Pourquoi des milieux évangéliques (surtout américains, mais pas seulement[1]) sont-ils aussi sensibles aux théories du complot, et notamment aux thèses diffusées depuis peu d’années sous l’étiquette de QAnon, s’interroge un article publié récemment par l’agence de presse Protestinfo ? À travers des extraits de réponse de cinq observateurs des courants religieux — dont le rédacteur en chef de Religioscope — l’article d’Anne-Sylvie Sprenger éclaire plusieurs aspects de ce phénomène. Nous nous proposons d’apporter ici quelques informations complémentaires pour mieux mettre en contexte l’impact du phénomène QAnon dans des milieux chrétiens — mais pas seulement.
Les théories de QAnon et leur audience
Depuis octobre 2017, à l’enseigne de QAnon, des messages plutôt cryptiques sont diffusés sur Internet et relayés à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont supposés provenir d’une personne se désignant comme « Q Clearance Patriot » (Q pour faire court), qui occuperait une position à haut niveau dans les sphères gouvernementales américaines et aurait accès aux informations les plus secrètes. Aux États-Unis, la lettre Q est associée à l’habilitation d’accès aux documents classés top secret du Département de l’énergie, ce qui inclut notamment l’accès aux informations nucléaires.
Selon cet ou ces auteur(s), une conspiration satanique de pédophiles contrôlerait largement la politique, l’économie, les médias. Mais l’arrivée au pouvoir du président Trump viendrait contrarier ces plans de contrôle total : Donald Trump et des responsables militaires seraient donc engagés dans une guerre invisible, dans les coulisses, contre « l’État profond » (deep State). Une variété d’autres thèmes viennent s’y agréger, dans un malaxage permanent. C’est largement en ligne que se sont propagées ces thèses.
Q annonce des événements imminents qui ne semblent pas se produire, la plupart du temps : par exemple, le premier message de Q à l’automne 2017 prédisait l’arrestation d’Hilary Clinton dans les trente jours. En novembre 2018, lors d’un voyage aux États-Unis, nous avons entendu un interlocuteur convaincu par les thèses de QAnon nous expliquer que le président Trump instaurerait la loi martiale dans les prochains mois afin de démanteler les réseaux globalistes, que les forces armées entreraient en action pour arrêter les politiciens corrompus (c’est-à-dire 70 % des hommes et femmes politiques) ; ceux-ci seraient ensuite traduits devant des tribunaux militaires pour répondre de leurs actes. Le prochain mandat de Donald Trump lui permettrait ensuite d’achever ce travail de remise en ordre.
Les thèses sur l’existence d’un État profond poursuivant des intérêts contraires à ceux du peuple américain circulaient depuis des années déjà. Les accusations sur de puissants réseaux de trafics d’enfants associés à des figures politiques influentes avaient déjà circulé à la fin de l’année 2016, dans le contexte tendu de la campagne pour les élections présidentielles, avant de retomber. QAnon a repris ces éléments en les organisant autour d’autres thèmes centraux, dont celui du rôle du président Trump et d’un « grand éveil » (great awakening). L’importance de la dénonciation de réseaux pédophiles liés au complot semble aussi y avoir acquis une importance particulière, reflétant probablement aussi certains éléments de l’actualité (par exemple l’affaire Jeffrey Epstein). La pandémie qui a frappé le monde en 2020 a donné un élan supplémentaire aux spéculations sur des complots en général et à QAnon en particulier.
Cependant, même parmi ceux qui ont un préjugé plutôt favorable à l’égard de QAnon, une enquête récente suggère que beaucoup sont loin d’adhérer à l’ensemble du message, notamment à ses aspects les plus bizarres, et n’en retiennent que certaines thèses[2]. De même, il existe aussi un public rejetant QAanon tout en adhérant à certaines de ses théories. Les thèses complotistes sont fluides, malléables et sujettes à d’infinies recompositions selon les périodes, les milieux et les personnes.
QAnon peut toucher des milieux très variés. Par exemple, la page d’accueil d’un site québécois qui se donne pour mission de diffuser les thèses de QAnon et d’autres informations « alternatives » contient des expressions évocatrices de croyances New Age : « Notre blog québécois traite de la politique mondiale, les théories de la conspiration, le phénomène Qanon et la période d’ascension de notre planète. » Ou encore : « La seule et unique VÉRITÉ est celle qui RÉSONNE en vous », proclame la même page. Comme beaucoup de théories du complot, les thèses diffusées par QAnon peuvent être intégrées de façon sélective par des personnes ouvertes à de telles approches tout en cultivant des croyances variées sur le plan religieux.
