L’un des aspects les plus surprenants de l’élection présidentielle américaine de 2016 a été le ralliement d’une large majorité des électeurs évangéliques blancs à Donald Trump, alors que ce dernier n’appartient pas à leur milieu et qu’il y avait, lors des primaires, d’autres candidats républicains beaucoup plus proches d’eux, à première vue. Certes, le vice-président Mike Pence est un évangélique (converti du catholicisme), mais l’élection ne s’était pas jouée sur sa seule figure.
Nous allons voir ce qui adviendra en 2020, mais cet article se propose surtout de résumer un récent témoignage de l’intérieur, par une figure évangélique qui a soutenu et soutient toujours Donald Trump, avec lequel il avait déjà eu des contacts plusieurs années avant son élection. Il raconte ce qui s’est passé et expose les raisons de cette adhésion évangélique au candidat Trump.
Soutenir Trump : une décision très politique
Ralph Reed est un activiste républicain depuis sa jeunesse, devenu chrétien born again à l’âge de 22 ans. Il travaille comme stratège et lobbyiste. Il dirigea la Christian Coalition dans les années 1990 et fonda en 2009 la Faith and Freedom Coalition, qu’il préside toujours et qui revendique 2,2 millions de membres. Reed a récemment publié For God and Country: The Christian Case for Trump (Regnery Publishing).
Ses premiers contacts avec Donald Trump remontent à 2011. À cette époque se manifestèrent de premiers signes d’intérêt pour Trump dans des milieux chrétiens, quand l’homme d’affaires déclara avoir des convictions anti-avortement[1] et être opposé au mariage homosexuel. Finalement, Trump — qui avait déjà caressé plus tôt l’idée d’une candidature présidentielle — renonça à se lancer dans la bataille à ce moment, avant de s’y décider pour l’élection de 2016 avec le résultat que l’on sait.
Reed n’ignore pas les faiblesses qu’a pu avoir Trump sur le plan moral, et l’on devine qu’il a dû passer par des moments d’embarras, mais son livre est un plaidoyer pour Trump : il s’emploie donc à justifier ses choix. Il le fait en disant rejeter une approche pharisienne qui voudrait un candidat n’ayant jamais péché et prône une approche politique pragmatique, à l’encontre des points de vue prônant un retrait par rapport à un monde à la dérive (Reed égratigne au passage les thèses de Rod Dreher).
Dès le premier chapitre du livre, les raisons du soutien d’une importante partie du milieu évangélique à Donald Trump sont résumées sans ambiguïté : Trump promeut des décisions politiques qui protègent la vie (opposition à l’avortement), il défend la liberté de religion, il renforce la famille et il soutient Israël (p. 9).
Dans un système démocratique, les chrétiens doivent agir en tant que citoyens, former des coalitions et faire des choix qui ne sont pas toujours idéaux. Reed a beau jeu de rappeler le choix que dut faire la Christian Coalition en 1990 en Louisiane, placée devant le dilemme de soutenir comme candidat au poste de gouverneur soit un ancien responsable du Ku Klux Klan, soit un démocrate notoirement corrompu : ils préférèrent soutenir le politicien corrompu (p. 178).
Mais surtout, Reed estime que Trump n’a pas trahi les espoirs placés en lui et que le bilan de la présidence de Donald Trump a largement justifié ce choix : les nominations de juges conservateurs sont une des raisons de se réjouir. Si les électeurs évangéliques avaient plutôt écouté les voix de ceux qui ne trouvaient pas Trump assez présentable, Hillary Clinton se serait retrouvée à la Maison-Blanche, avec toutes les conséquences que cela aurait entraînées. Et cela justifie qu’ils lui redonnent leur confiance en 2020, pour renforcer ces acquis au lieu de les compromettre, raisonne Reed.
