Dès le début de la guerre en Ukraine, le patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies a apporté un soutien explicite à « l’opération militaire spéciale » lancée par le Kremlin, évoquant les « forces du mal » qui voudraient « détruire l’unité » entre l’Ukraine et la Russie. Dimanche 6 mars, dans une homélie prononcée en la basilique du Christ Sauveur de Moscou, évoquant l’intercession du saint prince Vladimir et de saint Serge de Radonège, il appelait Dieu à « renverser les desseins des païens étrangers qui veulent la guerre et rassemblent des troupes contre la Sainte Russie ». Selon le patriarche, le conflit prendrait même une dimension universelle, mettant en jeu l’avenir de la civilisation humaine, minée par des manifestations « sataniques » comme les revendications LGBT, et que seule la Russie défendrait encore. De fait, a-t-il ajouté, « ce qui se passe aujourd’hui dans les relations internationales n’est donc pas seulement une question de politique. (…) Il s’agit du salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur.[1]»
Pourtant, dès le premier jour de la guerre, le métropolite Onuphre de Kiev, chef de la branche de l’Église orthodoxe ukrainienne restée sous la juridiction du patriarcat de Moscou, tenait un discours fort différent, assurant « qu’en défendant la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine, nous en appelons au président de la Russie et demandons que cesse immédiatement cette guerre fratricide. Les peuples ukrainien et russe sont issus des mêmes fonts baptismaux du Dniepr, et une guerre entre ces deux peuples est une répétition du péché de Caïn, qui a tué son propre frère par envie. Cette guerre n’est justifiée ni devant Dieu ni devant les hommes. »
Les divisions traversent toute l’Église russe, jusqu’à sa base. Le 27 février, 233 prêtres et diacres lançaient un appel pour la paix, soulignant aussi que Russes et Ukrainiens étaient frères, espérant que les soldats russes et ukrainiens puissent revenir sains et saufs dans leurs foyers, sans qu’un fossé de sang ne se creuse entre les deux peuples. Ils concluaient en rappelant : « aucun appel non violent à la paix et à la fin de la guerre ne doit être rejeté par la force et considéré comme une violation de la loi, car tel est le commandement divin : Heureux les artisans de la paix »[2].
Il est rare que des voix aussi explicitement divergentes se fassent entendre au sein de l’Église russe, peu connue pour favoriser l’expression de la pluralité des opinions, mais l’attaque lancée contre l’Ukraine remet en cause les fondements mêmes de celle-ci. Kiev est en effet considérée comme le « berceau » de l’orthodoxie russe depuis la conversion du prince Vladimir Ier (980-1015). La Rous de Kiev, principauté fondée par une dynastie d’origine varègue, qui s’est « slavisée » tout en se christianisant, constitue la matrice commune tant à l’Ukraine, à la Biélorussie qu’à l’Ukraine. Quelle que soit l’analyse géopolitique du conflit actuel, et quelle que soit même la lecture historique que l’on fasse de ces événements fondateurs – en choisissant d’insister sur ce qui rapproche ou bien sur ce qui pourrait distinguer Russes, Biélorusses et Ukrainiens – il est impossible de ne pas reconnaître la dimension fratricide du conflit. Enfin, Kiev abrite certains des plus prestigieux sanctuaires orthodoxes du monde, comme le complexe monastique de la Laure des Grottes, désormais menacé par les bombardements russes.
Une frontière disputée
L’Ukraine est un limes, une marche, une zone de confins, ce que signifie son nom même d’Ukraina, basée sur la racine slave kraj, que l’on retrouve notamment dans la Krajina des Balkans[3]. Le territoire ukrainien a progressivement émergé à la croisée de plusieurs grandes constructions étatiques (Grand-Duché polono-lituanien, Empire des Habsbourgs, Empire des tsars et Empire ottoman), ce qui explique le complexe patchwork confessionnel du pays. La Crimée est ainsi restée ottomane jusqu’au traité de Koutchouk-Kaïnardji (1774), soldant la guerre russo-turque de 1768-1774, ce qui explique la survie d’une communauté tatare musulmane, malgré les vicissitudes et les persécutions du XXe et du XXIe siècles. Sur son flanc occidental, l’orthodoxie a surtout été défiée par les prétentions à l’universalité du catholicisme romain, qui a favorisé l’apparition d’Églises uniates, ou gréco-catholiques, c’est-à-dire suivant le rite orthodoxe, mais reconnaissant l’autorité du pape de Rome. La naissance de l’Église gréco-catholique d’Ukraine remonte à l’union de Brest (1595) consacrant ce ralliement à Rome. Cette Église archiépiscopale majeure, dont le chef réside à Kiev, regrouperait au moins quatre millions de fidèles, essentiellement dans l’ouest du pays, ce qui ferait d’elle la troisième communauté confessionnelle du pays. Il existe aussi une plus petite Église gréco-catholique ruthène[4], tandis que l’Église catholique de rite latin compte près d’un million de fidèles.
