Sous le titre L'Islam déchiré, l'auteur — qui est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et enseignant à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence — partage ses vastes connaissances s'appuyant tant sur la maîtrise des textes et de la littérature de recherche que sur des observations de terrain au fil de décennies d'étude des confréries soufies, de l'Occident à l'Extrême-Orient. Paru à la fin de l'année 2022, ce livre illustre à la fois la pérennité du soufisme et l'impact des thèmes salafistes.
Depuis sept cents ans, le culte des saints est la cible de virulentes critiques de certains milieux musulmans, mais continue de susciter une fervente piété chez de nombreux croyants. C'est aussi un objet politique, explique Zarcone (pp. 14-15): qu'il s'agisse pour des pouvoirs d'inspiration salafiste de « tuer le saint » en détruisant son tombeau, ou pour d'autres dirigeants politiques de poser comme « ami du saint » en visitant sa tombe tout en veillant à contrôler ces sites, ou enfin de mettre le saint au service d'un projet politique: cette dernière posture est aussi adoptée par des pays occidentaux, comme les États-Unis après les événements de 2001, qui ont vu dans le soufisme une ressource possible pour faire barrage à un islamisme radical.
Le concept de sainteté dans l'islam prend forme au cours des deux ou trois premiers siècles après la révélation du Coran. Dans des régions éloignées des centres de l'islam, les rituels autour des saints sont imprégnés d'éléments anté-islamiques, ce qui en fait des passeurs entre les « sacralités anciennes » et l'islam. Même si tous les saints ne sont pas soufis, ils le sont en grande majorité : les tombeaux se trouvent donc souvent intégrés dans les sites de confréries.
Si des raisons mystiques motivent certains visiteurs des tombeaux, l'immense majorité vient demander l'aide du saint « pour des raisons très pratiques ». Dans le cadre général de la pratique religieuse islamique, le tombeau remplit des fonctions différentes de celles de la mosquée, à laquelle les fidèles se rendent « uniquement pour s'acquitter des obligations de la religion ». Malgré cette distinction, le tombeau et la mosquée sont « souvent associés et ne s'excluent pas » (p. 64).
On trouve également dans des mausolées des reliques de saints : « le sacré continue à habiter les objets touchés naguère par un saint homme et [...] ceux-ci ne cessent de transmettre sa baraka » (p. 56).
Les pèlerinages associés aux tombeaux des saints ont joué un rôle économique, associés à des routes et foires commerciales par le passé, ou aujourd'hui au tourisme.
La critique du culte des saints s'appuie sur le fait que de nombreux textes des premiers temps de l'islam condamnent la vénération des morts et de leurs tombes. En outre, les pratiques qui accompagnent le culte de certains saints par quelques confréries comportent des rituels qui choquent la sensibilité de certains musulmans. Une question importante, qui va même diviser des courants soufis, est celle de la médiation entre Dieu et l'homme par un saint ou cheikh intercesseur (quelques exemples de tels débats contemporains aux pp. 173-177).
Au cœur de la « guerre de sept cents ans » qui oppose des musulmans intégrant les saints et leurs tombeaux à d'autres qui les rejettent, Zarcone identifie des attitudes différentes envers les innovations : peut-il y avoir des innovations louables ou faut-il simplement imiter l'islam des origines ? C'est l'enjeu de la démarche salafiste, prônant le retour à ce qui serait le « véritable et pur islam », celui des hommes pieux (salaf) contemporains du prophète. À juste titre, Zarcone prête attention à la figure du « premier et plus célèbre opposant au culte des tombeaux et aux pratiques qui leur sont associées », Ibn Taymiyya, au XIVe siècle de notre ère (pp. 75-85), puis à ses épigones. Il note qu'Ibn Taymiyya ne rejetait cependant pas le soufisme en bloc. Et son message « n'a pas connu une grande fortune à l'époque ou a vécu ce théologien » : même s'il y eut une influence sur des penseurs et mouvements antérieurs à l'époque contemporaine, il fallut attendre les XVIIIe, XIXe et XXe siècles, à une époque de perte de confiance associée au déclin des empires musulmans, pour voir apparaître des réformateurs internationalement influents associant leur rêve d'un réveil de l'islam à l'adhésion au modèle des « pieux ancêtres » (p. 107).
