Dans le paysage chrétien, les communautés évangéliques retiennent de plus en plus l'attention: beaucoup d'entre elles sont en croissance et attirent également un public jeune, dans une Europe où les Églises traditionnelles déclinent plutôt. Et l'impact évangélique est souvent plus fort encore dans d'autres régions du monde. Pendant des années, cependant, les médias francophones ont souvent recouru à des clichés convenus pour évoquer ces courants, en mettant notamment l'accent sur l'impact de thèmes et groupes venus des États-Unis, alors que l'étiquette "évangélique" recouvre une diversité plus grande que beaucoup de personnes extérieures ne l'imaginent. Mais une information plus fine est aujourd'hui accessible, à la fois à travers les efforts du milieu évangélique pour mieux se faire connaître et grâce à des publications de chercheurs ou de journalistes qui ont pris le temps de découvrir ces communautés.
Coïncidence ou signe de l'intérêt croissant pour les évangéliques: deux livres qui leur sont consacrés ont été publiés au début de cette année en français. L'un est le fruit d'une enquête menée en France par une journaliste; l'autre propose des analyses de la situation des Églises évangéliques en Suisse, à travers les travaux de chercheurs de l'Université de Lausanne.
Un christianisme missionnaire
Linda Caille signe Soldats de Jésus. Les évangéliques à la conquête de la France (Paris, Fayard, 2013), un titre percutant pour un contenu plutôt bienveillant. Le lecteur devine d'ailleurs parfois les hésitations de Linda Caille pour évaluer ce qu'elle voit sans porter un jugement hâtif. Manifestement, l'objectif du livre est d'approcher les évangéliques sans préjugé, en les montrant dans la variété de leurs attitudes et en cassant les clichés courants à leur propos.
Linda Caille est journaliste: le livre est écrit à la manière d'un reportage. Elle raconte les réunions auxquelles elle a assisté, elle rencontre des croyants évangéliques et leur donne la parole. Son enquête confirme la forte participation de jeunes fortement motivés: elle rappelle les enquêtes selon lesquelles la moitié des évangéliques fran&ccedccedil;ais auraient moins de 35 ans, et 38 % d'entre eux participeraient au culte chaque semaine (Caille, p. 87).
Mais pourquoi ce titre de "soldats de Jésus"? Parce qu'elle découvre une christianisme conquérant et prosélyte; et la métaphore guerrière n'est pas reniée par certains de ses interlocuteurs, tel que celui qui lui déclare être "un guerrier pour Dieu" ou ceux qui disent lever "une armée spirituelle" (Caille, pp. 99-100). Elle relate aussi telle action d'évangélisation à Cergy-Pontoise, qui voit des chrétiens évangéliques aller prier dans des rues déterminées au préalable sur un plan de la ville, en s'arrêtant spécialement devant certaines portes, à l'impulsion du Saint-Esprit, selon eux. "Tous les participants ont l'air de trouver parfaitement normale cette façon de faire: délimiter une zone de prière à la manière de militaires préparant une opération commando." (Caille, p. 70)
Les progrès des évangéliques tiennent aussi à des stratégies d'implantation d'églises nouvelles. Même si ses interlocuteurs rappellent qu'implanter une église "est avant tout l'œuvre du Saint-Esprit", ils admettent que "c'est un boulot à plein temps confié à un professionnel: le pasteur-implanteur", soutenu par une Église-mère qui le soutient financièrement et spirituellement (Caille, p. 103). Le chapitre consacré à cette stratégie d'implantation de nouvelles communautés est l'un des plus intéressants du livre, également pour des lecteurs déjà familiers avec le monde évangélique.
Linda Caille prête attention à certains secteurs du milieu évangélique, par exemple les musulmans convertis, et plus généralement l'attitude évangélique envers l'islam (Caille, pp. 143-162); ou encore la part importante des Afro-Antillais, qui formeraient 30 % des évangéliques en France (Caille, pp. 163-164); sans oublier, bien entendu, l'impact considérable de la prédication évangélique chez les Tziganes, en France et ailleurs, à travers le mouvement Vie et Lumière (Caille, pp. 172-177).
Linda Caille n'ignore pas les problèmes qu'une telle croissance peut susciter, avec des cas de déviance, liés par exemple à des abus autour de la "théologie de la prospérité" ou à l'autocratisme de pasteurs. De même, le faible niveau de formation de certains pasteurs peut être une faiblesse, même si certains groupes s'en font gloire.
