
« Beaucoup de bruit pour rien », aurait pu écrire William Shakespeare à propos de l’application de la loi ukrainienne « sur la protection de l’ordre constitutionnel dans la sphère de l’activité des organisations religieuses ». Comme dans la pièce de théâtre du grand dramaturge, le public est certes tenu en haleine, entre rebondissements divers et tirades passionnées. Toutefois, les actions des différents acteurs ne produisent guère de renversements de situations. De fait, l’Église orthodoxe ukrainienne[1] (EOU) n’a effectué aucune démarche pour se conformer à l’exigence de résilier formellement son affiliation à l’Église orthodoxe russe (EOR).
Selon son porte-parole, l’évêque Clément, l’EOU a affirmé lors d’un concile extraordinaire tenu le 27 mai 2022 sa « totale autonomie et indépendance » vis-à-vis de Moscou. « Tous nos documents démontrent donc que nous sommes indépendants du Patriarcat de Moscou dans nos activités », assène le prélat. À l’inverse, une enquête du Service d’État pour la politique ethnique et la liberté de conscience (DESS) de janvier 2023 avait abouti à la conclusion contraire : l’EOU serait bel et bien restée partie prenante de l’EOR.
S’étaient ensuivis des débats politiques houleux, qui avaient conduit à l’adoption, le 20 août 2024, de la loi 3894-IX[2]. Entrée en vigueur le 23 septembre, elle a ouvert une période de neuf mois pendant lesquels les organisations religieuses enregistrées en Ukraine ont pour obligation de rompre leurs liens avec les organisations religieuses basées dans des pays « ayant commis ou commettant une agression armée contre l’Ukraine et/ou les territoires temporairement occupés de l’Ukraine ».

L’EOR est nommément citée dans la loi. Par voie de conséquence, il reviendrait à l’EOU d’adopter des mesures appropriées. Or, selon l’évêque Clément, cette loi « ne concerne pas son Église ». Aussi « la période de transition offerte par la loi ne sert à rien », explique Daria Morozova, experte des questions religieuses en Ukraine.
Un désaveu croissant
La présence de l’Église orthodoxe russe en Ukraine est ancienne et polymorphe. Dans le prolongement des changements géopolitiques du XVIIe siècle, l’autorité sur la métropole de Kiev, de Galicie et de toute la Rous’, elle-même établie en 988, fut transférée à Moscou en 1686. La métropole resta directement subordonnée à l’Église russe jusqu’en 1918. Au vu des bouleversements politiques, le clergé kiévien revendiqua alors son autonomie vis-à-vis de Moscou « en attendant de comprendre la tournure des événements », raconte Anatoliy Babynskiy, professeur à l’université catholique d’Ukraine, à Lviv. « Dès qu’elle en a eu l’occasion, elle s’est replacée dans le giron de Moscou. » En 1990, constatant l’imminence de l’indépendance de l’Ukraine, l’EOU a renoué avec un statut d’autonomie qu’elle n’a aboli unilatéralement qu’en mai 2022.
Malgré cette décision prise à l’initiative du métropolite Onuphre, les doutes quant au statut de l’EOU ont persisté. D’une part, une Église orthodoxe ne peut revendiquer « sa totale autonomie et indépendance » qu’en accord avec son Église mère et en communication avec les Églises orthodoxes autocéphales. Le statut que l’EOU a décrété unilatéralement n’a pas suivi cette procédure et ne lui confère pas une autorité canonique pleine et entière. Si elle entend établir son indépendance dans les règles, elle se trouverait dans la difficile situation de devoir la solliciter du Patriarcat de Moscou. De plus, Mgr Onuphre reste mentionné au sommet de la liste des membres du saint synode de l’EOR (même s’il ne participe plus à ses réunions).
D’autre part, le patriarche de l’EOR, Kyrill, est toujours mentionné, dans de nombreuses paroisses, dans les prières liturgiques comme un élément de la communion canonique, confirme Andriy Smirnov, historien des religions. Pour sa part, l’évêque Clément tente de nuancer : si la métropole a renoncé à commémorer le patriarche Kyrill dans ses prières, elle ne peut s’assurer du respect de cette consigne dans chacune de ses paroisses. Et de toutes les manières, « ce n’est pas à l’État d’aller vérifier le contenu de nos prières », tranche-t-il.

