Religioscope – En regardant sur les réseaux sociaux les quelques images du festival Tribe of Nova prises juste avant l’attaque du Hamas, l’impression est celle d’un événement festif. Mais selon vous, il n’y a pas que cela ?
Manéli Farahmand – Historiquement, il faut inscrire la culture de ces fêtes et des danses ou musiques en conscience (toutes deux nées de la culture DJ), dans l’héritage de la contre-culture des années 1960-1970 et l’émergence du New Age, plutôt ancrée dans la gauche américaine, anti-autoritaire et favorable à l’émancipation des corps.
La culture des festivals, tels que les Rainbow Gatherings, a fait l’objet de nombreuses recherches. Dans un récent ouvrage[1], Katri Ratia montre qu’ils représentent des expériences significatives pour un public sensible à l'environnement social et à l'expérience communautaire, à la fête dans la nature ou à l'échange de compétences. D'autres trouvent un sens dans l'organisation d'événements visant à promouvoir la paix dans le monde, et des modes de vie alternatifs. Mais il existe des interprétations plus spiritualisantes, voyant ces fêtes comme un moyen de guérir la planète, comme des espaces de ritualités.
La culture des festivals de type Rave, Rainbow ou Ecstatic Dance, s’inscrit dans la mouvance des spiritualités alternatives ou holistiques, dites aussi néo-spiritualités. Depuis les années 1980-1990, un nombre croissant de personnes s'identifient comme "spirituelles mais pas religieuses" ou "plus spirituelles que religieuses". Ce phénomène urbain s'est surtout développé en dehors ou en marge des institutions religieuses traditionnelles.
Les néo-spiritualités sont fondées sur l'expérience subjective, la recherche d'authenticité, de guérison, ainsi que l'adoption de valeurs qui se présentent comme alternatives ou nouvelles. Dans cette approche, l'accent est mis sur l'intuition, l’intensité émotionnelle, le développement personnel, l’autorité intérieure. On remarque aussi des postures critiques (sur le plan discursif) envers les normes sociales. Les rencontres néo-spirituelles se construisent discursivement en contraste par rapport aux religions établies, en mettant en avant la nécessité d’une spiritualité qui s’incarne à travers les expériences corporelles. Les personnes qui s’orientent vers la néo-spiritualité ne se contentent pas d'adopter simultanément une série de disciplines alternatives ou holistiques, telles que le yoga moderne et les techniques énergétiques comme le reiki ou autres, mais participent activement à des pratiques de mouvement, de danse et de musique en conscience.
Religioscope – Et où le festival Tribe of Nova trouve-t-il plus précisément sa place dans ces espaces de rencontre entre fêtes, musiques et néo-spiritualités ?
MF - Le festival de musique Tribe of Nova se tenait dans la zone agraire du kibboutz de Réïm, à quelques kilomètres de la bande de Gaza. Il avait lieu cette année pour la première fois en Israël. Né initialement au Brésil à Bahia, sous l’appellation Universo Parallelo, il y a une vingtaine d’années, il a rapidement rencontré un succès mondial. Il compte aujourd’hui un très large public qui circule dans les réseaux néo-spirituels transnationaux.
À mon sens, la teinte du festival est clairement New Age. Le site d’Universo Parallelo (UP) fait référence à l’émergence de « temps nouveaux », et d’univers parallèles, c’est-à-dire porteurs de valeurs présentées comme étant alternatives : la coexistence pacifique et harmonieuse inter-espèces, l’unité dans la différence, l’amour, la paix, la référence au cœur et non aux règles extérieures. Ces éléments renvoient au registre référentiel des utopies situées entre les spiritualités émergentes et l’engagement social.
Le festival s’inscrit plus particulièrement dans la culture psychédélique et l’univers de l’ecstatic dance. Dans les deux cas, l’accent est mis sur l’idée de tribu, d’appartenance à une grande famille mondiale basée sur des valeurs communes. Sur le programme, on relève une diversité d’activités avec un référentiel éclectique : pratique du yoga, ateliers de mandala et de nutrition holistique, danses libres, artisanat, arts indigènes, rituels chamaniques, méditation, entre autres.
La programmation musicale montre aussi une insertion dans la mouvance plus large des musiques post-New Age et de la culture contemporaine de la guérison par le son. Dans cet univers, le son est utilisé à des fins spirituelles et thérapeutiques, à travers la croyance dans les fréquences sonores, dans le pouvoir de la musique sur le corps et les perceptions sensorielles ou extra-sensorielles. Est établi en outre un lien très fort entre fréquence, rythme et « rééquilibrage des énergies ». Il s’agit de l’univers des musiques électroniques dites méditatives, étudiées par Maxime Papaux (Université de Fribourg). Ce festival appartient au registre des Electronic World, Dark Psytrance Music, Progressive House, Techno, Chillout, Zen Electronic Music (sons de la nature).