L’auteur ne se laisse pas emporter : il ne faut pas voir en Trump un « sauveur politique », seul Dieu apporte le salut. Même s’il préférerait parfois que le Président ne dise ou ne tweete pas certaines choses (p. 36), Trump n’en reste pas moins celui qui défend le mieux les intérêts et causes chères aux cœurs des chrétiens, selon lui (pp. 16-17). Pour les évangéliques républicains, Trump n’est ainsi pas loin d’apparaître comme une divine surprise[2]. Reed reste sur le terrain des positions à défendre et des enjeux politiques : il se garde de se prononcer sur les thèses d’évangéliques plus exaltés qui n’hésitent pas à voir en Trump un nouveau Cyrus (Daniel 6:28)[3]. « Dieu seul connaît Son dessein divin en élevant un dirigeant, et il faut du temps ainsi que la perspective historique plus large des générations futures pour évaluer pleinement le rôle des dirigeants. » (p. 170) Même s’il est réélu, Trump ne sera plus le Président en 2025 : « Mais (…) à travers l’histoire, Dieu a utilisé des chefs de gouvernement comme instruments de Sa volonté, souvent pour la protection et la délivrance de Son peuple et d’autres innocents. » (p. 173)
Reed entend s’inscrire dans la continuité des principes qui guidèrent, selon lui, l’action de la droite chrétienne telle qu’elle émerge à partir des années 1970 : il ne s’agissait pas de bâtir un mouvement autour de convictions religieuses partagées, mais de valeurs partagées, et donc de soutenir tout candidat, à quelque confession religieuse qu’il appartienne (ou sans confession) « qui était pro-vie, pro-liberté religieuse et pro-Israël » (p. 179).
Comment Trump a convaincu les évangéliques
Particulièrement intéressants sont les passages expliquant comment Trump — qui continue de se dire protestant presbytérien — a apprivoisé le monde évangélique et est parvenu à surmonter d’initiales réticences.
La première scène rapportée par Reed eut lieu en 2011, donc quelques années avant sa candidature, et révèle combien la culture religieuse du futur président était éloignée de celle des évangéliques. Trump avait accepté de venir parler à une réunion d’un millier de pasteurs, dirigeants et activistes évangéliques ; s’il avait déjà renoncé à sa candidature pour 2012, sa présence lors d’un tel rassemblement indiquait son intention d’utiliser ce délai pour mieux rebondir quatre ans plus tard. À son arrivée, Trump confia aux organisateurs une photographie le montrant avec ses camarades de classe de confirmation à l’église presbytérienne de New York que fréquentaient ses parents, en demandant que celle-ci soit projetée sur les écrans pendant qu’il parlerait.
« [Trump] commenta la photographie, montrant où il se trouvait dans le groupe et parlant de sa foi, d’abord par rapport à sa mère pratiquante, une immigrante venue de l’Écosse. Il ne semblait pas avoir conscience que la plupart des évangéliques considèrent que leur cheminement spirituel commence par une expérience de conversion, qu’ils décrivent comme étant ‘nés de nouveau’ (born again), et pas par une cérémonie de confirmation. Mais cela n’avait pas d’importance. La foule applaudit avec appréciation ; l’utilisation de cette image montrait que Trump aspirait à une relation avec les évangéliques en cherchant, bien que maladroitement, à établir un lien avec eux. » (p. 49)
L’accueil fut donc bienveillant, même si Reed reconnaît qu’il relevait pour une bonne part de la curiosité pour un personnage connu. Même si Trump accepta par la suite à plusieurs reprises des invitations de la Faith and Freedom Coalition, les évangéliques étaient loin de se montrer d’enthousiastes partisans de Trump au début de la campagne de 2016 : « Peu le connaissaient, et moins encore lui faisaient confiance. » D’autres candidats les attiraient beaucoup plus. « Cela changea avec le temps et avec un effort herculéen de la part de Trump — aidé par la terrifiante perspective d’une présidence de Hillary Clinton. » (p. 55)
À l’automne 2015, le soutien pour Trump chez les évangéliques républicains était moindre que dans la moyenne des électeurs républicains (p. 70). De façon persévérante, Trump s’appliqua à changer la donne, arrivant aux réunions auxquelles il était invité avec la Bible de sa mère à la main.