Au-delà de ces questions de statut, la position de l’EOU, autrefois dominante, apparaît de plus en plus précaire en Ukraine. Depuis 2014, a fortiori depuis 2022, plusieurs membres de son clergé ont été accusés de trahison ou de collaboration avec l’agresseur russe, dans les territoires contrôlés par l’Ukraine comme dans les territoires occupés. Depuis février 2022, plus de cent clercs ont été traduits en justice, débouchant sur une trentaine de condamnations à de lourdes peines. Les justifications constantes et répétées par le patriarche Kyrill de la guerre menée par le Kremlin ont aussi suscité un désaveu de beaucoup de chrétiens d’Ukraine vis-à-vis de l’EOU, que nombre d’entre eux estiment toujours affiliée à l’EOR.
Si l’Église revendique plus de 8000 paroisses actives et environ 9000 membres du clergé, seuls 5,5% des Ukrainiens s’en réclament, contre 13% en 2021, selon une récente étude du centre Razumkov, La société ukrainienne, l’État et la religion en période de guerre[3]. Un niveau historiquement bas, que nuance néanmoins Andriy Smirnov : nombre de répondants préféreraient cacher leur appartenance à l’EOU ou mettre en avant leur paroisse et leur communauté locale.

Quoi qu’il en soit, le discrédit de l’EOU est palpable. Avant 2014, les sondages d’opinion faisaient état d’un désir populaire d’union des diverses Églises orthodoxes du pays. Selon l’Institut international de sociologie de Kyiv, les Ukrainiens seraient désormais 63% à souhaiter l’interdiction de l’EOU[4]. Ils n’étaient que 54% en 2022. Dans le même temps, 68% des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête du centre Razumkov estiment que la liberté de culte est garantie en Ukraine.
Loi sur la sécurité nationale ou « sécuritisation » de la religion ?
Dans le contexte de l’invasion généralisée du pays par la Russie et des réactions populaires, les pouvoirs politiques se sont saisis de la question. D’abord en décidant de ne pas renouveler certains baux de location d’églises ou de monastères, propriétés d’État. Le déménagement du clergé de l’EOU de la partie supérieure du monastère de la Laure des grottes, à Kiev, a ainsi fait les gros titres pendant plusieurs semaines, au printemps 2023. Dans le même temps, une commission d’enquête du DESS, formée par cinq professeurs et un doctorant, a conclu que « l’EOU, par rapport à l’EOR, a un lien ecclésiastique et canonique d’une partie avec un tout »[5].
Plusieurs groupes parlementaires ont alors rivalisé d’initiatives législatives, certaines allant jusqu’à proposer l’interdiction formelle de l’EOU. Au terme de longs et houleux débats, la loi 3894-IX s’est imposée comme un compromis adopté à 265 voix sur 404[6]. 29 députés se sont prononcés contre et quatre se sont abstenus.
La loi ne se place pas sur le terrain de la religion ou de la liberté de conscience, mais sur celui de la sécurité nationale. Afin de « protéger la sécurité nationale et publique, les droits et les libertés de l’homme, elle détermine les spécificités des activités des organisations religieuses étrangères en Ukraine. » Le second paragraphe de l’article 1 spécifie « qu’aucune des dispositions de la présente loi ne peut être interprétée comme restreignant la liberté de religion ou de conviction, le droit d’observer des pratiques et des rituels religieux ».
L’objectif premier du texte vise à rompre les affiliations d’organisations religieuses enregistrées en Ukraine avec des organisations religieuses étrangères « situées dans un État reconnu comme ayant commis ou commettant une agression armée contre l’Ukraine et/ou occupant temporairement une partie du territoire de l’Ukraine ». Un deuxième critère d’identification de ces organisations religieuses étrangères tient à leur soutien direct ou indirect à une agression armée contre l’Ukraine, soit une définition large, qui pourrait s’appliquer à diverses entités à travers le monde, en fonction des circonstances politiques. À ceci près que l’EOR est expressément mentionnée dans l’article 3.1, en tant « qu’extension idéologique du régime de l’État agresseur ». L’article 5 prévoit aussi « la suspension d’organisations religieuses pour motif de propagation de l’idéologie du roussky myr (monde russe) ».