Les mots clés du festival sont « créativité, expansion, croissance, spontanéité, ouverture d’esprit, liberté, changements de cycles, transe et flux énergétiques ». Il propose aussi des ateliers de soins naturels, aromathérapies, et plantes médicinales, thérapies holistiques, massages, ateliers de chamanisme, des chants de mantras, de la musicothérapie, et de sensibilisation à l’écologie (bioconstruction, reforestation). Des projets socio-culturels semblent s’y associer, depuis plusieurs années, promouvant les arts de rue et l’art engagé. Il y a donc une volonté de s’inscrire dans une culture alternative croisant des thématiques telles qu’engagement citoyen, durabilité, économie solidaire, santé et pratiques artistiques.
Religioscope – Les personnes participant à ces festivals se sentent donc partie prenante d’une communauté globale ?
MF - La plupart des événements néo-spirituels à grande échelle se développent dans une logique transnationale. Avec la transnationalisation, ils multiplient leurs lieux d’ancrage et leurs référentiels. Cette circulation donne l’image de la « communauté transnationale », par-delà les frontières nationales et les catégorisations sociales. L’accès à cette transnationalité reste toutefois limité à une classe moyenne supérieure urbaine, cosmopolite et mobile.
Réinscrit dans le contexte israélien pour cette unique édition, ce festival s’est adapté à la culture locale. Il a adopté, en quelque sorte, une sémantique ou une grammaire locale (avec notamment le choix de la fête de souccot) tout en conservant son ethos New Age, d’ailleurs compatible avec la sous-culture néo-spirituelle développée depuis les années 1980-1990 en Israël. Celle-ci est par ailleurs marquée notamment par des tendances néokabbalistiques, comme l’ont montré les travaux de Boaz Huss et Véronique Altglas. Et pour ce qui est des pratiques de danses libres en conscience, la Gaga Dance est née à Tel Aviv.
Le thème de la fête de souccot n’est pas anodin, car il peut symboliser dans ce contexte le nomadisme, la ritualisation des cycles de la nature, l’ouverture et le partage, tout en évoquant un mode de vie marqué par les campements et les voyages. Je ne sais pas dans quelle mesure des considérations géopolitiques ont été prises en compte lors de la planification de ce festival. J’ignore aussi dans quelle mesure le transnationalisme de ces festivals tient compte des sensibilités et des tensions identitaires locales : en Amérique centrale, par exemple, certains festivals New Age se sont heurtés à des questions d’appropriation culturelle et à des conflits interethniques.
Religioscope – Le contraste entre un festival peace and love et la violence d’un massacre sur lequel il débouche représente sans doute un traumatisme pour ces milieux…
MF - Les témoignages sur les réseaux sociaux, dont Facebook, montrent que plusieurs communautés transnationales dans les mondes de la musique et des transes psychédéliques ont appelé à se rassembler et se soutenir sous le #BRINGTHEMBACK ou #BringThemHome (en référence aux otages issus du public de Tribe of Nova).
Des témoignages individuels, de personnes ayant participés aux éditions antérieures, traduisent le choc d’une attaque meurtrières frappant une « tribu planétaire » caractérisée par « l’ouverture, la bienveillance, la tolérance, la recherche de nouvelles façons de vivre, plus en harmonie avec la nature ».
Plusieurs danseurs ecstatic des pays d’Europes occidentale ont appelé à des chants sacrés (mantras) et prières collectives pour la paix. Des rassemblements pacifiques de type prayer and singing gathering ont été organisés ci et là les jours suivants, au nom de l’unité. Dans ce cadre, sont mis en avant l’illusion de la séparation, l’absurdité de la guerre, la nécessité de dépasser les frontières ethno-religieuses.
J’ai aussi observé des messages invitant à trouver une paix intérieure, selon l’adage de Marylin Ferguson dont le livre pionnier du New Age, The Aquarian Conspiracy[2], annonçait l’avènement d’un nouveau paradigme passant par un changement individuel, selon le principe « incarner le changement, c’est incarner la révolution ». Ou encore des messages appelant à « accepter la tristesse et les événements extérieurs comme une occasion de nettoyer des mémoires et les transmuter ». Si ces festivals ont pu être perçus comme des lieux secure and familiar, pour citer Sarah Pike[3], il faut voir quelle orientation future sera donnée.
Notes
- Katri Ratia, Alternative Spirituality, Counterculture, and European Rainbow Gatherings: Pachamama, I’m Coming Home, Abingdon, Routledge, 2023. ↑
- Publié en anglais en 1980 et traduit l’année suivante en français sous le titre Les Enfants du Verseau (Paris, Calmann-Lévy, 1981) ↑
- Sarah M. Pike, Earthly Bodies, Magical Selves : Contemporary Pagans and the Search for Community, University of California Press, 2001. ↑
Sur l’arrière-plan spirituel de cet événement, signalons la publication d’un intéressant article de Marc Bonomelli, « Le festival Tribe of Nova, frappé par le Hamas, était bien plus qu’une rave-party », Le Monde, 28 octobre 2023. Journaliste spécialisé dans l’étude des courants religieux contemporains et nouvelles spiritualités, Marc Bonomelli est l’auteur du livre Les Nouvelles Routes du Soi : en immersion chez les nouveaux spirituels, Paris, Arkhê, 2022). Son article cite les analyses de Manéli Farahmand ainsi que ses propres observations sur ces courants.