Cet ancien enseignant de littérature à l'Université de Belgrade intervient très fréquemment dans les médias serbes pour dénoncer ce qu'il considère comme des dérives autoritaires et nationalistes de son Église.
Rédacteur en chef du Courrier des Balkans et collaborateur régulier de Religioscope, Jean-Arnault Dérens a interrogé pour nous Mirko Djordjevic et nous livre ici les observations et réflexions de ce dernier.
Religioscope - L'Église orthodoxe serbe entend désormais jouer un rôle majeur dans la société. Comment cela se traduit-il?
Mirko Djordjevic - Deux voies se présentent à l'Église, celle de la cléricalisation et celle de l'évangélisation. Malheureusement, mon Église a choisi celle de la cléricalisation, en délaissant l'évangélisation. Aujourd'hui, la hiérarchie et les théologiens prônent l'établissement d'une nouvelle “symphonie”. C'est un concept élaboré au IVe siècle, prônant une étroite collaboration entre le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel. On présente aujourd'hui la symphonie comme la voie de l'avenir pour l'Église, alors que nous sommes au XXIe siècle, et qu'il faudrait au contraire réfléchir en termes totalement nouveaux à la place de l'Église orthodoxe dans la société moderne.
L'Église serbe a été victime de nombreuses persécutions au cours de son histoire, dernièrement durant la période communiste. Elle veut donc croire que l'heure d'une revanche historique est arrivée depuis la chute du régime de Slobodan Milosevic, le 5 octobre 2000. L'état d'esprit est celui d'une restauration, et l'Église se prononce sur tous les sujets sociaux et politiques. Ces derniers mois, elle a pesé de tout son poids sur l'adoption du nouvel hymne et des nouveaux symboles de l'État, qui reprennent ceux de l'ancienne dynastie Karadjordjevic. Elle s'est par exemple fortement et publiquement engagée en faveur de la restauration de la monarchie. La hiérarchie entretient d'excellentes relations avec le prince Aleksandar Karadjordjevic, prétendant à la couronne de Serbie, alors que d'après les dernières enquêtes, la monarchie n'a les faveurs que de 7% des citoyens serbes!
Religioscope - Dans quels domaines de la vie sociale la pression de l'Église est-elle particulièrement forte?
Mirko Djordjevic - L'Église est très influente, mais il s'agit d'une influence qui repose sur des réseaux de pouvoir et non pas sur le développement de la foi. L'Église a ses relais au gouvernement, dans l'armée, la police. L'actuel ministre des Religions, Milan Radulovic, est l'homme de la hiérarchie ecclésiastique au sein du gouvernement. La carrière politique de ce personnage est pourtant surprenante : il a successivement été membre du Parti radical, l'extrême droite nationaliste, puis de l'Union de la gauche yougoslave (JUL), la formation “marxiste” de l'épouse de Slobodan Milosevic. Il est aujourd'hui inscrit au Parti démocratique de Serbie (DSS) du Premier ministre Kostunica.
Religioscope - L'Église a également obtenu l'instauration de cours de religion à l'école...
Mirko Djordjevic - En effet, cela représente une grande victoire pour l'Église. Ces cours sont assurés par des prêtres, qui n'ont pas de formation pédagogique particulière, et échappent à tout contrôle de la part des autorités scolaires. En théorie, toutes les confessions ont accès à cet enseignement. Dans le Sandjak de Novi Pazar, les musulmans bénéficient ainsi de cours dispensés par les imams. Ailleurs, les autres communautés confessionnelles sont souvent trop peu nombreuses, trop dispersées, pour pouvoir y prétendre. Ainsi, en Voïvodine, région multiconfessionnelle par excellence, il y a très peu d'écoles qui assurent un enseignement catholique ou protestant, sans parler du judaïsme, encore plus marginal! N'aurait-on pas pu envisager, plutôt, une présentation neutre, laïque et équilibrée des différentes confessions?
Les récentes polémiques occasionnées par la ministre de l'Éducation Ljiljana Colic ont montré le niveau d'inculture et d'obscurantisme du gouvernement actuel. Elle avait voulu bannir des écoles l'enseignement précoce des langues étrangères, de l'informatique, et de la théorie de l'évolution. Devant le tollé général, elle a dû démissionner le mois dernier, mais Darwin reste toujours banni des nouveaux programmes scolaires!
