C'est au Parlement des religions de Barcelone que nous avons rencontré Sheikh Saleh Habimana, mufti des musulmans du Rwanda et vice-premier président de la commission interreligieuse du Rwanda, venu à l'invitation du Goldin Institute pour apporter son témoignage sur la contribution des musulmans à la solidarité interreligieuse pendant et après le génocide. L'occasion de faire avec ce responsable religieux - qui préside également l'Union des Conseils musulmans de l'Afrique orientale, centrale et méridionale - le point sur les origines et la situation présente de l'islam dans ce pays de l'Afrique des Grands Lacs, et de lui permettre de présenter ses vues.
C'est à l'année 1896 (ou 1894, selon certains historiens) que remonte la présence musulmane au Rwanda. C'était l'époque de la colonisation allemande. L'armée allemande avait engagé des traducteurs, cuisiniers et autres employés musulmans, venant du Kenya, de la Tanzanie, de l'Ouganda et du Soudan. "La zone de Kigali, la capitale, où les musulmans s'installèrent fut appelée 'Camp souahili'."
Il fallut cependant attendre quelque temps encore pour voir une première mosquée construite au Rwanda: à Kigali, en 1913, à l'initiative de commerçants originaires du sous-continent indien, venus s'installer sur territoire rwandais.
Mais quand donc les premiers Rwandais d'origine devinrent-ils musulmans? "Cela se produisit très tôt, explique Sheikh Saleh Habimana. Notre communauté est largement le produit de mariages interethniques. En effet, une fois arrivés au Rwanda, il ne fallut pas longtemps à certains employés musulmans de l'armée allemande pour épouser des femmes rwandaises, d'autant plus qu'ils les trouvaient belles!"
Ces mariages de musulmans originaires d'autres pays avec des femmes rwandaises eurent bientôt une autre répercussion: des frères de ces femmes, venus leur rendre visite, découvrirent à leur tour l'islam et, attirés par son message et ses pratiques, s'y convertirent.
Sheikh Saleh Habimana ne nie pas que ces conversions entraînèrent parfois des tensions dans les familles. "Mais les liens familiaux sont si importants au Rwanda que même les conversions ne les détruisent pas."
Pendant longtemps, il n'y eut des mosquées que dans les villes. En effet, il n'était pas permis d'aller sans autorisation s'établir dans la campagne. Les missionnaires catholiques, soucieux de prévenir la propagation de l'islam, ne souhaitaient pas voir les musulmans devenir propriétaires de terres, explique le mufti.
Ce point est d'importance, souligne Sheikh Saleh Habimana: "Il faut savoir que, dans la société rwandaise, la propriété de terres et de bétail revêt une importance capitale." Celui qui n'en possède pas ne jouit pas de considération sociale.
La pénétration dans les campagnes se fit à partir des années 1970 et du début des années 1980. Par héritage, un nombre croissant de musulmans devenaient propriétaires de terres, et cela s'accompagna progressivement de la diffusion de l'islam à travers le pays, avec la construction de mosquées un peu partout. "Nous avons aujourd'hui 500 à 550 mosquées à travers le pays, chacune avec son imam", précise Sheikh Saleh Habimana.
A noter que le Rwanda a ses propres imams, sans qu'il soit besoin pour les musulmans d'en faire venir de l'extérieur. Pour les former, il existe à Kigali un Institut islamique. Sheikh Saleh Habimana est fier de mentionner que seize enseignants sont rwandais. Il y a un seul enseignant étranger, envoyé par la célèbre institution égyptienne d'Al Azhar, afin d'assurer la qualité de l'enseignement de la langue arabe.
Nombre d'imams rwandais ont cependant reçu une formation en dehors du pays, que ce soit dans le monde arabe ou au Pakistan et en Malaisie. Sheikh Saleh Habimana lui-même a été formé en Libye et reçoit son salaire de la World Islamic Call Society (WICS), qui a son quartier général dans ce pays. Il ne cache pas ses sympathies: "La Libye est le pays le plus mécompris du monde!" Pourtant, observe-t-il, "c'est le seul pays musulman - à travers la WICS - à entretenir depuis de longues années un dialogue permanent avec le Vatican." A en croire Sheikh Saleh Habimana, le gouvernement libyen n'interfère pas avec l'enseignement de l'islam tel qu'il est prodigué dans ce pays.
Plusieurs organisations islamiques internationales ont travaillé ou travaillent encore en Ouganda. Pendant des années, la Ligue musulmane mondiale (établie en Arabie saoudite) a apporté son aide, payant le salaire d'imams. Mais son activité s'est réduite et, d'après Sheikh Saleh Habimana, la WICS serait aujourd'hui la principale organisation islamique active au Rwanda. Plus récemment, la Fondation Al Maktoum (Emirats arabes unis) a commencé à venir en aide aux musulmans du Rwanda pour des oeuvres sociales et éducatives.
