection des soldats autrichiens de la KFOR, ils restaurent peu à peu le monastère. Dans cette région presque entièrement vidée de toute présence serbe (à l'exception de l'enclave de Velika Hoca et du ghetto urbain d'Orahovac), les moines n'excluent pas un nouvel exode des civils en cas d'accession du Kosovo à l'indépendance mais, même dans cette hypothèse, ils veulent espérer qu'une présence de témoignage des moines serbes sur la terre du Kosovo sera toujours possible.
De même, la définition d'une “zone spéciale” autour du monastère de Visoki Decani constitue désormais un des points les plus délicats dans les négociations entre Belgrade et Pristina. En 2005, une zone d'exclusion autour du monastère avait été décidée par Soren Jessen-Petersen, couvrant une superficie de 800 hectares. Cette décision a été vivement contestée par les Albanais, qui estiment que cette zone est un privilège abusif, qui rend impossible les travaux agricoles et le développement économique de la ville de Decani. Ils craignent également, dans la perspective de la décentralisation du Kosovo, que cette zone située autour du monastère ne devienne l'embryon d'une nouvelle commune autonome serbe [10]. Le “modèle de Decani” pourrait en effet représenter la possibilité de reconstituer un noyau d'habitat serbe à peu près viable autour du monastère.
L'approche “réaliste” défendue par Mgr Teodosije et les moines de Decani recoupe la stratégie défendue par Oliver Ivanovic et les députés de la Liste serbe pour le Kosovo, favorables aux discussions avec les représentants albanais et la communauté internationale, tandis que la position de Mgr Artemije est soutenue par le Conseil national serbe (SNV), hostile à toute coopération, et qui a même récemment décidé de boycotter toutes les institutions de la MINUK.
Des tensions entre les deux ailes de l'Église ont encore éclaté à l'occasion d'une conférence interconfessionnelle pour la paix, organisée au mois de mai dans l'enceinte de la patriarchie de Pec, avec le soutien des plus hautes sphères de l'Église serbe [11]: l'évêque Artemije a boycotté la rencontre, à laquelle ont assisté des représentants catholiques et musulmans.
La position du Saint-Synode de l'Église est, en réalité, assez compliquée à comprendre. Les mêmes courants qui font figure de “radicaux” à Belgrade ont participé à cette conférence interconfessionnelle et soutiennent l'évêque Teodosije. Le réalisme politique de ces courants, conduits notamment par le métropolite Amfilohije, les amène à privilégier le dialogue avec la communauté internationale au Kosovo, tout en ne faisant aucunement preuve de la même ouverture œcuménique en Serbie même, où ils cherchent au contraire à assurer à l'orthodoxie une position politique et sociale prééminente, voire exclusive.
La Serbie dans la tourmente
2006 a bien commencé comme une “année noire” pour la Serbie. Le référendum monténégrin est survenu quelques semaines après la suspension des négociations entre la Serbie et l'Union européenne, provoquée par la non-arrestation du général serbe de Bosnie Ratko Mladic, inculpé par le TPIY et qui se cacherait toujours en Serbie. 2006 devrait également voir se décider le statut du Kosovo: Belgrade doit donc se préparer à l'éventuelle perte du territoire placé depuis juin 1999 sous administration provisoire des Nations Unies, ce qui pourrait entraîner une nouvelle vague d'exode des quelque 100 à 120.000 Serbes qui y vivent encore.
Ces crises multiples nourrissent l'extrême droite nationaliste: le Parti radical serbe (SRS) est crédité de près de 40% des intentions de vote dans les sondages, et un retour au pouvoir de ce parti, allié au Parti socialiste (SPS) de feu Slobodan Milosevic est désormais tout à fait envisageable, alors que la majorité dont dispose le gouvernement de Vojislav Kostunica est extrêmement fragile. Ce gouvernement pourrait d'ailleurs choisir lui-même de tomber, ne serait-ce que pour ne pas avoir à signer l'éventuelle perte du Kosovo. Bien évidemment, un tel scénario signifierait un nouvel affrontement direct entre la Serbie et la communauté internationale, aux évolutions imprévisibles.