Face au défi de l’uniatisme, la métropolie orthodoxe de Kiev avait été restaurée en 1620 sous l’égide du patriarcat œcuménique de Constantinople, mais elle a été placée, en 1686, sous la juridiction du patriarcat de Moscou, une situation qui a perduré jusqu’à la dissolution de l’URSS. Dès l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, les tentations autonomistes se sont réveillées, notamment sous l’impulsion du métropolite Philarète de Kiev. Cette figure centrale de l’orthodoxie ukrainienne contemporaine, né en 1929 dans un village du Donbass sous le nom de Mykhailo Antonovitch Denysenko, jouit d’une réputation pour le moins controversée[5]. Très proche du pouvoir soviétique, il affirma brusquement son « ukrainité » après avoir brigué en 1990, mais sans succès, la succession du patriarche Pimène de Moscou, et joua un rôle majeur dans la création d’une Église orthodoxe ukrainienne séparée de Moscou, dont il devint lui-même patriarche en 1995. Son autorité était toutefois contestée non seulement par le patriarcat de Moscou, mais aussi par une plus petite Église ukrainienne autocéphale, essentiellement implantée dans l’ouest et dans la diaspora et qui a toujours considéré Philarète comme un agent du KGB à peine repenti[6]… Durant plus de deux décennies, le patriarcat de Kiev essaya de mener des négociations, jamais bien fructueuses, tant avec cette petite Église autocéphale qu’avec l’Église ukrainienne rattachée au patriarcat de Moscou, qui conserva du reste fort longtemps un avantage incontestable en termes de nombre de paroisses. Ces négociations et l’évolution du rapport de forces entre les trois branches rivales de l’orthodoxie ont bien sûr toujours largement dépendu du contexte politique ukrainien, passablement agité.
La situation a connu un tournant radical le 5 janvier 2019, avec la signature par le patriarche œcuménique Bartholomée Ier de Constantinople d’un tomos reconnaissant la complète indépendance d’une Église d’Ukraine. Cette décision répondait à une demande explicitement formulée par la Douma, le Parlement ukrainien, et le président de l’époque, Petro Porochenko. Un processus d’union avait été mené aux forceps entre le patriarcat de Kiev et l’Église autocéphale, acté par le concile de Kiev le 15 décembre 2018. Le chef de la nouvelle Église est le métropolite Épiphane de Kiev et de toute l’Ukraine, anciennement vicaire général du patriarche Philarète. Le nouveau métropolite, né en 1979 dans la région d’Odessa sous le nom de Serhiy Petrovytch Doumenko, a été intronisé le jour de ses quarante ans, le 3 février 2019.
La carte de l’orthodoxie en Ukraine s’est ainsi réduite à deux acteurs : l’Église ukrainienne [nom officiel : Êglise orthodoxe d’Ukraine, NDLR] et la métropolie de Kiev rattachée au patriarcat de Moscou [nom officiel : Église orthodoxe ukrainienne, NDLR], le rapport de force tendant à pencher en faveur de l’Église ukrainienne, qui s’est beaucoup renforcée[7]. Celle-ci disposait d’un ancrage traditionnellement plus fort dans la moitié ouest du pays, sa rivale dans la moitié orientale, Kiev étant le point naturel de rencontre entre ces deux Églises : la Laure dépend toujours du patriarcat de Moscou, les autres grands sanctuaires de la ville de l’Église ukrainienne… Il faut toutefois bien se garder d’imaginer qu’appartenance confessionnelle et identité nationale coïncideraient parfaitement. Dans bien des villages d’Ukraine, il existe une seule église, que tous les fidèles fréquentent, sans se demander si elle dépend de Moscou ou de Kiev. On peut très bien se considérer comme un patriote ukrainien tout en fréquentant une église « russe », par habitude ou parce qu’aucun autre choix n’est possible. C’est notamment le cas dans le sud du pays, sur les bords de la mer Noire et de la mer d’Azov, où les identités sont moins solidement établies que dans le « bloc ukrainien » de l’ouest du pays. La guerre pourrait du reste accélérer une reconfiguration radicale : de très nombreux prêtres et fidèles ukrainiens de l’Église russe s’estiment « trahis » par Moscou, et plusieurs diocèses auraient déjà demandé leur rattachement à l’Église ukrainienne. Il semble désormais envisageable que le métropolite Onuphre convoque, la guerre finie, un concile de réunification de l’orthodoxie ukrainienne, qui romprait ses liens avec Moscou[8].