Dans le domaine universitaire, l'Église a obtenu le rattachement de la Faculté de théologie à l'Université de Belgrade. Pourtant cette Faculté est en crise, ses enseignements sont sclérosés, elle manque d'enseignants de bon niveau. Elle n'est plus un lieu de véritable élaboration intellectuelle, et contribue à la dérive traditionaliste de l'Église.
Religioscope - Le projet de loi sur les religions élaboré par le ministre Radulovica été retiré. Un autre projet est-il en préparation?
Mirko Djordjevic - Quand ce projet de loi a été connu, il y a quelques semaines, il a suscité un concert de protestation. Il prévoyait notamment d'accorder à tous les prêtres une totale immunité judiciaire, comparable à celle des parlementaires. Cela est d'autant plus grave que l'Église est actuellement empêtrée dans plusieurs histoires de pédophilie. L'an dernier, l'évêque de Vranje, Mgr Pahomije, a été convaincu d'abus sexuels sur des mineurs. En première instance, les preuves apportées ont été accablantes, mais l'évêque, qui est resté en fonction et en liberté, a obtenu le renvoi de la procédure devant la Cour suprême. Malgré le black-out de la hiérarchie, d'autres affaires similaires ont été attestées dans les monastères de la Fruska Gora, au nord de Belgrade. Selon des sources officieuses, le nouveau projet de loi en cours d'élaboration reprendrait la plupart des dispositions du projet retiré, en atténuant seulement quelques formulations.
Certains évêques, comme celui de Zicka, Mgr Stefan, voudraient également que le statut d'Église d'État soit reconnu à l'orthodoxie, alors que la Serbie est un pays multiconfessionnel! Ce dernier point est cependant loin de faire l'unanimité, même au sein du Synode.
Religioscope - Les relations entre l'Église et l'État sont très bonnes, sauf dans le domaine financier...
Mirko Djordjevic - En effet, les finances représentent le plus grand mystère actuel de l'Église serbe. L'Église a obtenu que les prêtres, et même les moines dans certains cas, comme au Kosovo, soient salariés par l'État, officiellement “au niveau du salaire moyen en Serbie” (qui est d'environ 250 euros par mois, NDLR). Dans le même temps, il n'existe aucun contrôle sur les revenus directement perçus par l'Église et les prêtres: dons des fidèles, honoraires de messes, de baptêmes, de mariages, d'enterrements. Les prêtres qui assurent l'enseignement de la religion à l'école cumulent également leur salaire de prêtre et celui d'enseignant.
L'État a totalement exempté l'Église d'impôts sur toutes ses activités, dont certaines sont très lucratives, comme la fabrication de cierges.
L'Église a obtenu la restitution d'une petite partie de ses domaines et possessions foncières,mais elle a développé des projets économiques ambitieux, qui échappent à tout impôt et à toute régulation. Par exemple, Mgr Filaret, le nouvel évêque de Mileseva, dans le sud de la Serbie, a créé un hôtel et un complexe touristique autour du monastère médiéval qui est le siège de son diocèse. Il exploite également des pêcheries de truites et d'autres poissons de rivières. Au début des années 1990, Mgr Filaret était connu comme le “moine milicien”, puisqu'il arborait un fusil automatique par-dessus sa soutane et qu'il a participé aux combats de Croatie et de Bosnie. Il se révèle désormais être un excellent gestionnaire!
Religioscope - L'Église est pourtant en crise financière?
Mirko Djordjevic - Pour la première fois dans son histoire, notre Église, qui a toujours été une Église pauvre, est devenue une Église riche, même si l'an dernier, le budget de l'Église présentait un trou abyssal. Le responsable des finances de l'Église, Mgr Ignatije, est toujours avare d'informations et de déclarations publiques, mais l'Église a demandé en 2003 une aide exceptionnelle de l'État d'un montant de 240 millions de dinars (environ 3,5 millions d'euros, NDLR). Elle s'est lancée dans une politique de constructions à tout va. Rien que dans la région de la Sumadija, en Serbie centrale, 200 églises sont en cours de construction ou de rénovation. À Belgrade, le chantier de la Basilique de Saint-Sava, en construction depuis 1926, et qui est la plus grande église orthodoxe du monde, est un gouffre financier. Même si l'église a été consacrée, les travaux de décoration intérieure pourraient encore durer des années.
La plupart des tensions au sein du Saint Synode portent d'ailleurs sur les questions financières. Certains évêques veulent exiger de l'État une restitution intégrale des anciennes possessions ecclésiastiques, ce qui est totalement irréaliste, car cela supposerait d'exproprier des centaines de milliers de personnes, et l'Église se retrouverait à la tête d'un patrimoine démesuré, qu'elle ne pourrait même pas gérer. Le patriarche Pavle s'oppose à cette ligne extrémiste, en revendiquant une restitution progressive et négociée des biens de l'Église.