Durant les primaires, la plupart des conservateurs évangéliques et catholiques soutenaient d’autres candidats que Trump, à l’instar de cet ami de Reed, qui lui expliqua quels étaient ses candidats favoris, en ajoutant : « Et après eux, n’importe qui, sauf Trump. » (p. 74) Cependant, les déclarations intempestives et parfois excessives de Trump ne représentaient pas nécessairement un obstacle insurmontable :
« Les évangéliques acceptaient Trump pour ce qu’il était et où il en était spirituellement, croyant qu’en l’aimant et en lui manifestant de la gentillesse et de la miséricorde, ils pourraient exercer sur lui une bonne influence. Cette mission était rendue plus facile par le fait que, sur les questions qui comptaient le plus — par exemple l’avortement, le mariage, la liberté religieuse ou l’abrogation de l’Obamacare — Trump était solide. » (p. 72)
« Pour les chrétiens conservateurs, le dilemme présenté par Trump n’était pas de savoir s’il était du nombre des élus [au sens religieux, NDLR], mais s’il gouvernerait en tant que conservateur pro-vie et pro-famille, et s’il tiendrait sa parole de nommer des constructionnistes stricts[4] dans les tribunaux fédéraux, particulièrement à la Cour suprême. » (p. 73)
Pourtant, d’autres passages du livre de Reed montrent que les questions morales troublaient bien des chrétiens que les positions politiques de Trump auraient pu attirer par ailleurs[5] — pas seulement sur le plan sexuel, mais aussi dans sa vie professionnelle (fortune en partie issue de la construction de casinos, par exemple), sans parler de son style personnel, prompt à l’insulte envers ses adversaires. Reed consacre tout un chapitre à « la fausse accusation d’hypocrisie » lancée aux évangéliques après la victoire de Trump, ce qui souligne l’importance du sujet (pp. 149-165). On vit apparaître dans les rangs républicains et conservateurs — également parmi les évangéliques — des Never Trumpers. Cela continue quatre ans plus tard, au point qu’un éditorial de l’important magazine évangélique Christianity Today appela en décembre 2019 à la destitution de Donald Trump et que certains dissidents républicains en sont arrivés en 2020 à appeler à voter pour le candidat démocrate Joe Biden. L’élection de 2020 montrera si les évangéliques continuent ou non de soutenir Trump malgré tout.
Trump, un tribun à l’écoute des évangéliques
Reed nous aide à comprendre comment Trump a pu séduire des foules. Parmi les passages frappants, celui dans lequel il décrit Trump lors d’un rassemblement dans le sud de la Georgie, le 29 février 2016, à la veille du Super Tuesday, ce jour crucial des primaires, lors duquel près d’un tiers des délégués qui vont désigner le candidat sont choisis.
« À un niveau purement anthropologique, cela était étonnant à observer, différent de tout ce que j’avais vu en quarante ans de campagnes politiques, et le lien entre Trump et ses auditeurs était indéniable et presque sans précédent. Trump avait su tirer parti de ce sentiment profond d’amertume et d’aliénation parmi les croyants face à la marginalisation de leur foi par suite des décisions de juges libéraux et de médias enclins à une intolérance antichrétienne. (…) l’attrait de Trump (…) résidait dans sa détermination à affirmer le rôle central de la foi dans la vie du pays après des décennies d’attaques par la culture juridique, les médias et Hollywood. » (pp. 94-95)
Si ce passage ne décrit peut-être qu’une face de la séduction exercée par Trump sur l’électorat évangélique, il révèle comment des dirigeants du monde évangélique ont rationalisé et justifié leur soutien. Quelques pages plus loin, Reed raconte un entretien qu’il eut vers mars 2016 avec Phyllis Schlafly (1924-2016), une figure de proue (catholique) du conservatisme américain, très active dans le combat contre l’avortement. Schlafly lui déclara voir dans Trump ce qu’elle avait rencontré de plus semblable à Ronald Reagan (1911-2004). Trump n’était pas au clair sur toutes les questions, mais, comme Reagan (lui aussi un outsider, à contre-courant de l’establishment), il était possible de l’instruire. « Tout tourne autour de la base (grassooots) contre l’establishment, et Trump est avec nous, pas avec l’establishment. S’il gagne, il nous écoutera nous, pas eux », conclut Schlafly (p. 97)
En juin 2016, lors d’un rassemblement à Washington, Trump était devenu beaucoup plus à l’aise avec un public évangélique, à en croire Reed, affirmant sans complexe une identité presbytérienne (« il doit y en avoir à peu près trois dans la salle », plaisanta-t-il en faisant rire son public).