Une onde de choc mondiale
Si le tomos patriarcal de 2019 a contribué à simplifier la situation ecclésiastique locale, il n’en a pas moins fait trembler toute l’orthodoxie mondiale, faisant apparaître le risque d’un schisme entre Moscou et Constantinople. À ce jour, outre le patriarcat de Constantinople, l’Église ukrainienne n’a été reconnue que par celui d’Alexandrie ainsi que par les Églises de Chypre et de Grèce. Beaucoup d’autres Églises préfèrent rester sur une position de prudente neutralité, refusant de couper les ponts, soit avec Moscou, soit avec Constantinople. Lors de cette crise, il est patent que c’est Moscou qui a haussé le ton le plus haut, comme le soulignait la théologienne Regina Elsner, spécialiste de l’orthodoxie auprès du Centre pour les études de l’Europe de l’Est et internationales (ZOiS) de Berlin[9]. Moscou a ainsi interdit aux orthodoxes russes résidant à l’étranger d’assister à une liturgie célébrée sous l’autorité du Patriarcat de Constantinople. En retour, le patriarcat œcuménique s’est bien gardé d’acculer les Églises qui ne voulaient pas reconnaître l’autocéphalie ukrainienne.
Cette confrontation a creusé encore plus les lignes de faille apparues lors du Grand Concile panorthodoxe de Crète de juin 2016. Ce dernier avait été boycotté par les Églises de Russie, de Géorgie et de Bulgarie ainsi que par le patriarcat d’Antioche, tandis que l’Église serbe, après beaucoup d’hésitation, avait fini par y prendre part. Initiative très chère au cœur du patriarche Bartholomée, en préparation depuis un demi-siècle, le concile a vu apparaître deux blocs bien tranchés, Moscou prenant la tête d’un camp conservateur plus que réservé à l’égard du dialogue œcuménique, soupçonné d’être une manière de « dialoguer avec l’hérésie »… La bataille des conservateurs et des réformateurs prenait ainsi, une fois de plus, l’allure d’une confrontation directe entre les deux centres majeurs de l’orthodoxie, Moscou et Constantinople. Toutefois, la reconnaissance d’une Église ukrainienne a fait apparaître d’autres enjeux, liés à des conflits de juridiction et à la complexe géopolitique de l’orthodoxie, tandis que la guerre rebat toutes les cartes.
Ainsi, la très conservatrice Église géorgienne[10], qui prend habituellement le parti de Moscou contre Constantinople, et qui fut même la première à annoncer son boycott du concile de Crète, s’est bien gardée, depuis le début de l’invasion russe, de suivre les positions du patriarche Kirill de Moscou. En effet, le conflit lui rappelle la guerre de 2008 et le statut non réglé des communautés orthodoxes des territoires sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. C’est en réalité un jeu très complexe qui se joue en Abkhazie : malgré le soutien de l’État russe à la république sécessionniste, l’Église russe ne soutient pas les tentatives de restauration d’une Église abkhaze, affirmant reconnaître le territoire de l’Église géorgienne[11] : il s’agit non seulement d’un respect des règles canoniques, mais aussi d’un geste politique de courtoisie à l’égard d’une Église traditionnellement alliée. Celle-ci se méfie toutefois comme de la peste des recompositions territoriales en cours en Ukraine, qu’elles soient politiques ou ecclésiastiques. Si Tbilissi n’a bien sûr pas reconnu la nouvelle Église ukrainienne, l’annexion de la Crimée, en 2014, et surtout la reconnaissance des « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk avait tout pour l’inquiéter. « Forts de l’amère expérience de la Géorgie, nous connaissons l’importance de l’intégrité territoriale des États », rappelait ainsi le patriarche Ilia II dès le 24 février, au premier jour de l’invasion russe.