Si les Ottomans se montrèrent généralement favorables aux confréries soufies et au culte des tombeaux (malgré l'existence de courants hostiles à certaines périodes), la péninsule Arabique allait voir naître un virulent contempteur des tombeaux en la personne d'Abd al-Wahhab, au XVIIIe siècle, dont le wahhabisme tire son appellation (pp. 93-107). Toutes les innovations sont blâmables à ses yeux : d'autres religions, qui encouragent les contacts avec des êtres intermédiaires, auraient ainsi propagé l'idolâtrie dans l'islam. Sans éprouver d'inclination pour le soufisme et les confréries, Abd al-Wahhab ne les condamne pas de façon absolue, à la différence du culte des saints et des tombeaux. Quelques confréries bénéficient ainsi « d'une relative tolérance de la part des théologiens wahhabites et des souverains saoudiens », ayant « minimisé sinon rejeté le principe du tawassul, c'est-à-dire l'intercession » (p. 99). Jusqu'à aujourd'hui, en revanche, la vénération des tombeaux est « considérée comme une innovation inacceptable à caractère idolâtre » (p. 111).
La diffusion internationale du wahhabisme grâce aux ressources saoudiennes entraîna au XXe siècle une mondialisation de la « guerre des saints », tandis que des modernistes vont s'opposer non au culte des tombeaux en tant que tels, mais aux rituels qui les accompagnent et leur semblent ridiculiser l'islam. Des mouvements locaux d'opposition au culte des saints et des tombeaux vinrent également relayer ces critiques, mais rencontrèrent de fortes oppositions dans des populations qui y restaient attachées. Du maraboutisme au Maghreb et en Afrique aux mausolées de l'Asie centrale ou du sous-continent indien en passant par les Balkans et la Turquie, Zarcone trace un tableau des courants divers qui traversent l'islam de ces pays, y compris la diversité interne de l'islam confrérique, mais rencontrent la vitalité du culte des saints à côté des critiques de ces pratiques. Celui-ci connaît des adaptations aux cultures locales, par exemple dans le nord-ouest de la Chine, où « la vénération des saints et des tombeaux est croisée avec la coutume chinoise du respect des ancêtres » (p. 146).
« (...) l'opposition aux saints, à leurs tombeaux et aux confréries soufies qui les soutiennent, apparue au Moyen-Orient sept siècles plus tôt, devient finalement un enjeu majeur dans la presque totalité du monde musulman. » (p. 159) Et ces tensions exercent des effets sur la vie et les pratiques de la communauté musulmane entière, souligne Zarcone. Elles divisent l'islam et ne font « qu'empirer en se diffusant dans l'ensemble du monde musulman » (p. 187).
Pour ajouter une couche de complexité au tableau, l'auteur s'intéresse à un phénomène qui retient moins souvent l'attention : l'apparition — à partir du XVIIIe siècle — d'un soufisme réformiste qui n'est pas insensible à certains des arguments salafistes. Ce soufisme auquel Zarcone n'hésite pas à associer l'adjectif de « salafisant » donna naissance à plusieurs confréries. Le fondateur de la confrérie al-Rukayniyya , apparue en 1918, n'hésitait d'ailleurs pas à la qualifier lui-même de « confrérie soufie salafiste », en quête d'une voie médiane (p. 164), même si la description qui en est donnée suggère que beaucoup de salafistes ne s'y reconnaîtraient pas.
Ces confréries salafisantes ne se trouvaient pas toutes sur la même ligne quant à la place à accorder au saint et au cheikh, les unes reconnaissant un pouvoir d'intercession, les autres non — tandis que le cheikh était considéré comme un simple guide spirituel par les uns et restait un saint vivant pour les autres (pour schématiser, car il existe des cas entre les deux). De même, la fête-anniversaire du Prophète (mawlid) doit-elle être considérée comme une innovation blâmable ? (pp. 180-182) Il est intéressant d'observer comment émergent dans différentes régions du monde musulman des approches variées pour répondre à ces questions, et la lecture du livre offre aussi de multiples exemples des circulations géographiques d'hommes et d'idées.
