“Chers membres du clergé, calmez-vous et mêlez-vous de vos propres affaires. Les églises et les chapelles ne sont pas faites pour la politique”. Le 22 août, le président autoritaire biélorusse Alexandre Loukachenko tançait les représentants de diverses confessions lors d’un déplacement à Grodno, dans l’ouest du pays. Pris lui-même dans la tourmente d’une forte contestation populaire de sa réélection frauduleuse, le 9 août, il en appelait à “ne pas suivre les renégats” qui s’exprimaient dans des manifestations pacifiques. Sans se priver d’émettre une menace à demi-voilée: “L’État ne restera pas indifférent face à vos prises de position”. Dans un système politique où la personnalité d’Alexander Loukachenko s’est confondue avec les institutions d’État depuis son arrivée au pouvoir en 1994, l’avertissement devait être pris au sérieux.
La déclaration trahissait aussi le caractère éminemment politique, voire géopolitique, des principales organisations religieuses en Biélorussie dans le contexte de crise. Si la plupart des prélats, notamment chrétiens orthodoxes, se contentent d’appels au calme et au dialogue dans leurs communications publiques, la sphère religieuse est bel et bien en ébullition. Au-delà des incertitudes actuelles, certains équilibres structurels pourraient être remis en cause.
Une mosaïque religieuse majoritairement chrétienne et complexe
De plusieurs enquêtes d’opinion, il ressort que la Biélorussie est l’un des pays les plus pieux d’Europe: environ un tiers des 9,5 millions d’habitants assure que la religion tient une place importante dans leurs vies. Le pays est majoritairement chrétien, même s’il est difficile d’obtenir des statistiques fiables. Selon le Centre d’Information et d’Analyse, 68% de la population est rattachée à l’Église orthodoxe biélorusse du patriarcat de Moscou, 14% à l’Église catholique romaine et 3% à d’autres groupes religieux comme le judaïsme, l’islam, le gréco-catholicisme (uniates), les vieux-croyants orthodoxes et diverses branches du protestantisme. Sans remettre en cause cette hiérarchie, le rapport sur les libertés religieuses internationales du département d’État américain établit, en 2017, que l’Église orthodoxe rassemble 53% des Biélorusses, et l’Église catholique 6%.
L’Église orthodoxe bénéficie d’un statut spécial dans la loi. En tant “qu’une des institutions sociales les plus importantes”, elle dispose du droit d’influence dans des domaines de compétence de l’État tels que l’éducation, la santé ou encore la prévention de la criminalité. Un statut historique est reconnu à certaines confessions “traditionnelles”, dont le catholicisme, le judaïsme, l’islam et le luthéranisme. L’Église catholique déplore de longue date des actes de “discrimination” vis-à-vis de son clergé et de ses fidèles, sans commune mesure toutefois avec les entraves dont souffrent plusieurs communautés protestantes d’inspiration nord-américaine. Il convient néanmoins de noter qu’en 2015, 31,9% des communautés religieuses [c’est-à-dire chaque groupe religieux local avec son lieu de culte, indépendamment du nombre de fidèles, NDLR] enregistrées en Biélorussie étaient protestantes, contre 49,6% d’orthodoxes et 14,8% de catholiques.
L’implication des fidèles complique encore la mosaïque de l’importance des confessions chrétiennes. Selon une étude du centre de recherche Pew en 2017, 40% des catholiques se déclaraient croyants par conviction, contre 23% des orthodoxes. “En Biélorussie comme dans la plupart des pays à majorité orthodoxe, s’affirmer chrétien revêt avant tout une dimension culturelle et nationale”, explique Dmytro Horyevoy, directeur du Centre de la sécurité religieuse à l’Université catholique de Lviv, en Ukraine. De même, les paroissiens catholiques ont un taux de pratique plus fort que les orthodoxes. Le dynamisme du catholicisme biélorusse se perçoit enfin dans le fait que le nombre de fidèles dépasse de loin la minorité ethnique polonaise (environ 3% de la population). Pour autant, ces différences structurelles n’ont pas engendré de relations conflictuelles au cours des années. Dmytro Horyevoy attribue “une coexistence saine et consensuelle” à l’œuvre de Philarète, métropolite orthodoxe de Minsk et Sloutsk de 1989 à 2013. “Il a été très actif pour organiser échange et dialogue”, précise l’expert.