La réception et la critique de QAnon dans des milieux évangéliques
En même temps, ces thèses semblent en effet rencontrer un écho particulier dans des milieux chrétiens conservateurs, notamment évangéliques. Si les données chiffrées manquent pour en évaluer l’impact, les informations empiriques se multiplient, de la part de pasteurs qui disent observer l’impact croissant de ces thèses parmi leurs fidèles, d’autant plus que les restrictions de réunion liées à la situation sanitaire ont poussé les membres de leurs Églises à chercher plus encore des réponses en ligne[3].
Cet attrait pour les thèses de QAnon peut aller d’un simple intérêt ou d’une curiosité pour certains points aux cas extrêmes (et marginaux) d’une intégration pure et simple de QAnon dans le message prêché dans des « églises de maison » néo-charismatiques (mais offrant accès à leurs cultes sur Zoom), comme a pu l’observer un jeune chercheur, Marc-André Argentino (Concordia University) durant ses enquêtes :
« Les théories du complot de QAnon y sont réinterprétées à travers la Bible. Réciproquement, les théories de QAnon servent de lentilles pour interpréter la Bible elle-même. »[4]
Des publications ou figures évangéliques influentes ont vivement dénoncé QAnon et ont exprimé leur inquiétude devant la diffusion de ces théories. Dans le grand magazine évangélique Christianity Today, Bonnie Kristian qualifiait récemment QAnon de « diabolique »[5]. Mais cela n’empêche pas un certain nombre de chrétiens d’être fascinés par le scénario excitant que leur propose QAnon, de même qu’il séduit des non-chrétiens aussi.
Les thèses de QAnon sont imprégnées d’un vocabulaire religieux, ce qui n’est pas très surprenant en contexte culturel américain, mais contribue à les rendre plus attrayantes pour un public chrétien évangélique. Même l’expression de « grand réveil », bien qu’elle soit utilisée ici dans un tout autre sens, rappelle aussi ces mouvements de réveil de la ferveur religieuse qui ont traversé les États-Unis dès le XVIIIe siècle et sont connus sous le nom de Great Awakening dans la mémoire américaine.
Le contexte culturel, social et politique américain
Mais il ne faut pas chercher à comprendre le contexte en se référant uniquement aux dimensions religieuses. Dans un célèbre article publié en 1964, Richard Hofstadter avait proposé ses observations sur le « style paranoïde dans la culture politique américaine »[6] — tout en notant d’ailleurs que ce trait n’était pas exclusif aux États-Unis. Peut-être une alchimie particulière s’y développe-t-elle cependant en rencontrant d’autres facteurs.
La culture populaire américaine (par exemple les films à suspense) est riche en exemples de héros seuls qui se battent contre des complots au plus haut niveau : cette culture populaire imprègne bien sûr autant les milieux chrétiens conservateurs que le reste de la population.
De même, l’observateur européen est souvent surpris par le degré élevé de méfiance de certains milieux américains envers les autorités et l’affirmation de la sacro-sainte liberté individuelle face à tout pouvoir supérieur. L’ambiguïté par rapport à l’État et à son rôle peut rapidement se transformer en méfiance envers celui-ci et ses ambitions de contrôle de la société — notamment avec les conséquences que cela pourrait entraîner également pour la liberté religieuse. Même si la grande majorité des assemblées religieuses américaines se sont pliées aux règles sanitaires contraignantes édictées pendant la première vague de la pandémie, une frange s’est montrée rebelle, et les soupçons que le gouvernement limitait trop la liberté religieuse n’ont pas manqué : à cet égard, les événements des derniers mois ont été de nature à renforcer la crédibilité et l’impact de thèses complotistes, même si la phénomène QAnon leur préexiste.
Dans les milieux chrétiens conservateurs, le sentiment de se trouver confronté à des évolutions culturelles et sociales indésirables (par exemple sur le plan moral : avortement, militantisme homosexuel) s’exprime depuis des années et avait d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans la politisation de secteurs chrétiens il y a quarante ans, avec l’apparition de la « nouvelle droite chrétienne » et son influence sur le Parti républicain. Les chrétiens qui entraient à ce moment en politique ne le faisaient pas parce qu’ils en avaient envie, mais parce qu’il leur semblait que, s’ils ne se mobilisaient, les évolutions en cours conduiraient à une société de plus en plus éloignée de leurs aspirations.