Nonobstant les influences salafistes sur certains soufis, les relations du soufisme « avec le salafisme radicale et le wahhabisme ont été et sont, en règle générale, très mauvaises », constate Zarcone, avec d'éphémères rapprochements de nature toujours stratégique (p. 183). Il existe cependant des figures qui pourraient faire consensus entre des milieux opposés : Zarcone cite l'exemple de Junayd al-Baghdadi (mort en l'an 910), représentant d'un soufisme sobre et non contesté, à la différence de figures plus tardives. Apprécié par des salafistes, certains jihadistes et tous les soufis, il pourrait réunir, estime l'auteur (pp. 317-320).
La troisième partie s'attache à mettre en lumière les dimensions et enjeux politiques du culte des saints ou de l'opposition à celui-ci, particulièrement à l'époque contemporaine. Parmi les vagues récentes de destructions de tombeaux de saints, il note celles commises par les talibans et Al Qaïda en Afghanistan dans les années 1990 — ainsi qu'au Yémen et en Algérie. Dans leur sillage, au XXIe siècle, des courants salafistes et jihadistes s'en prennent aux tombeaux des saints en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. La destruction des Bouddhas de Bamiyan en mars 2001 par les talibans (dont le gouvernement avait dans un premier temps choisi de protéger les antiquités préislamiques) ne visait certes pas des saints musulmans, mais elle s'inscrivait dans une même hostilité à tout ce qui semble relever de « l'idolâtrie » et mérite donc le même traitement. On en trouve des exemples dans plusieurs régions du monde où l'islam est fortement présent. En raison d'une très forte polarisation autour de ces questions, le Pakistan se révèle être, dans la durée, le pays qui connaît « le plus grand nombre d'attentats contre des tombeaux de saints » (p. 217). Mais Zarcone signale également des oppositions au culte des saints et des destructions de tombeaux parfois partielles (coupoles et toitures) jusqu'en Malaisie, à l'initiative d'autorités. Ainsi, dans le sultanat de Brunei, la fréquentation de tombeaux de saints est interdite et punie — même si cet interdit se trouve « enfreint par la grande majorité de la population qui se rend souvent en pèlerinage sur ces lieux pendant la nuit » (pp. 239-240).
Des turbulences politiques se sont également révélées favorables aux entreprises de mouvements hostiles aux tombeaux de saints, note Zarcone, par exemple les « printemps arabes », avec des destructions de tombeaux en Tunisie et en Libye principalement. L'Afrique de l'Est et de l'Ouest offre aussi nombre d'exemples, sans oublier bien sûr les conséquences du contrôle exercé pendant des années par l'État islamique (Daesh) en Irak et en Syrie. Ce groupe se montrait certain d'inaugurer « une nouvelle ère religieuse (...) avec un islam purifié de ses hérésies » (p. 235), même si « [l]es destructions perpétrées en Irak et en Syrie soulèvent l'indignation de la plupart des musulmans de la planète et des salafistes modérés » (pp. 236-237).
Pour celui qui ne suit pas de près ce sujet au fil de l'actualité, le livre dresse un impressionnant inventaire de destructions de tombeaux de saints (plus d'une fois associées à des violences physiques contre des croyants attachés à cet héritage), illustrant la virulence de tensions intra-islamiques à travers le monde musulman contemporain, en visant des cibles qui représentent des témoignages importants du patrimoine spirituel et culturel islamique. Même si le rejet du culte des saints et des tombeaux n'est pas nouveau, comme nous l'avons vu, le panorama contemporain donne à réfléchir sur l'impact du salafisme, dont la pression incite même des milieux soufis à s'adapter. Et l'impact du salafisme ne se limite évidemment pas à ce domaine.