Itinéraires évangéliques
Le second livre que nous voulons évoquer porte sur la Suisse, dans le sillage de la vaste étude pionnière et solidement informée d'Olivier Favre (Les Églises évangéliques de Suisse. Origines et identités, Genève, Labor et Fides, 2006). Aux contributions d'Olivier Favre s'ajoutent celles de Jörg Stolz, de Caroline Gachet et d'Emmanuelle Buchard. Ces sociologues signent Le Phénomène évangélique. Analyses d'un milieu compétitif (Genève, Labor et Fides, 2013). Comme l'ouvrage d'Olivier Favre en 2006, leur terrain d'enquête est la Suisse, où l'on compte aujourd'hui près de 1 500 églises (au sens de paroisses) évangéliques; un tiers d'entre elles sont des Églises n'appartenant à aucune fédération ou des Églises ethniques indépendantes, que l'enquête n'a pas prises en considération.
En nous intéressant aux apports du volume suisse, qui s'appuie sur une recherche à la fois quantitative (statistique) et qualitative (observations de terrain et entretiens), nous relèverons aussi quelques convergences avec les observations plus empiriques de Linda Caille.
La première est le rôle crucial des courants pentecôtistes (ou néo-charismatiques) dans l'actuelle dynamisme évangélique. En France, à partir des années 1950, explique le pasteur Michel Forey (vice-président du Conseil national des évangéliques de France, CNEF) à Linda Caille, une vague de fidèles venus des départements et territoires d'outre-mer auraient "accru le nombre de pentecôtistes" (Caille, p. 177). En Suisse, les chercheurs de l'Université de Lausanne notent que ce sont les groupes d'orientation "charismatique" qui se trouvent le plus en croissance – et que leur style a souvent déteint sur des communautés plus classiques. Distinguant entre trois types: charismatiques, classiques/modérés et conservateurs/fondamentalistes, les auteurs notent que les premiers augmentent nettement, les deuxièmes stagnent ou baissent et que les troisièmes restent relativement stables (grâce à un taux élevé de natalité, qui devrait entraîner une croissance, mais leur permet surtout de compenser les pertes) (Stolz et al., pp. 36-39). 82 % des évangéliques conservateurs ont grandi dans ce milieu à forte transmission endogène (Stolz et al.p. 182). Ces distinctions sont importantes pour saisir que la progression évangélique n'est pas uniforme, et que tous les courants ne rencontrent pas un égal succès.
Tant l'enquête lausannoise que le reportage français prêtent d'ailleurs attention à celles et ceux qui quittent le milieu évangélique, parfois après y avoir grandi ou y avoir passé des années. Ce détachement prend parfois du temps, car il n'implique pas simplement de cesser d'aller à l'église, mais de se détacher du "système de représentation du monde évangélique", avec ses obligations et attentes de comportement dans la vie quotidienne (Stolz et al., p. 267). À vrai dire, ce genre de processus de désaffiliation se retrouve dans tout engagement religieux d'une certaine intensité.
Un autre aspect auquel les deux livres sont attentifs est la fluidité des appartenances dans le monde évangélique, avec les passages assez aisés d'une communauté à une autre. dans une société mobile, les déménagements peuvent être le point de départ d'une affiliation à un nouveau groupe; dans d'autres cas, des désaccords doctrinaux peuvent aussi en être la source. Caroline Gachet note que la majorité des évangéliques désapprouvent un changement qui serait fondé sur une logique "consumériste" ou de "papillonnage", ou simplement en raison de problèmes dans son église, mais qu'ils font passer au premier plan l'identité chrétienne et la relation avec Dieu plus que l'étiquette d'appartenance (Stolz et al., pp. 224-227). Mais l'étude ouvre une palette de raisons plus large qu'on ne l'aurait imaginé au premier abord: par exemple, le mariage comme point de départ du désir de commencer quelque chose à deux ailleurs(Stolz et al., pp. 214-215). Nous avons aussi rencontré en Suisse des évangéliques qui avaient rejoint une nouvelle communauté parce qu'ils estimaient que celle-ci offrirait une cadre plus attrayant pour leurs enfants, et donc de meilleures chances de transmission de la foi. À l'image de la société contemporaine, les évangéliques les plus jeunes paraissent aussi les plus ouverts à la mobilité des affiliations. Sans doute faudrait-il évoquer aussi ici l'importante des initiatives "interdénominationnelles", qui réunissent autour de projets communs des évangéliques issus de plusieurs Églises. En outre, les possibilités de passer à une autre communauté permettent à des évangéliques de rester quand même dans le milieu, avec des références familières, quand leur sensibilité ne trouve plus son compte dans le groupe auquel ils appartenaient: il nous est arrivé de rencontrer des jeunes qui fréquentaient une autre communauté que celle de leurs parents parce que ce nouveau groupe leur offrait un style de culte plus "contemporain".