Leur méfiance face aux « élites » politiques les a conduits à soutenir Donald Trump (d’abord à reculons) lors du vote présidentiel de 2016. Cette méfiance ne se limite d’ailleurs pas au champ politique. Elle peut aussi s’étendre aux milieux scientifiques, comme le montre le climatoscepticisme répandu[7]. Cette méfiance s’applique aussi aux médias : selon un sondage effectué en 2018 par le Billy Graham Center Research Institute, environ la moitié des évangéliques américains seraient fortement convaincus que les médias dominants produisent des fake news[8].
Cultivant l’image d’une Amérique fondée sur des valeurs familiales et religieuses, dont le souvenir idéalisé semble encore proche, certains milieux chrétiens conservateurs ne peuvent qu’être sensibles aux théories du complot : comment la société américaine en est-elle arrivée à devenir ce qu’elle est aujourd’hui et à s’éloigner de ses principes, si ce n’est par suite de coups de boutoir qui peuvent paraître résulter d’efforts souterrains organisés de renversement de tout ce à quoi restent attachés ces croyants ?
Les évangéliques blancs ont massivement soutenu Donald Trump lors de l’élection présidentielle de 2016. Un sondage à la fin du mois d’août indique que 33 % des électeurs républicains considèrent que les théories de QAnon sur un « complot des élites de l’État profond » sont pour l’essentiel vraies et 23 % que certains de ses éléments sont vrais[9]. L’appartenance partisane explique sans doute autant que les convictions religieuses la réceptivité à QAnon, même si l’on doit y ajouter, pour le milieu évangélique, les « paroles prophétiques » de prédicateurs de certains courants évangéliques attribuant à Donald Trump un rôle spécial et salvateur.
De la guerre spirituelle à QAnon
D’autres éléments doivent aussi être pris en compte, à commencer par la notion de « guerre spirituelle » (spiritual warfare) répandue dans certains milieux évangéliques. La métaphore de la guerre et du combat dans le domaine spirituel n’a évidemment rien de nouveau, dans l’histoire des religions, et peut apparaître dans une variété de traditions religieuses ; dans ce cas-là, cependant, elle prend un sens plus direct : non seulement celui de l’effort du croyant pour combattre passions et tentations, mais aussi un combat parfois très concret contre des puissances démoniaques à l’œuvre dans les sociétés. Cela crée un arrière-plan propice à des théories mélangeant politique et religion pour les appliquer à un contexte historique précis.
Quant à la conviction que de sinistres et puissants satanistes seraient à l’œuvre dans les coulisses et commettre des crimes allant jusqu’au sacrifice d’enfants, il faut se souvenir que les États-Unis ont été frappés par des vagues de « panique satanique » (Satanism scare) incluant des accusations (non étayées) de crimes rituels[10]. Dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, les rumeurs les plus étonnantes ont circulé, avec des accusations d’abus rituels sataniques dont auraient été victimes de nombreux enfants, des allégations sur de puissants réseaux sataniques secrets et des spécialistes plus ou moins improvisés venant appuyer ces dires[11]. Cela avait donné lieu à de nombreuses publications, avait convaincu certains agents de police de la réalité de ces histoires[12] et avait entraîné de graves conséquences pour des personnes victimes de telles accusations (et finalement innocentées, mais parfois après des années d’épreuves). Des milieux chrétiens avaient été particulièrement réceptifs à ces histoires : ce thème latent, qui n’a jamais complètement disparu même s’il ne retient plus l’attention des grands médias, offre un imaginaire dans lequel les dénonciations émises par QAnon peuvent puiser.
Plusieurs commentaires suggèrent en outre que l’intérêt pour les prophéties et la fascination pour les spéculations apocalyptiques, qui fleurissent dans certains milieux chrétiens critiques envers le cours actuel de la société, offrent une base favorable à la réception des thèses de QAnon.
Les théories propagées par QAnon n’ont ainsi pas fait irruption sur un terrain culturellement et religieusement vierge, mais ont recomposé des thèmes existants, tout en y intégrant l’inattendue figure salvatrice de Donald Trump. Les affinités avec des thèmes auxquels sont sensibles certains milieux chrétiens aident à comprendre pourquoi ces thèses ont pu y susciter l’intérêt, en dépit de leur caractère étrange.