Depuis, le patriarche n’a cessé d’affirmer toujours plus explicitement sa solidarité avec l’Ukraine, se détachant ainsi de Moscou. Le 17 mars, l’Église a appelé à une prière pour l’Ukraine, dont le texte se termine ainsi : « Que Dieu sauve l’Ukraine, qu’il sauve la Géorgie et le monde ! » D’autres figures importantes de l’Église géorgienne affirment leur solidarité avec l’Ukraine, comme le métropolite Dimitri de Batoumi ou l’évêque Melchisédech de Margveti, connu pour ses positions plutôt pro-occidentales et qui s’était même prononcé dès 2019 en faveur de l’autocéphalie ukrainienne. Toutefois, l’évêque Jakob de Bobde qui, lui, est connu pour ses positions ultraconservatrices, notamment sur l’homosexualité, affiche également son soutien à l’Ukraine. Dans un sermon prononcé le 13 mars, il a comparé le Holodomor, la grande famine des années 1930 aux crimes du nazisme, ce qui est une manière explicite de prendre à revers le récit mémoriel prôné, dans la tradition soviétique, tant par l’État que par l’Église russe[12]. « Certaines Églises sont tellement en colère contre Kirill à propos de sa position sur la guerre que nous sommes confrontés à un bouleversement de l'orthodoxie mondiale », expliquait Tamara Grdzelidze, professeur d'études religieuses à l'Université d'État de Géorgie et ancienne ambassadrice géorgienne au Vatican, dans une interview donnée à l’agence Reuters[13].
Le choix d’autres Églises est plus simple, du moins plus attendu. Ainsi, nul ne s’étonnera de la condamnation explicite de l’invasion russe par le métropolite Léon de Finlande, tandis que l’Église roumaine affiche d’autant plus facilement sa solidarité avec l’Ukraine qu’elle est déjà en conflit avec Moscou à propos de la Moldavie, territoire contesté entre les deux Églises… De même, l’Église grecque s’est fortement engagée dans la dénonciation de la guerre, apportant son soutien aux réfugiés grecs fuyant Odessa, Marioupol et tout le littoral ukrainien de la mer d’Azov et de la mer Noire : rien que dans la ville martyre de Marioupol et sa région, Athènes évalue l’importance de cette communauté grecque à près de 100 000 personnes[14].
Impossible « neutralité » serbe
Au bout du compte, seules les Églises de Bulgarie et de Serbie refusent explicitement de condamner Moscou, essayant de s’en tenir à une difficile ligne de « neutralité » dans le conflit. Alors même que la Bulgarie accueille de nombreux réfugiés ukrainiens, on peut voir dans la position de l’Église l’expression de sa traditionnelle russophilie, tandis que pour Belgrade, le dossier ukrainien est résolument miné. L’Église serbe a naturellement refusé de reconnaître l’autocéphalie ukrainienne, qui risquait d’avoir valeur de précédent, alors qu’elle est elle-même confrontée au défi des revendications macédoniennes et monténégrines : toutes les négociations avec l’Église de Macédoine, indépendante depuis 1967, mais non reconnue par la communion des Églises orthodoxes, ont échoué, tandis que la question de l’autonomie de l’orthodoxie monténégrine se pose de plus en plus ouvertement depuis la restauration de l’indépendance du petit pays, en 2006[15].
Le 9 mars, le Parlement européen a approuvé un rapport contenant « des recommandations sur la manière de mettre fin aux dangereuses attaques étrangères contre la démocratie », exprimant sa « préoccupation » à propos « des tentatives de l'Église orthodoxe dans des pays comme la Serbie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine, particulièrement en Republika Srpska, de promouvoir la Russie en tant que protecteur des valeurs familiales traditionnelles et de renforcer les relations entre l’État et l’Église ». Cette résolution a naturellement provoqué un tollé dans les rangs de l’Église, qui a officiellement réagi en s’indignant que l’on puisse l’accuser de vouloir « provoquer des tensions ethniques dans les Balkans occidentaux ». Le patriarche Porfirije a rencontré le chef de la délégation européenne à Belgrade, l’ambassadeur Emanuele Giaufret[16]. En effet, cette mise en cause directe du rôle politique de l’Église tombe mal, en pleine guerre d’Ukraine et alors que les tensions s’accumulent depuis plusieurs mois dans la région, notamment en Bosnie-Herzégovine, où le dirigeant nationaliste Milorad Dodik a relancé les menaces de sécession de la Republika Srpska, « l’entité serbe » de ce pays toujours divisé.