L'autre face de l'enjeu du culte des saints et de sa popularité est l'utilisation de leurs figures et de leurs tombeaux par des hommes politiques, qui s'y rendent démonstrativement en pèlerinage tout en essayant, avec plus ou moins de succès et une intensité variable, de le réguler pour endiguer les pratiques « superstitieuses » et en s'efforçant de garder ces sites sous contrôle. Dans différents pays et différents sites, Zarcone décrit les mesures concrètes prises, par exemple en installant des panneaux énumérant des pratiques interdites. Les « pèlerinages politiques » n'excluent pas chez certaines figures de pouvoir une réelle dévotion. Il arrive aussi à des hommes d'État occidentaux non musulmans de visiter certains sites certains tombeaux réputés lors de visites diplomatiques, sachant que ces signes de respect seront appréciés.
Nombre de figures politiques de pays musulmans « savent que la population a majoritairement foi en ces puissants consolateurs qui adoucissent les drames de leurs vies. Enfin, les dérives jihadistes du salafisme qui menacent l'ordre social et la stabilité des États les convainquent (...) que le culte des saints, associé au confrérisme et au soufisme, est un courant de l'islam qu'il faut soutenir. » (pp. 258-259) En Algérie et au Maroc, les pouvoirs politiques protègent les mausolées contre les menées salafistes, par exemple.
Un passionnant chapitre intitulé « Capter et instrumentaliser le sacré » explique comment des pouvoirs politiques s'emploient à utiliser ces ressources religieuses à leur profit ou à s'en faire d'utiles alliés. Zarcone montre aussi comment, des Balkans à l'Asie centrale post-soviétique, des figures du soufisme ont pu être mobilisées à titre posthume dans des entreprises de construction nationale : le « saint-nation », même si cela peut se faire au prix d'aménagements par rapport à la réalité historique pour moderniser le saint.
En résumé, l'approche des hommes politiques au XXe siècle face au culte des saints a d'abord oscillé entre deux pôles : « Ceux qui désapprouvent ce culte, lorsqu'ils ne l'éliminent pas, s'emploient à le placer sous leur contrôle et à le réformer. Ceux, au contraire, qui lui sont favorables, le patronnent mais n'hésitent pas à l'instrumentaliser pour, notamment, se rapprocher des populations qui le soutiennent. » (p. 299) Mais la menace du salafisme extrémiste et du jihadisme modifie la perception, transformant soufisme et culte des saints en expression d'un islam jugé authentique, tolérant et non-violent. Des pays occidentaux, en particulier les États-Unis, sont tentés par une approche semblable, en érigeant « traditionalistes modérés » et soufisme — selon les recommandations de rapports de la Rand Corporation — comme des digues à renforcer contre le radicalisme islamique. Mais Zarcone souligne que le soufisme de ces projets correspond plus à des clichés occidentaux ou à des courants très minoritaires qu'aux réalités présentes dans le monde musulman.
Un original chapitre du livre s'intéresse à l'exportation du culte des saints et des tombeaux en dehors du monde musulman, particulièrement en Occident, où apparaissent de premiers pèlerinages autour de tombeaux, avec les rituels qui les accompagnent — non sans susciter des oppositions salafistes dans le cas de la Grande-Bretagne. La question est maintenant de savoir quels cheikhs d'origine arabe ou africaine résidant dans des pays occidentaux choisiront de s'y faire enterrer, donnant éventuellement naissance à la construction de mausolées et à un culte, remarque Zarcone. Il note aussi que « le culte des saints remplit une fonction nouvelle en terre de diaspora », permettant au croyant de réinventer « son identité désormais attachée à une terre nouvellement sacralisée » (p. 343).
Récapitulant en quelques pages les grands axes du livre, la conclusion esquisse des rêves de réconciliation entre les différentes tendances de cet « islam déchiré ». Au regard des dynamiques et tensions qui continuent de traverser les espaces musulmans, sans parler d'instrumentalisations antagonistes, on mesure tous les obstacles sur un tel chemin. L'auteur s'en montre conscient, mais espère que de fragiles ponts pourront au moins contribuer à certains accommodements, tels qu'on les observe ici et là.
Jean-François Mayer
Thierry Zarcone, L'Islam déchiré. Le saint, le salafiste et le politique, Paris, Éditions du Cerf, 2022, 408 p.