Cette hypothèse serait également inquiétante pour la région entière, car il est impossible d'imaginer une véritable stabilisation sans stabilisation de la Serbie, qui demeure le plus grand pays et le véritable “pivot” de la zone.
Certains milieux diplomatiques sont aujourd'hui tentés de trouver un “lot de compensation” à la Serbie, pour lui faire accepter la perte du Kosovo. Le “dédommagement” le plus souvent envisagé était la perspective d'intégration européenne, qui est aujourd'hui bouchée. Dans ces conditions, la thématique de la Republika Srpska (RS) de Bosnie-Herzégovine, où l'on reparle beaucoup d'un référendum d'autodétermination [12], retient à nouveau l'attention.
L'Église orthodoxe serbe ne s'est pas encore officiellement prononcé sur le sujet, mais elle devrait naturellement soutenir tout projet visant à éloigner la RS de la Bosnie-Herzégovine. D'ailleurs, en recevant à Belgrade le Haut représentant international en Bosnie-Herzégovine, Christian Schwarz-Schilling, le patriarche Pavle a souligné que “tous les peuples ont le droit au même traitement”, ce qui est une manière de placer sur un pied d'égalité les situations au Monténégro, au Kosovo et en Republika Srpska.
Bien sûr, un éventuel référendum en RS sonnerait le glas de l'État bosniaque, avec de lourdes conséquences régionales. Alors que tous les projets de réformes institutionnelles sont au point mort, la campagne pour les élections générales bosniaques du 1er octobre sera entièrement dominée par la problématique de la Republika Srpska.
En Serbie même, l'Église continue sa bataille pour établir une nouvelle “symphonie” avec le pouvoir politique, permettant de tourner définitivement la page du communisme et de replacer la religion orthodoxe au cœur de la vie sociale. Les résultats de cette stratégie sont fortement contestés, notamment dans le domaine éducatif, mais l'Église entend poursuivre cette nouvelle évangélisation de la Serbie [13]. Le pieux Vojislav Kostunica demeure son meilleur et principal allié.
L'Église a obtenu un grand succès avec l'adoption en avril dernier d'une loi sur les cultes, qui était longtemps restée en débat. La nouvelle loi reconnaît les confessions “ traditionnelles” de Serbie (orthodoxie, catholicisme, judaïsme, islam, protestantisme), en accordant une place privilégiée à l'Église orthodoxe serbe, au détriment notamment des autres Églises orthodoxes qui disposent pourtant de fidèles parmi les minorités nationales de Serbie, comme les Églises roumaine ou bulgare. Les Églises macédonienne et monténégrine avaient même engagé la construction d'églises en Voïvodine, à la destination de fidèles originaires de ces républiques installés de longue date en Voïvodine, terre traditionnelle d'immigration à l'intérieur de l'ancienne Yougoslavie. Le Conseil de l'Europe a vivement condamné la loi [14], et des pays comme la Roumanie maintiennent une forte pression diplomatique sur Belgrade pour amener à une plus grande ouverture envers les Églises orthodoxes voisines.
Cette loi accorde aussi une quasi-impunité légale aux prêtres, dont la responsabilité pénale est très limitée. Sur ce point, la loi finalement votée va moins loin que ce qui avait été d'abord envisagé, mais elle a été fort mal perçue par l'opinion, alors que quelques semaines plus tôt, l'évêque Pahomije de Vranje, accusé de pédophilie, a été relaxé dans des circonstances controversées par le tribunal de Nis [15].
Dans un autre domaine, les autorités serbes n'ont pas hésité à apporter un soutien politique et diplomatique à l'Église dans la gestion de la crise de Macédoine, liée à l'émergence d'une éparchie orthodoxe rattachée à l'Église serbe. Depuis la libération, au printemps, du métropolite Jovan, chef de cette Éparchie orthodoxe d'Ohrid, les tensions sont un petit peu retombées, mais aucun règlement de fond n'est en vue, et la crise laissera des séquelles profondes dans les relations serbo-macédoniennes [16].