« Cette guerre provoque des morts et des divisions, pas seulement entre nos frères russes et ukrainiens, mais dans toute l’Europe », a déclaré le patriarche Porfirije dans son homélie du 6 mars, tout en se gardant bien d’employer le terme « d’invasion ». Pour sa part, le métropolite serbe du Monténégro, Joanikije, a appelé Onuphre de Kiev à « conserver l’unité de son peuple et l’unité de l’Église orthodoxe ukrainienne, en communion avec toutes les saintes Églises de Dieu », une manière assez directe de l’inviter à ne pas aller trop loin dans sa prise distance avec Moscou. Le 13 mars, lors de son homélie du dimanche du triomphe de l’orthodoxie, Joanikije est allé plus loin dans la reprise des arguments de Moscou, en expliquant dans son sermon que la guerre en Ukraine était « une conséquence de l’athéisme », ce mal qui, tout comme le communisme, serait venu « de l’Europe protestante »[17]…
Le métropolite Onuphre de Kiev était venu au Monténégro en 2020 pour prendre part aux processions organisées par l’Église serbe contre la volonté des autorités politiques de l’époque de remettre en cause le statut prédominant de cette Église[18]. L’Église serbe redoutait alors la reproduction d’un « scénario ukrainien », le pouvoir politique militant en faveur de l’autocéphalie de la petite Église orthodoxe monténégrine, canoniquement non reconnue. Celle-ci entretenait du reste des relations nourries avec le patriarcat de Kiev du temps de Philarète, qui s’est rendu lui-même à deux reprises à Cetinje... Lors de son Congrès de mai 2019, le Parti démocratique des socialistes (DPS), au pouvoir depuis plus de trente ans, avait officiellement inscrit la reconnaissance de cette autocéphalie à son programme. Les processions, qui se sont poursuivies même durant la pandémie, ont contribué de manière notable à la chute du DPS, battu lors des élections parlementaires du 30 août 2020. Forte de ce succès, l’Église espérait bien disposer d’une influence majeure sur le nouveau gouvernement monténégrin, dirigé par le très pieux Zdravko Krivokapić. Las, la nouvelle majorité n’a pas tardé à voler en éclats, sans même parvenir à signer un accord de concordat avec l’Église.
La métropolie orthodoxe du Monténégro et du Littoral s’est toujours flatté de ses relations particulièrement étroites avec l’Église russe. Or, celles-ci passaient en bonne part par Onuphre de Kiev, grand ami de feu le métropolite Amfilohije, emporté le 30 octobre 2020 par la covid-19. Au sein du Saint-Synode de l’Église serbe, les « Monténégrins », à savoir feu Amfilohije et son successeur Joanikije, ont toujours fait figures de tenants d’une ligne « dure », notamment sur la question du Kosovo, directement soutenue par Moscou, ce qui a encore été confirmé lors des débats entourant la succession du patriarche Irinej, lui aussi emporté par la covid quelques semaines plus tard[19]. Or, la prise de distance inédite entre Onuphre et le patriarche Kirill vient rebattre les cartes : si la « ligne rouge » entre les patriarcats de Moscou et de Belgrade passait par Kiev et le Monténégro, la communication risque de ne plus être aussi directe.
Pour le moment, le patriarcat de Belgrade n’a plus guère d’autre boussole fiable que le pouvoir politique serbe, mais celui-ci louvoie entre des pressions contradictoires, essayant de conserver le cap d’une bien difficile neutralité, qui l’a amené à voter, le 2 mars, en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies qui condamne l’invasion russe, tout en refusant de relayer les sanctions européennes contre la Russie. Candidate à l’intégration européenne, la Serbie ne peut pas prendre le risque d’une confrontation directe avec Bruxelles, mais ne veut pas non plus perdre le soutien de Moscou sur la question du Kosovo… Le maintien de cette difficile neutralité s’apparente de plus en plus à la quadrature du cercle.