Hormis cet article 5, aux interprétations potentiellement subjectives, la loi 3894-IX n’induit pas l’interdiction des activités d’une organisation religieuse en Ukraine. Selon Andriy Smirnov, « elle ne cherche qu’à démontrer et rompre les affiliations de ces entités » avec l’EOR et d’autres organisations religieuses étrangères répondant à certains critères.
Une assurance qui s’est confrontée à des critiques venues de plusieurs côtés. La députée conservatrice Iryna Herachtchenko, du parti de l’ancien Président Petro Porochenko, a ainsi déploré que la loi n’aille pas assez loin, en martelant régulièrement que « l’EOU n’étant qu’une antenne du FSB, il faudrait la fermer ». Les opposants, notamment d’anciens membres du parti “Plateforme d’opposition – Pour la vie”[7] mais aussi des représentants de la majorité présidentielle, ont, eux, dénoncé une atteinte à la tolérance religieuse garantie par la Constitution de 1996, risquant de diviser la société. Pour l’évêque Clément, cette législation n’est autre qu’une « persécution similaire à celle perpétrée par le régime communiste ».
Un long processus technique en perspective
À rebours des déclarations politiques radicales, la loi a lancé un processus avant tout administratif de vérification des statuts juridiques devant s’étaler sur une période de transition de neuf mois à partir du 23 septembre 2024. Un mouvement potentiellement complexe au vu de la structure de l’EOU. Elle ne se présente pas comme une entité centralisée, mais est constituée en un réseau de diocèses, paroisses et monastères. « Hors de question pour l’État de regarder dans le détail les affiliations de chacune des 8000 paroisses de l’EOU », insiste Andriy Smirnov. « L’État n’en a tout simplement pas les moyens. » L’accent est donc placé sur la direction de la métropole, dans l’espoir qu’une rupture officielle des liens entre la hiérarchie de l’EOU et l’EOR entraîne des ajustements en cascade.

De facto, l’EOU dispose déjà d’une large autonomie organisationnelle, comme illustré par les récentes nominations d’évêques pour lesquelles elle n’a aucunement sollicité la bénédiction de Moscou. Aussi, pour se conformer à la loi, la métropole n’aurait « qu’à démontrer publiquement sa rupture avec l’EOR, par exemple en affirmant que Mgr Onuphre ne souhaite plus faire partie du Saint Synode de l’EOR », précise Andriy Smirnov. De même en ce qui concerne les commissions synodales ou la présence inter-conseils. En somme, « cette loi est une sorte de guide pour aider l’EOU à mettre en œuvre sa décision du 27 mai 2022 ».
Et de citer l’exemple de l’archidiocèse de Kyiv et de toute l’Ukraine de l’Église orthodoxe russe vieille-ritualiste, plus connue sous la dénomination de “vieux croyants”. Au cours de l’année 2022, le clergé ukrainien a officialisé sa rupture avec son Église mère. D’abord en avril, à travers une lettre ouverte détaillée[8]. Puis à travers un processus de ré-enregistrement auprès du DESS en tant qu’organisation religieuse indépendante, en retrouvant son nom historique d’Église vieille-ritualiste d’Ukraine. Ce changement a été acté en novembre 2022[9].

Plus de cinq mois après l’entrée en vigueur de la loi se pose la question des implications de l’inaction de l’EOU. Au terme de la période de transition, une commission d’État devra constater l’état de l’affiliation de l’EOU à l’EOR. Une procédure sera ouverte auprès du tribunal administratif de Kyiv. En jeu : non pas l’existence de l’EOU, mais son enregistrement comme une organisation religieuse reconnue en Ukraine. « Elle pourra continuer à exercer ses activités, même sans être enregistrée », affirme Andriy Smirnov. Il lui sera néanmoins plus compliqué de louer des propriétés d’État, d’avoir accès à du financement, ou d’organiser des événements publics.
« L’État n’y aurait aussi aucun intérêt », renchérit Daria Morozova. Dans le cas où la direction de l’EOU n’a pas impulsé de mouvement à l’ensemble de l’Église, les enquêteurs devront alors s’intéresser à chacune des quelque 8000 paroisses. Sans oublier les probables controverses politiques qui accompagneront chaque procédure, en particulier dans l’hypothèse de l’organisation d’élections après l’instauration d’un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie.
L’impossible union des Églises ?
Quoi qu’il advienne, ce processus complexe, étalé dans le temps, illustre l’échec de l’ambition du patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée, d’opérer une union des différentes branches de la chrétienté orthodoxe d’Ukraine au sein d’une même Église, un projet sous-tendu par son octroi d’un tomos d’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine (EOdU) en janvier 2019[10]. Non seulement l’EOU réaffirme régulièrement son autorité en tant que « seule vraie Église » dont l’autorité canonique s’étendrait sur les terres ukrainiennes, mais le dialogue entre les métropolites Onuphre et Épiphane de l’EOdU est au point mort.