« Il avait compris comment obtenir le vote évangélique, semble-t-il. Il n’avait pas besoin de citer la Bible ou de prétendre être quelque chose qu’il n’était pas ; il devait seulement prouver qu’il partageait leurs valeurs et qu’il se battrait pour leurs causes. » (p. 100)
Cependant, à la veille de l’été 2016 encore, tout en accueillant chaleureusement Trump, les grandes figures du monde évangélique donnaient des réponses prudentes aux journalistes qui leur demandaient s’ils allaient le soutenir. Un tournant décisif fut le choix de Mike Pence comme candidat pour la vice-présidence. Pence était un homme aux « convictions conservatrices irréprochables et indiscutables », dont la présence exonérait par avance Trump de toute secrète intention de s’entendre avec les démocrates une fois élu et de tourner le dos à son image conservatrice (p. 114). Le choix de Pence aida à la montée du vote évangélique en faveur de Trump.
En outre, lors du troisième débat, le 19 octobre 2016, Trump adopta une position clairement hostile à l’avortement en répondant à une question posée. Selon Reed, ces prises de position auraient fait pencher la balance en sa faveur tant parmi les électeurs évangéliques que chez des électeurs catholiques, parmi lesquels Trump avait plus de mal à percer (pp. 139-141).
Ce qui pourrait motiver des électeurs évangéliques en 2020
En décrivant la campagne menée par sa propre organisation avant les élections de 2016, à l’aide d’une base de données de 41,6 millions d’évangéliques et de catholiques romains pro-vie (c’est-à-dire anti-avortement) — campagne n’expliquant pas aux électeurs pour qui voter, mais où chaque candidat se situait sur différentes questions — Reed reconnaît implicitement que la présence de Hillary Clinton comme adversaire de Trump a joué un rôle crucial : sur toute une série de sujets auxquels cet électorat était sensible, Hillary Clinton (elle-même de confession méthodiste) se trouvait à l’opposé (p. 129).
Selon Reed, c’est une erreur de penser que les électeurs évangéliques sont fixés sur un seul sujet. Ils sont intégrés dans la vie culturelle et économique de la société, et en partagent les préoccupations. Les choix qu’ils font au moment de voter, explique-t-il, consistent d’abord à voir si les candidats partagent leurs valeurs (à commencer par la question de l’avortement), mais vont ensuite affiner leurs choix à partir de ce que semblent pouvoir apporter les candidats à l’économie, à la création d’emplois, à l’éducation ou à la santé (p. 159). En tant que chrétiens et citoyens, il est parfaitement légitime qu’ils s’engagent pour défendre leurs droits, promouvoir leurs valeurs et voter pour des candidats partageant leurs vues (p. 173). Reed réfute vigoureusement la tentation de se tenir à l’écart de la politique pour ne pas sa salir, « permettant au mal de triompher » (p. 174).
Reed consacre aussi tout un chapitre à « l’hypocrisie libérale » (au sens américain de liberal, c’est-à-dire associé à des idées de gauche), notamment pour démontrer qu’il y a deux poids, deux mesures selon les positions politiques de la figure dénoncée, en revenant entre autres à l’affaire de Bill Clinton et du scandale autour de Monica Lewinsky. Sur un plan plus positif, il s’agit aussi de montrer que Trump a tenu ses promesses sur différents sujets. Reed dresse un véritable inventaire de toutes les mesures prises par Trump en un peu moins de quatre ans sur des thèmes sensibles pour des électeurs conservateurs et chrétiens, en montrant aussi les mesures favorables aux groupes sociaux défavorisés (par exemple des allègements fiscaux pour les revenus modestes ou pour la classe moyenne). Et tout un chapitre est consacré à « la mort du journalisme » : « les médias sont complètement et inextricablement enchevêtrés avec le Parti démocrate et la gauche » (p. 247), un constat qui donne aussi la mesure du profond fossé qui s’est creusé aux États-Unis entre différentes sphères de la société.
