Dans un éclairant et original numéro sur les usages religieux de la quantification et leur enjeux, les Archives de Sciences sociales des Religions (juillet-septembre 2021) proposent une dizaine d'articles, dont l'un est signé par Kristina Kovalskaya, qui s'intéresse à l'Église orthodoxe face aux chiffres et aux acteurs de la quantification religieuse en Russie. En effet, « les statistiques internes de l'Église, recueillies au niveau des paroisses, ne recensent que le nombre de prêtres, de paroisses ou de rituels accomplis ». L'Église orthodoxe russe souhaite en savoir plus, comme le montre la création de départements de sociologie dans des universités liées au Patriarcat de Moscou, tandis que des acteurs indépendants (qui peuvent aussi être orthodoxes) se penchent également sur les statistiques religieuses. Quant aux décideurs politiques, ils « considèrent l'orthodoxie comme la “religion de la majorité” » — mais les recensements n'incluent aucune question sur l'appartenance religieuse.
Les évaluations des instituts de sondage se situent toutes dans la même fourchette : entre 63 % et 69 % de la population s'identifient comme orthodoxes, même si ces personnes ne sont pas toutes baptisées et ne disent pas toutes croire en Dieu, ce qui illustre l'ambiguïté et la fragmentation de cette identification. Kristina Kovalskaya explique comment cela a conduit des chercheurs orthodoxes à proposer des lectures plus fines, par exemple en définissant les contours d'un « indice d'implication orthodoxe » prenant pour critère les pratiques (tant publiques que privées), afin de ne pas mélanger les croyants suivant un mode de vie orthodoxe et les orthodoxes « culturels ». Selon ces critères, en 2014, 13 % des orthodoxes pouvaient être considérés comme « impliqués » (allant à l'église au moins une fois par moi et priant), tandis que les autres étaient semi-impliqués ou peu impliqués. Kristina Kovalskaya relate comment d'autres chercheurs plaident en revanche pour la prise en compte de la catégorie des « non-croyants orthodoxes », même si cela paraît contradictoire.
Cependant, note Kristina Kovalskaya, ces débats demeurent largement confinés au milieu universitaire. Dans sa présentation publique, « l'Église orthodoxe russe préfère les résultats des sondages nationaux qui montrent le taux régulièrement élevé d'orthodoxes culturels ». Ces personnes qui s'identifient à l'orthodoxie sans forcément fréquenter les églises se trouvent ainsi considérées comme des fidèles potentiels, ce qui s'harmonise avec l'affirmation d'un « lien entre l'orthodoxie et l'identité ethnique russe, indépendamment de la question de la croyance ». L'approche des représentants de l'État est similaire.
Kristina Kovalskaya, « Une Église orthodoxe face aux chiffres. De nouveaux acteurs de la quantification du religieux en Russie », Archives de Sciences sociales des Religions, n° 195, juillet-septembre 2021), pp. 185-204.
Site de la revue : https://journals.openedition.org/assr/