Alors que le gouvernement actuel, et notamment l'entourage du Premier ministre Kostunica, soutiennent entièrement les ambitions sociales de l'Église, ils ne la suivent pas dans ses prétentions économiques, clairement contraires à l'intérêt public.
Religioscope - Sur quels points portent les autres affrontements à l'intérieur du Saint-Synode?
Mirko Djordjevic - Les débats ne sont pas publics, et un consensus règne assez largement sur les bases de l'attitude de l'Église. Cependant, on peut distinguer deux courants. L'aile radicale est menée par le métropolite du Monténégro et du littoral, Mgr Amfilohije, ainsi que par Mgr Atansije, l'ancien métropolite d'Herzégovine, qui est en retraite mais qui conserve une très grande influence. À l'inverse, l'évêque de Prizren et Raska, Mgr Artemije, dont le diocèse couvre la plus grande part du Kosovo, défend une approche réaliste et beaucoup plus modérée.
Religioscope - L'Église a pris des positions très fortes au sujet du Kosovo.
Mirko Djordjevic - Dans le contexte de crise que connaît le Kosovo, l'Église a été amenée à jouer un rôle qui dépassait de très loin ses compétences normales. Les monastères accueillent toujours des réfugiés, et Mgr Artemije, à partir de 1999, est devenu un interlocuteur politique de la communauté internationale. Mgr Artemije est réeacute;aliste, il est parfaitement conscient du fait que le Kosovo ne reviendra pas sous l'autorité de Belgrade, que le retour à la situation d'avant 1999 est une utopie. Partant de là, il faut imaginer des solutions originales. L'hypothèse d'un protectorat européen durable sur le Kosovo ouvre des perspectives intéressantes pour assurer la survie des citoyens serbes et des autres minorités non-albanaises du Kosovo.
Le patriarche Pavle vient cependant d'écrire publiquement au Président de la République et au Premier ministre pour leur demander de ne pas appeler les Serbes du Kosovo à participer aux élections parlementaires convoquées dans le territoire le 23 octobre prochain. Comme le Président Tadic est passé outre cet appel, la vie politique est polarisée depuis quelques jours autour d'un affrontement entre, d'une part, le gouvernement et l'Église et, d'autre part, le Président de la République. Des discussions essentielles sur l'avenir du Kosovo vont s'ouvrir en 2005: est-ce à l'Église de dicter leur attitude aux dirigeants de l'État?
Religioscope - Après 1999, Mgr Artemije et le père Sava Janjic, du monastère de Visoki Decani, ont été très présents dans les négociations internationales et les débats sur le Kosovo. Ils sont aujourd'hui beaucoup plus discrets: ont-ils reçu des consignes de silence?
Mirko Djordjevic - C'est fort probable. L'engagement d'Artemije et de Sava ne remonte d'ailleurs pas à 1999. Dès le début des années 1990, ils se sont engagés dans toutes les initiatives de dialogue avec les Albanais, en expliquant que la politique de répression de Slobodan Milosevic menait tout droit à la perte du Kosovo. Hélas, ils n'avaient pas tort. Mgr Artemije souligne que les Serbes et l'Église elle-même portent une part évidente de responsabilité pour ne pas avoir compris l'importance du dialogue. Cette position demeure cependant très minoritaire dans le Synode.
Religioscope - L'Église serbe est aujourd'hui confrontée à deux schismes, au Monténégro et en Macédoine: quelles sont les possibilités d'évolution?
Mirko Djordjevic - L'usage veut désormais, en terre orthodoxe, qu'un pays indépendant dispose de son Église autocéphale. Je le regrette, mais je crois que le Monténégro et la Serbie vont rapidement se séparer. Dans ces conditions, l'affirmation de l'Église orthodoxe monténégrine autocéphale paraît inévitable. Au Monténégro, beaucoup de croyants reconnaissent cependant que l'attitude radicale et autoritaire de Mgr Amfilohije, le métropolite serbe, a probablement précipité le schisme et l'affirmation d'une Église autocéphale.