Jean-François Mayer
Notes
- Pour l’instant, il manque encore des données précises pour mesurer l’audience de QAnon selon les convictions religieuses en Europe. L’impact y semble plus marginal, d’autant plus qu’il s’agit de théories fortement liées au contexte américain, mais certains éléments du scénario QAnon pourraient fort bien se propager de façon individuelle, sans impliquer l’adoption automatique de tout le scénario associé à ce message. ↑
- Brian F. Schaffner, QAnon and Conspiracy Beliefs, 5 octobre 2020. Le texte complet du sondage et les tableaux statistiques peuvent être téléchargés depuis cette page : https://www.isdglobal.org/isd-publications/qanon-and-conspiracy-beliefs/. ↑
- Katelyn Beaty, « QAnon : The alternative religion that’s coming to your church », RNS, 17 août 2020, religionnews.com/2020/08/17/qanon-the-alternative-religion-thats-coming-to-your-church ↑
- Marc-André Argentino, « The Church of QAnon : Will conspiracy theories form the basis of a new religious movement ? », The Conversation, 18 mai 2020, https://theconversation.com/the-church-of-qanon-will-conspiracy-theories-form-the-basis-of-a-new-religious-movement-137859. ↑
- Bonnie Kristian, « QAnon Is a Wolf in Wolf’s Clothing », Christianity Today, 26 août 2020, https://www.christianitytoday.com/ct/2020/august-web-only/qanon-is-wolf-in-wolfs-clothing.html. ↑
- Richard Hofstadter, « The Paranoid Style in American Politics », Harper’s Magazine, novembre 1964, https://harpers.org/archive/1964/11/the-paranoid-style-in-american-politics/. ↑
- Selon Robin Globus Veldman, qui s’est intéressé à ce sujet, le climatoscepticisme de milieux chrétiens américains ne serait pas avant tout lié à des convictions théologiques, mais à la perception que les thèses du réchauffement climatique sont associées à des idées de gauche et à des milieux idéologiquement séculiers (cf. son entretien avec Eric C. Miller, « The Gospel of Climate Skepticism », Religion & Politics, 10 mars 2020, https://religionandpolitics.org/2020/03/10/the-gospel-of-climate-change-skepticism/). Cet entretien résume les thèses de son livre : Robin Globus Veldman, The Gospel of Climate Skepticism : Why Evangelical Christians Oppose Action on Climate Change, Berkeley, University of California Press, 2019. ↑
- Il ne nous a pas été possible pour le moment de trouver les résultats détaillés de ce sondage, mais il est cité dans un récent article publié par le Prof. Ed Stetzer, directeur de ce centre (« Evangelicals need to address the QAnoners in our midst », USA Today, 4 septembre 2020, https://eu.usatoday.com/story/opinion/2020/09/04/qanon-and-evangelicals-its-time-address-qanoners-column/3446756001/). ↑
- Civiqs, National Political Survey September 2020, p. 22, https://civiqs.com/documents/Civiqs_DailyKos_monthly_banner_book_2020_09_klw74f.pdf. ↑
- Pour une analyse critique de ce phénomène par des chercheurs universitaires, on peut lire le volume dirigé par James T. Richardson, Joel Best et David G. Bromley, The Satanism Scare ; New York, Aldine de Gruyter, 1991. ↑
- Massimo Introvigne a bien montré comment des milieux tant séculiers que chrétiens ont alimenté cette vague de panique satanique ; du côté séculier, il s’agissait de psychologues convaincus au départ par les récits de patients affirmant retrouver des souvenir réprimés de rituels satanistes dont ils auraient été victimes (Enquête sur le satanisme, Paris, Dervy, 1994, pp. 310-368). Introvigne relevait déjà l’importance de la « théologie de la guerre spirituelle » (spiritual warfare) pour expliquer la réceptivité des milieux évangéliques aux allégations de satanisme à large échelle durant cette période (ibid., pp. 340-344). ↑
- Il y a bien eu certains cas identifiés de crimes associés à des convictions satanistes et utilisant un symbolisme sataniste, mais il s’agissait d’affaires non liées entre elles, et certainement pas commises par un vaste et puissant réseau secret. ↑