L'affaiblissement de la position du Premier ministre Kostunica, surtout après le référendum monténégrin, pourrait cependant rapidement révéler les limites de la stratégie de l'Église, qui a probablement pris beaucoup de risques en choisissant de s'engager ainsi dans l'arène politique.
Loin de la nouvelle “symphonie” espérée avec le pouvoir politique, l'Église risque en effet d'être entraîné dans les vicissitudes d'une nation serbe qui doit redéfinir ses frontières et son identité. Dans ce contexte difficile, elle aura du mal à apparaître comme une instance crédible de recours, car elle n'a pas fait le choix de se placer “au-dessus de la mêlée”.
Jean-Arnault Dérens
Notes
[1] Sur ces événements et l’identité monténégrine, lire Tanja Turqui Spicanovic, Crnogorska drama. Traganje za identitom, Podgorica, CID, 2006, et Zivko M.Andrijasevic et Serbo Rastoder, Istorija Crne Gore, Podgorica, CICG, 2006.
[2] Lire Veseljko Koprivica, Amfilohijeva sabrana ne-djela, Podgorica-San Francisko, 1999.
[3] Lire “Qui se cache derrière le Otpor monténégrin?”, Le Courrier des Balkans, 16 novembre 2000 (http://balkans.courriers.info).
[4] Interview au quotidien Dnevnik de Skopje, 23 mai 2006.
[5] Dans des pays comme l’Ukraine, la Moldavie ou l’Estonie où existent de facto plusieurs Églises orthodoxes, celles-ci se situent toujours dans une relation conflictuelle.
[6] Dans ses épitres, saint Paul s’adresse toujours à l’unique Église d’une cité, au sein de laquelle n’existent plus de différences de classe, de genre ou de nation.
[7] Lire J.A. Dérens, “Balkans: l’Église orthodoxe serbe s’accroche à la ‘terre sacrée’ du Kosovo”, Religioscope, 28 avril 2004.
[8] Lire J.A. Dérens, “La communauté internationale est coupable d’avoir toléré la destruction de nos Eglises” – Entretien avec Mgr Artemije, in Religioscope, 17 janvier 2005.
[9] Lire “L’Église orthodoxe serbe se déchire au Kosovo”, Le Courrier des Balkans, 5 juin 2006.
[10] Lire “Kosovo: un statut d’extra-territorialité pour le monastère de Visoki Decani?”, Le Courrier des Balkans, 4 avril 2006.
[11] Située au Kosovo, la patriarchie échappe naturellement à la jurisprudence de l’évêque de Prizren et de Raska. Siège officiel de l’Église serbe, elle dépend directement du patriarche Pavle.
[12] Lire J.A.Dérens, “Bosnie: la Republika Srpska réclame son référendum”, Le Courrier des Balkans, 7juin 2006.
[13] Lire “Eglise orthodoxe serbe: “Je suis un dissident!” – Entretien avec Mirko Djordjevic”, in Religioscope, 13 octobre 2004.
[14] Lire “Serbie: les serviteurs de Dieu au-dessus de la loi”, Le Courrier des Balkans, 27 avril 2006.
[15] Lire “Serbie: l’étrange acquittement de l’évêque Pahomije”, Le Courrier des Balkans, 3 avril 2006.
[16] Lire J.A.Dérens, “Macédoine: harcèlement policier contre l’Église orthodoxe serbe”, in Religioscope, 1er novembre 2005, et Ivan Blazeski et Zelimir Bojovic , “Belgrade finance les religieux orthodoxes dissidents de Macédoine”, Le Courrier des Balkans, 5 avril 2006.
Jean-Arnault Dérens, qui collabore régulièrement à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2006 Jean-Arnault Dérens