En Macédoine, la situation semble bloquée. Les accords négociés à Nis, au printemps 2002, prévoyaient que l'Église macédonienne renonce formellement à son autocéphalie, en échange de quoi l'Église serbe lu
i conférait l'autonomie. Les Macédoniens, qui ne voulaient pas démordre de l'autocéphalie, ont rompu l'accord et, en réponse, l'Église serbe a créé un exarchat de Macédoine, entraînant un nouveau schisme à l'intérieur de l'Église schismatique de Macédoine. En Serbie comme en Macédoine, les crispations nationalistes et identitaires empêchent tout règlement satisfaisant de la question, et le dossier paraît complètement bloqué. Il y a quelques semaines, la police macédonienne a refoulé sur la frontière Mgr Artemije, qui voulait traverser le pays pour se rendre en Grèce: cela faisait longtemps que des incidents de ce type n'étaient pas survenus. Les policiers et la justice laïque sont désormais impliqués dans la querelle ecclésiastique, qui rejaillit sur les relations diplomatiques entre les deux États.
Religioscope - L'Église ouvre-t-elle une porte au dialogue œcuménique?
Mirko Djordjevic - Le dialogue œcuménique est encore souvent assimilé à une “compromission avec l'hérésie”, notamment dans certaines publications officielles de l'Église. Les contacts entre le Saint-Synode et l'archevêché catholique de Belgrade sont purement formels. L'an dernier, Mgr Amfilohije s'est rendu au Vatican, mais à son retour, il a fermé la porte à toute éventuelle coopération. L'hypothèse d'un voyage du pape à Belgrade a été relancée par l'invitation formelle exprimée par le Président de l'Union de Serbie-Monténégro, Svetozar Markovic, qui a été reçu par Jean-Paul II, mais l'Église orthodoxe ne veut pas de ce voyage. L'Église serbe s'aligne de plus en plus sur les positions intransigeantes de l'Église russe. Même les relations avec le Patriarcat œcuménique de Constantinople sont devenues difficiles.
Religioscope - Existe-t-il des espaces de libre discussion dans l'Église?
Mirko Djordjevic - Peu,car la hiérarchie contrôle toute expression publique. Contrairement au catholicisme, l'orthodoxie laisse peu de champ libre aux laïcs. Cependant, à l'intérieur même de l'Église, des prêtres et même des moines s'inquiètent de la dérive actuelle. Il existe certaines revues où des pensées critiques peuvent s'exprimer, notamment la revue Sveti Knjaz Lazar, qui est l'organe officiel du diocèse de Prizren et Raska, dirigé par Mgr Artemije, avec qui je suis d'ailleurs très souvent en contact.
Durant les guerres des années 1990, beaucoup de croyants se sont révoltés contre les compromissions de l'Église avec le nationalisme et le régime de Milosevic. Certains des plus fervents croyants se sont alors détachés de l'Église, qui souffre de ce que l'on pourrait qualifier de complexe byzantin. Elle reste convaincue que son salut dépend de l'État, qu'elle ne peut rien sans l'État, et que son but doit donc être d'influencer voire de contrôler l'État. Les principaux théologiens auxquels se réfère aujourd'hui l'Église serbe, Justin Popovic et l'évêque Nikolaj Velimirovic, récemment canonisé, pourraient être comparés, en France, à Charles Maurras.
Religioscope - Vous-même, comment êtes-vous perçu dans les cercles d'Église?
Mirko Djordjevic - Je suis un dissident, mais je ne suis pas le seul dissident! Quand j'ai essayé d'acclimater en terre orthodoxe les concepts de liberté et de salut et les notions issues du personnalisme chrétien, j'ai souvent été regardé comme un zombie. Pourtant, ces idées font leur chemin. Je fais régulièrement l'objet d'attaques de la part de la hiérarchie en raison de mes prises de position publiques dans la presse et les débats politiques, mais je reçois aussi des messages de soutien de la part de beaucoup de croyants, et même de prêtres, qui s'adressent à moi. En Voïvodine, notamment dans les milieux étudiants, il existe aussi quelques cercles œcuméniques informels,qui se créent en-dehors de tout contact avec les hiérarchies. Dans ma vie quotidienne de croyant, je n'ai aucun problème pour me rendre à l'église, pour participer à la vie de ma paroisse. Le vrai défi est celui d'un aggiornamento de l'orthodoxie, ouvrant la voie à une pleine prise de responsabilité des laïcs.
Mirko Djordjevic a publié en français: La voix d’une autre Serbie: l’antijournal, Paris, Parole et Silence, 1999.
À lire aussi:“L’Église serbe visitée par le démon du pluralisme”, http://www.balkans.eu.org/article2211.html
Les propos de Mirko Djordjevic ont été recueillis par Jean-Arnault Dérens. © 2004 Jean-Arnault Dérens.