Des petits groupes d’extrême droite considérés comme proches de l’Église serbe ont été à l’initiative de rassemblements de soutien à la Russie, tant à Belgrade qu’au Monténégro, mais sans recevoir la moindre bénédiction de la hiérarchie. Bien au contraire. Dalibor Kavarić, le représentant juridique de l’Église au Monténégro, rappelle que « toute manifestation qui n’appelle pas à la paix et à l’amour entre en opposition avec le message de l’Église ». Et la hiérarchie doit aussi tenir compte des fidèles qui, malgré un attachement traditionnel à la Russie, sont de plus en plus choqués par les images venant d’Ukraine.
Jean-Arnault Dérens
Notes
- J.D. Warren, « The missing piece about Putin and Ukraine », UC Riverside News, 9 mars 2022. ↑
- « Prêtres orthodoxes russes: aucun appel à la paix ne doit être rejeté », Vatican News, 2 mars 2022. ↑
- Les Krajine étaient les confins militaires (Militärgrenze) séparant l’Empire des Habsbourgs des territoires ottomans. Elles se trouvent aujourd’hui principalement en Croatie. ↑
- La communauté ruthène est éclatée entre plusieurs pays (Hongrie, Slovaquie et Ukraine), et elle a beaucoup émigré, formant une importante diaspora, notamment aux États-Unis. ↑
- Sébastien Gobert, « Ukraine : la figure controversée du Patriarche Philarète », Religioscope, 3 novembre 2018. ↑
- J.A. Dérens, « Ukraine: les différentes Églises au cœur de la (re)définition identitaire », Religioscope, 8 décembre 2004. ↑
- L’influence réelle des deux Églises est bien sûr difficile à évaluer, le meilleur outil de comptage, à savoir le nombre de paroisses fidèles à une obédience ou l’autre, étant lui-même contesté. Des enquêtes d’opinion auprès des fidèles, réalisées pour le compte de l’Église ukrainienne, lui donnent un net avantage, mais doivent être prises avec prudence, par exemple : « Конфесійна структура і створення Православної Церкви України: травень 2019 », sur kiis.com.ua, Київський міжнародний інститут соціології (КМІС). ↑
- Thomas d’Istria, « L’amertume des orthodoxes ukrainiens », Le Monde, 16 mars 2022. ↑
- « Orthodoxie : les conséquences de la rupture entre Moscou et Constantinople », Le Courrier des Balkans, 6 novembre 2018 ↑
- Régis Genté, « Géorgie: l’Église orthodoxe entre rêve de grandeur et repli sur soi », Religioscope, 30 octobre 2003. ↑
- « Caucase : les Églises de Russie et de Géorgie face aux groupes orthodoxes séparatistes de l’Abkhazie », Religioscope, 9 novembre 2017. ↑
- « Georgian Orthodox Church, Clergy on Russia’s Attack on Ukraine », Civil.ge, 16 mars 2022. ↑
- « Analysis: Ukraine invasion splits Orthodox Church, isolates Russian patriarch », Reuters, 14 mars 2022. ↑
- Marina Rafenberg, « Les Grecs d'Ukraine fuient vers leur «mère patrie» », Le Courrier des Balkans, 9 mars 2022. ↑
- J.A. Dérens, « Orthodoxie: l’Église serbe face aux schismes macédonien et monténégrin », Religioscope, 16 juin 2004. ↑
- « Патријарх српски г. Порфирије разговарао са г. Емануелом Жиофреом, шефом Делегације Европске уније », spc.rs, 15 mars 2022. ↑
- Jovo Martinović, « Podjele unutar pravoslavne Crkve zbog Putinove agresije Ukrajine : Mitropolit Joanikije u ulozi glasnogovornika Kremlja », Monitor, 18 mars 2022. ↑
- J.A. Dérens et Laurent Geslin, « Monténégro : ces processions qui font trembler le régime de Milo Djukanović », Religioscope, 11 février 2020. ↑
- J.A. Dérens, « Église orthodoxe serbe : les enjeux de la succession du patriarche Irinej », Religioscope, 21 décembre 2020. ↑