Ces chapitres (il y en a aussi un sur les allégations relatives à la Russie et à l’Ukraine), qui constituent l’essentiel de la seconde moitié du volume, sont d’un moindre intérêt pour notre propos.
Reed plaide pour le soutien massif des évangéliques à Donald Trump en 2020 à nouveau. Il souligne que, le 24 janvier 2020, Trump fut le premier président qui vint s’adresser aux manifestants de la Marche pour la Vie, le grand rassemblement anti-avortement, en quarante-sept ans d’existence de cet événement (p. 205).
« 2020 » est d’ailleurs le titre concis du chapitre final, qui souligne l’importance politique de ce mandat sur toute une série de thèmes, à commencer par le fait que le prochain Président nommera au moins un et peut-être jusqu’à trois membres de la Cour suprême (comme nous le savons, l’une de ces nominations est déjà intervenue à la veille de l’élection). Reed note aussi, pour mobiliser ses lecteurs, les énormes efforts qu’investiront les forces opposées à Trump pour le remplacer. « Jamais il n’y a eu plus en jeu. » (p. 302)
« Je ne prétends pas savoir ce qui arrivera en 2020 (…). Mais je sais avec certitude que, sans une participation historique et la plus élevée des évangéliques et des catholiques pro-vie, il sera très difficile pour lui d’être réélu. Il y a entre 40 et 50 millions d’électeurs évangéliques aux États-Unis. Si ces électeurs et d’autres électeurs croyants participent avec le nombre de voix qu’ils sont capables d’apporter, ils peuvent écrire l’histoire comme ils l’ont fait en 2016. » (p. 303)
Autant qu’une explication sur la genèse du soutien apporté par une majorité des évangéliques blancs à Donald Trump, le livre est d’abord un outil au service de la réélection du Président en 2020, avec une liste de 26 pages sur les promesses tenues en appendice. Mais c’est aussi un volume bourré de petites informations et observations qui aident l’observateur à comprendre ces dynamiques telles qu’elles ont été vécues et construites de l’intérieur. Il met en évidence, parmi les figures de proue du monde évangélique, les attitudes divergentes entre ceux qui — comme Reed — plaident pour une stratégie avant tout politique afin d’atteindre les objectifs (ce qui est bien en accord avec un homme qui a aussi bâti toute sa carrière sur cette ligne), d’une part, et ceux pour lesquels des considérations morales doivent occuper une place plus importante, rendant Trump difficilement acceptable.
En 2020 à nouveau, les évangéliques (blancs) ne se rangeront pas tous derrière Donald Trump. Des sites du type Evangelicals for Biden plaident ainsi pour un soutien au candidat démocrate, présenté comme un croyant authentique (ce qu’il est assurément), qui reflète les valeurs chrétiennes dans sa vie[6], tandis que d’autres (comme les Pro-Life Evangelicals For Biden) déplorent la timidité de beaucoup de figures évangéliques à prendre position contre Trump et les divisions que suscite, selon eux, le Président dans la société américaine. Ils entendent affirmer que le Parti républicain n’est pas propriétaire du vote évangélique.
Populisme et nationalisme chrétien
Après la lecture du livre de Reed, à quelques jours de l’élection présidentielle 2020, il est intéressant de voir dans quelle mesure les analyses de chercheurs confirment, complètent ou contredisent ce que ce livre nous apprend[7].
Nous avons reçu il y a peu de jours le numéro de l’automne 2020 de la revue trimestrielle Sociology of Religion, qui publie notamment un article de trois chercheurs américains, Joseph O. Baker (East Tennessee State University), Samuel L. Perry (University of Oklahoma) et Andrew L. Whitehead (Clemson University), intitulé « Keep America Christian (and White) : Christian Nationalism, Fear of Ethnoracial Outsiders, and Intention to Vote for Donald Trump in the 2020 Presidential Election » (vol. 81, N° 3, pp. 272-293). Cet article bénéficie des analyses accumulées par des recherches depuis 2016 pour comprendre l’impact de Donald Trump et le profil de son électorat.