Selon l’évêque Clément, Constantinople persiste à « créer une réalité ecclésiastique alternative » tandis que l’EOdU « insulte nos paroissiens de manière systématique ». Il dénonce des transferts de paroisses de l’EOU à l’EOdU « forcés » et « encouragés par une terreur de l’information entretenue par des médias payés par l’étranger ». Des arguments « tout droit tirés des manuels russes », selon Andriy Smirnov, qui fait plutôt état d’une myriade de situations particulières dans lesquelles rentrent en ligne de compte l’attitude du clergé, de la communauté, mais aussi la validité des baux de location, les enjeux financiers, etc.

Reste que ce processus de rattachement de paroisses de l’EOU à l’EOdU est bel et bien, lui aussi, au point mort, après des pics en 2019 ou encore après l’invasion russe de février 2022. « En raison de l’absence de dialogue, même l’usage dual des bâtiments n’a pas encore été autorisé, ce qui permettrait de résoudre de nombreux dilemmes au niveau local », regrette Andry Smirnov. Des cercles de discussion existent certes, par exemple au sein de l’initiative de la fraternité de Sophie[11].
Toutefois, au plus haut niveau de la hiérarchie, aucune ouverture ne semble possible en l’état. Mgr Onuphre, reclus depuis 2022, joue l’attentisme face aux évolutions géopolitiques. Mgr Épiphane est, quant à lui, taxé d’arrogance et ne semble percevoir le dialogue inter-Églises que comme un mouvement d’intégration de l’EOU au sein de l’EOdU qu’il dirige, estime Daria Morozova. Les éventuels soubresauts qui pourraient accompagner la fin de la période de transition de la loi 3894-IX ne devraient pas être de nature à faciliter ces relations entre les Églises.
Sébastien Gobert
Notes
- Dénomination officielle de l’Église, désignée avant 2022 comme Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou. À ne pas confondre avec l’Église orthodoxe d’Ukraine, affiliée au Patriarcat œcuménique de Constantinople. ↑
- Lien vers le texte de la loi (en ukrainien) : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/3894-IX#n53 ↑
- Lien vers le centre Razumkov (en anglais) : https://razumkov.org.ua/en/ ↑
- Lien vers l’étude : https://kiis.com.ua/?lang=eng&cat=reports&id=1404&page=1 ↑
- Lien vers le rapport (en ukrainien) : https://dess.gov.ua/vysnovok-relihiieznavchoi-ekspertyzy-statutu-pro-upravlinnia-upc/ ↑
- Selon ses statuts, la Verkhovna Rada (Parlement) est composée de 450 députés. À partir de 2014 et l’occupation de certains territoires ukrainiens par la Russie, 24 sièges ont été laissés vacants. À partir de 2022 et la défection ou la destitution de plusieurs élus, le nombre de sièges vacants a augmenté. ↑
- S’il a condamné l’invasion russe, le parti a été suspendu en mars 2022 durant la période d’imposition de la loi martiale, en raison de liens supposés avec la Russie. ↑
- La lettre était adressée à Métropole de Moscou de l’Église orthodoxe russe vieille-ritualiste ainsi qu’à la métropole de Bylokrynitska. Cette dernière, dont le siège est situé en Ukraine, exerce une autorité canonique sur un ensemble de paroisses en Roumanie, en Italie, en Australie, en Allemagne, en Géorgie, aux États-Unis ou encore au Canada. Lien vers la lettre ouverte (en russe) : https://www.facebook.com/drevlepravoslav/posts/pfbid0NU9U7co2nf8DiRxMYvXyngKU3rkdagPEq9NapnREcfEaWuQEBjz8Tk6eeCUEjqSJl ↑
- Lien vers l’annonce du DESS (en ukrainien) : https://dess.gov.ua/ancient-orthodox-church-of-ukraine-2-november-2022/ ↑
- Ce projet est aussi remis en cause par la non-reconnaissance de l’EOdU par l’essentiel des autres Églises autocéphales de la chrétienté orthodoxe. À ce jour, l’EOdU n’est reconnue que par les patriarcats de Constantinople et d’Alexandrie et les Églises de Grèce et de Chypre. ↑
- La fraternité de Sophie est une initiative citoyenne fondée en 2023, dont le but est d’œuvrer à l’union des Églises orthodoxes présentes sur le territoire ukrainien. Elle rassemble des prêtres et des laïcs afin d’établir un dialogue entre ces institutions, notamment l’EOU et l’EOdU. La fraternité revendique une approche émanant de la base, et non du sommet des hiérarchies religieuses. ↑