Les musulmans rwandais bénéficient aujourd'hui aussi de l'aide de pays non musulmans. "Des pays tels que le Canada ou l'Allemagne ont ainsi financé la création d'écoles pour la communauté musulmane."
Au cours des dernières années, plusieurs articles ont souligné le comportement exemplaire des musulmans rwandais au moment du génocide de 1994. Comment expliquer cette attitude de la communauté musulmane?
Sheikh Saleh Habimana commence par préciser que ce comportement des musulmans ne date pas d'hier. Avant le génocide de 1994, d'autres explosions de violence s'étaient déjà produites, à commencer par le soulèvement des Hutus contre les Tutsis en 1959. "A cette époque déjà, les musulmans - qui travaillaient souvent comme chauffeurs de taxis - ont aidé les Tutsis à quitter le pays."
Plusieurs raisons expliquent l'attitude des musulmans, selon l'analyse de Sheikh Saleh Habimana. "Tout d'abord, l'islam lui-même enseigne que vous devez aider une personne ayant besoin d'aide et sauvegarder sa vie si cette personne ne vous menace pas." Ensuite, les mariages interethniques dont la communauté musulmane est largement le fruit préviennent l'inimitié à l'égard de l'une ou l'autre communauté. Enfin, les musulmans ont le sentiment que "tous les régimes depuis l'indépendance leur ont nui", ce qui ne les incitait guère à soutenir le gouvernement.
Cette remarque révèle un ressentiment durable des musulmans, qui estiment avoir été traités comme des citoyens de seconde zone jusqu'à l'avènement du gouvernement actuel, dont Sheikh Saleh Habimana fait l'éloge. "Les gouvernements précédents avaient tout fait pour empêcher les musulmans d'accéder à l'enseignement secondaire et supérieur, ce qui fait que le niveau d'éducation de la communauté est bas." Et de citer l'exemple d'André Bumaya, actuel ministre du travail, d'origine musulmane, qui avait accédé à l'université après d'être fait baptiser et avoir changé de nom.
Récemment, plusieurs médias ont fait état d'une croissance rapide de l'islam au Rwanda, mais Sheikh Saleh Habimana nuance ce tableau. "Au moment du génocide, il y avait entre 300.000 et 500.000 musulmans au Rwanda. Les statistiques officielles parlent de 3% de musulmans, nous pensons qu'il y en a plus, mais le total est vraisembablement inférieur à 5% de la population."
Certaines statistiques suggèrent que le nombre de musulmans irait jusqu'à 700.000: Sheikh Saleh Habimana est pour sa part prudent. "Nous avons pensé que nous étions en croissance après le génocide, mais nous avions tort. En effet, il importe de savoir quelles sont les motivations derrière les conversions, afin d'évaluer si celles-ci sont solides." Il y a même eu des cas d'assassins impliqués dans le génocide qui se sont convertis à l'islam dans l'espoir d'échapper ainsi à l'attention des enquêteurs, puisque l'on savait que la communauté musulmane n'avait pas été impliquée.
En ce qui concerne les répercussions des tensions et turbulences qui agitent le monde musulman sur l'islam rwandais, Sheikh Saleh Habimana se veut rassurant. "Contrairement à d'autres pays africains, nous avons un islam uni, sans tensions entre ceux qui ont été formés en Arabie saoudite et ceux qui ont été formés en Libye." Alors que lui-même et certains de ses collègues à la tête de la communauté ont reçu leur formation en Libye, le chef du conseil des sheikhs et d'autres responsables ont obtenu leurs diplômes de théologie en Arabie saoudite.
Pour ce qui est des formes radicales de l'islam, le message de Sheikh Saleh Habimana est sans équivoque. Oui, les musulmans rwandais sont préoccupés par ce qui affecte leurs coreligionnaires dans plusieurs zones de crise: "Nous sommes attristés en apprenant ce qui se passe dans le monde, quand nous voyons le mur s'élever en Palestine, les maisons détruites au milieu de la nuit. Mais en mêm temps, que pouvons-nous faire? Devrions-nous détruire l'ambassade américaine? Nous punirions alors quelqu'un pour les fautes commises par autrui, ce que l'islam n'autorise pas."
"Nous pensons que nous devons d'abord résoudre les problèmes dans notre propre pays", conclut Sheikh Saleh Habimana, qui s'est engagé depuis quelques années dans le dialogue interreligieux avec les chrétiens rwandais, malgré un long passé de défiance mutuelle, et décrit aujourd'hui l'archevêque de Kigali comme un de ses amis les plus proches.
Propos recueillis par Jean-François Mayer