Selon les enquêtes menées après l’élection inattendue de Trump en 2016, nombre d’Américains blancs sans éducation supérieure résidant dans le Rust Belt (c’est-à-dire la ceinture industrielle plutôt déclinante du nord-est des États-Unis) ont choisi Trump cette année-là après avoir voté pour Obama quatre ans plus tôt. Mais les auteurs mettent en garde contre la surévaluation de la dimension économique : des sentiments d’anxiété culturelle dans une population américaine blanche auraient joué un rôle plus important (groupe dominant se sentant menacé dans son statut). Des personnes qui craignent de voir la population blanche devenir minoritaire d’ici le milieu du siècle ou qui ont une opinon plutôt négative sur les Afro-Américains tendent beaucoup plus à soutenir Trump (ce qui, à vrai dire, n’est pas très surprenant). Les recherches menées depuis 2016 confirment que les Blancs, et en particulier les évangéliques blancs, ont beaucoup plus voté pour Trump que le reste de la population. Cela semble aussi s’inscrire dans une conjonction croissante entre affiliation évangélique et choix partisans.
L’article part du constat que le discours de Trump flatte un nationalisme chrétien aux États-Unis et analyse l’influence de ces thèmes dans les choix électoraux à partir d’un sondage national représentatif mené à la fin de l’année 2019 (un élément potentiellement important qui n’a donc pas pu être pris contact est la pandémie). Comme son nom l’indique, le nationalisme chrétien (même si ce n’est certainement pas l’expression par laquelle tous ses partisans se désigneraient) considère l’Amérique comme une nation chrétienne, estimant que cela doit se refléter dans sa politique, ses symboles et son identité. Il représente l’expression américaine du « christianisme identitaire » qu’on peut observer ailleurs[8], mais en raison du degré de religiosité et de diffusion d’un vocabulaire évangélique dans le public américain, il se vêt d’apparences beaucoup plus religieuses. La référence à l’héritage national chrétien s’associe souvent à une méfiance envers les étrangers et envers l’islam (particulièrement après les attentats du 11 septembre 2001), mais ce degré de méfiance varie bien sûr parmi les électeurs au profil nationaliste chrétien (certains ne montrent pas vraiment de préjugés envers les immigrants et/ou les musulmans, mais ils ne sont pas la majorité). Plus ces trois éléments sont présents, plus la probabilité du vote pour Trump augmente, montrent les auteurs au terme d’une analyse des données statistiques.
Une importante remarque des trois auteurs de l’article est qu’il faut se garder de la tendance à interpréter le nationalisme chrétien aux États-Unis en termes purement religieux, alors qu’il y a des recoupements avec la crainte des outsiders ethnoraciaux. Cependant, les auteurs n’en font pas pour autant un synonyme de méfiance envers les étrangers ou envers l’islam, mais ils relèvent cependant la convergence croissante entre les formes américaines et étrangères de populisme.
Les analyses postérieures à l’élection présidentielle de 2020 montreront comment le profil de l’électorat de Trump aura évolué, car les auteurs soulignent que certains changements peuvent être rapides[9]. L’article de Baker, Perry et Whithead a le mérite de nous rappeler que même les choix de l’électorat évangélique ne doivent pas être vus uniquement à travers une lunette religieuse — un point sur lequel Reed serait d’accord, mais pour d’autres raisons.
Dans quelques jours, nous connaîtrons le résultat : journalistes, commentateurs politiques, figures évangéliques et sociologues ne vont pas manquer de disséquer sous toutes les coutures ce que les résultats et les sondages autour de l’élection nous apprendront.