Les entretiens menés par les chercheurs de l'Université de Lausanne révèlent que plus de la moitié de leurs interlocuteurs, soit 54 %, "ont grandi dans une famille 'pleinement' évangélique", avec deux parents évangéliques, et 10,3 % dans une famille où l'un des deux parents l'était, explique Emmanuelle Buchard (p. 181). Il reste donc 34,9 % sans origines familiales évangéliques: mais la majorité d'entre eux ont grandi dans des familles catholiques ou réformées qui étaient croyantes et/ou pratiquantes, et ont donc bénéficié d'une socialisation religieuse préalable à leur engagement évangélique (Stolz et al., pp. 182-183).
Face au monde: un mélange séduisant de fermeture et d'ouverture
Si Linda Caille rencontre aussi des évangéliques qui votent à gauche, elle note les attitudes conservatrices sur le plan moral (Caille, pp. 122-123). Sans surprise, le constat est identique en Suisse: "valeurs conservatrices" et "morale traditionnelle" subissent "peu de changement" et se transmettent "parfaitement aux jeunes générations" (Stolz et al., p. 301). Et cela distingue nettement les évangéliques de la majorité de la population suisse (Stolz et al., p. 91, graphique 3.1).
Ce qui ne signifie pas que les milieu évangélique serait "un cocon, hermétique à toute influence extérieure" (Stolz et al., p. 30), ni que le passage se ferait sans effort et que les communautés évangéliques conserveraient automatiquement leurs jeunes membres. Après la Seconde Guerre mondiale, les évangéliques ont accordé une importance croissante aux activités de jeunesse (Stolz et al., pp. 286-287). Et il y a des évolutions: parmi les jeunes évangéliques émerge une ouverture à d'autres modes d'engagement chrétien que la participation classique à un culte (Stolz et al., pp. 284-286).
Une dimension importante que souligne l'enquête suisse est la présence d'évangéliques au sein des Églises réformées. Caroline Gachet décrit ces positions comme "un engagement réformé avec des pratiques plus confessantes" (Stolz et al., pp. 240-247). Le discours de ces personnes révèle qu'elles ne se définissent "pas complètement comme évangéliques et quasiment jamais comme réformées", mais "se sentent et se perçoivent 'membres' d'une paroisse réformée, voire de l'Église réformée" (Stolz et al., pp. 239-240). Leur sensibilité évangélique "passe par la valorisation et l'intégration d'une conception d'un engagement choisi, volontaire et ancré dans la foi", dont les référents sont puisés "dans l'univers évangélique" tout en se reconnaissant dans le cadre plus ouvert de l'Égliser réformée, notamment pour la lecture et l'enseignement de la Bible (Stolz et al., p. 247). (En France, Linda Caille se demande en conclusion, au vu des chiffres, si les évangéliques ne sont pas en train de grignoter lentement les Églises protestantes traditionnelles.)
Les quelques points mis ici en évidence suffisent à révéler la richesse des données mises à disposition par l'enquête de l'équipe de chercheurs lausannois. Nous nous limiterons ici à ces quelques aspects, non sans nous demander quelle explication des sociologues proposent pour comprendre le dynamisme et surtout la résistance des milieux évangéliques?
Selon Stolz, Favre, Gachet et Buchard, il faut chercher l'explication dans un "milieu social compétitif", qui développe un sentiment identitaire fort, mais propose aussi à ses fidèles des "biens" également séculiers (par exemple des activités de loisirs, des soutiens pour différents types de situation personnelle et des réseaux de relations), attrayants tant pour ceux qui y ont grandi que pour de nouveaux membres. Le milieu offre des frontières fermes et rassurantes, tout en disposant d'offres capables de concurrencer les propositions séculières, avec "des produits du milieu dans une forme particulière: du hip-hop chrétien, du rock chrétien, des médias chrétiens, des conseillers conjugaux chrétiens..." (Stolz et al., pp. 10-11, 52-53). Tout en maintenant un noyau de convictions, le milieu évangélique s'adapte et intègre des évolutions de la société contemporaine. "Selon nous, résument les auteurs, c'est ici, dans ce double jeu d'ouverture et fermeture, d'adaptation et de rejet, de modernisme et de conservatisme que se trouve la clef de l'énigme de la résistance du milieu évangélique." (Stolz et al., p. 302)
Jean-François Mayer
Linda Caille, Soldats de Jésus. Les évangéliques à la conquête de la France, Paris, Fayard, 2013, 22 p.
Jörg Stolz, Olivier Favre, Caroline Gachet et Emmanuelle Buchard, Le Phénomène évangélique. Analyses d’un milieu compétitif, Genève, Labor et Fides, 2013, 340 p.