Jean-François Mayer
Notes
- Par la suite, Trump raconta à Reed comment il en était tardivement arrivé — à travers une expérience personnelle avec une amie — à adhérer à une position opposée à l’avortement ; il est intéressant de noter que la façon dont Trump déclare en être arrivé à cette position ne renvoie pas à des croyances religieuses, uniquement à une réflexion sur les conséquences d’un avortement (p. 51). ↑
- Même si le phénomène semble assez marginal, on voit même apparaître, selon un récent article du Washington Post (26 octobre 2020, des « Églises patriotiques » dont le nationalisme chrétien paraît en partie encouragé par l’élan qu’a donné Donald Trump. ↑
- James Beverley a eu la patience de compiler 500 « prophéties » et déclarations de pasteurs et figures évangéliques qui soutiennent que Trump a été choisi par Dieu. Si la lecture suivie finit par être un peu lassante et répétitive, ce dossier n’en constitue pas moins un fascinant recueil de textes pour découvrir ce qui s’est produit dans certains secteurs de l’imaginaire évangélique autour de la figure de Donald Trump, avec des déclarations énoncées sur le mode « L’Esprit de Dieu dit » ou des récits supposés relater des visions ou des rêves prophétiques. Cela donne à Trump, pour ceux qui accordent crédit à ces déclarations, une stature différente de celle d’une figure politique ordinaire, surtout du fait de l’accumulation de tels textes. Durant la campagne qui s’achève, des « prophètes » évangéliques ont à nouveau affirmé avoir reçu la révélation de la prochaine victoire de Trump : nous saurons très bientôt s’ils avaient raison. (James A. Beverley avec Larry N. Willard, God's Man in the White House: Donald Trump in Modern Christian Prophecy, Burlington [Ontario] / Riviera Beach [Floride], Castle Quay Books, 2020) ↑
- Cette expression désigne une interprétation littérale de la loi et de la Constitution américaine, conforme aux textes écrits, et non une interprétation plus large se référant à l’intention qui a pu guider la rédaction de ces textes. ↑
- Tous ne suivaient pas, en effet, la ligne politique froidement calculée de Reed. Ce dernier raconte comment il réagit à la diffusion de la vidéo de Trump (vieille alors de onze ans), dans laquelle ce dernier, ne sachant pas que les micros continuaient d’enregistrer, faisait quelques commentaires salaces sur des femmes. Reed publia un communiqué en réponse aux questions des médias pour expliquer qu’il était très déçu par ces propos de Trump (propos qu’il qualifie par ailleurs d’indéfendables), mais que les positions de celui-ci sur l’avortement, la liberté religieuse, l’accord nucléaire avec l’Iran et d’autres sujets occupaient une place plus élevée qu’une conversation privée dans la hiérarchie des priorités d’électeurs croyants (p. 133). ↑
- Mais leur compte Twitter ne comptait, en date du 29 octobre 2020, que 559 abonnés, tandis que moins de 7.000 personnes les suivaient sur Facebook : même si ce n’est pas le seul site chrétien pro-Biden, bien sûr, cela donne néanmoins une impression lilliputienne par rapport à l’énorme effort de Trump et de ses partisans sur les réseaux sociaux. ↑
- Nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous procurer et de lire le livre d’André Gagné (Université Concordia, Montréal), Ces Évangéliques derrière Trump. Hégémonie, démonologie et fin du monde, Genève, Labor et Fides, 2020. L’ouvrage se concentre sur la frange charismatique. On peut trouver un aperçu sur quelques-unes de ses observations dans un entretien avec Camille Andres, « Liaisons dangereuses entre évangéliques charismatiques et pouvoir politique », Réformés.ch, 21 août 2020, https://www.reformes.ch/politique/2020/08/liaisons-dangereuses-entre-evangeliques-charismatiques-et-pouvoir-politique. ↑
- Cf. Nadia Marzouki, Duncan McDonnell et Olivier Roy (dir.), Saving the People: How Populists Hijack Religion, Londres, Hurst, 2016. ↑
- Au vu de la présence d’une perception négative des Afro-Américains dans une partie de cet électorat, on peut se demander dans quelle mesure les turbulences autour du mouvement Black Lives Matter auront aussi des conséquences sur les choix électoraux. ↑