Un archevêque catholique à l’offensive
L’association entre le clergé catholique et l’étiquette “d’agents de l’Occident” a pourtant régulièrement été mise en avant par des fonctionnaires d’État. Dans le contexte actuel, elle a servi à réprimer les critiques émises par l’archevêque Tadeusz Kondrusiewicz, 74 ans, à la tête de l’archidiocèse de Minsk-Moguilev depuis 2007. Il a porté plainte auprès du ministère de l’Intérieur pour dénoncer les répressions policières qui visent les opposants à Alexandre Loukachenko. Il a aussi conduit une prière publique devant une prison et condamné les arrestations de masse, le 26 août, devant “l’église rouge”, un lieu de culte symbolique de Minsk dédié à saint Simon et à sainte Hélène. Enfin, dans un entretien à la télévision polonaise Trwam le 31 août, il a estimé qu’il “y a de sérieuses raisons pour considérer que l’élection n’a pas été honnête”.
Dans son subtil jeu de balancier entre l’Est et l’Ouest, Alexandre Loukachenko a ménagé la communauté catholique depuis 1994, en multipliant les contacts avec Rome et en invitant plusieurs fois le pape à lui rendre visite. En 2017, le média en ligne BelarusDigest assurait qu’un récent revirement présidentiel vers l’Ouest autorisait les catholiques à évoquer leurs problèmes de manière plus libre. Tadeusz Kondrusiewicz avait même fait état de travaux sur un “nouveau concordat”. Le 31 août 2020, l’autocrate ne laisse cependant pas passer les sorties de l’archevêque, qui est refoulé à la frontière lors d’un retour de Pologne, malgré sa citoyenneté biélorusse. Une initiative qui a coïncidé avec les accusations de déstabilisation qu’Alexandre Loukachenko a alors lancées à l’encontre de pays occidentaux. La mésaventure de l’archevêque “n’a pas suscité de protestations spécifiques en Biélorussie”, constate Dmytro Horyevoy. Mais elle ajoute “une pierre de plus au mur des mécontentements”.
Un changement d’approche du côté de l’Église orthodoxe
D’éventuelles sanctions vis-à-vis de la communauté catholique ne sont pas à l’ordre du jour. Cela dit, l’ire du chef de l’État ne les vise pas uniquement. C’est en effet une fronde interne qui a poussé le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe à remplacer le métropolite orthodoxe Paul par l’évêque Benjamin, élevé le 6 septembre. L’ancien exarque avait froissé nombre de fidèles en soutenant ouvertement Alexandre Loukachenko et ses forces de sécurité. Son successeur, tout aussi peu critique du régime, se montre cependant plus réservé dans ses prises de position. Fait marquant, il est le premier dirigeant de nationalité biélorusse de l’histoire de l’Église. À Moscou, le patriarche Kyrill ne cache pas que “le facteur national acquiert un rôle de plus en plus politique en Biélorussie. Nous en avons donc conclu que le chef de l’Église doit être une personne née en Biélorussie, parlant le biélorusse et élevé dans un environnement biélorusse”.
Ce constat de différenciation est inédit de la part du patriarche. Il répond à plusieurs problématiques. Dans un premier temps, il permet “d’adresser des excuses indirectes à la population pour les déclarations du métropolite Paul”, estime Dmytro Horyevoy. La nomination du très pieux Benjamin, notoirement distant des affaires publiques, sert aussi à dé-politiser l’Église. De plus, elle consacre une évolution similaire à celle de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, dont le métropolite Onufriy est originaire de l’ouest du pays. “Les deux exarques sont du cru national”, note Dmytro Horyevoy, “ce qui n’implique rien d’autre en pratique qu’un plus large usage des langues locales. Les deux désirent par-dessus tout garder une communion spirituelle avec Moscou”. Enfin, l’arrivée de Benjamin vise à enterrer l’épineuse question d’une éventuelle autocéphalie (indépendance) accordée à l’Église de Biélorussie.
De fait, les spéculations politiques ne manquent pas sur une éventuelle émulation des Biélorusses suite au précédent ukrainien. Selon le prêtre Hiorhiy Kovalenko, anciennement clerc du Patriarcat de Moscou et aujourd'hui très actif représentant de la branche de l’Église d’Ukraine autocéphale depuis janvier 2019 par décision du Patriarcat de Constantinople, “les fondations d’une indépendance existent, bien qu’elles ne soient pas structurées”. Il est à noter qu’une Église autocéphale de Biélorussie existe déjà depuis 1922. En raison de persécutions polonaises puis soviétiques, elle n’a jamais pris racine. Son siège est aujourd’hui situé à Brooklyn, New York. L’institution en exil ne compte qu’une dizaine de milliers de fidèles et n’exerce aucune influence en Biélorussie même.
Aussi Benjamin peut-il assurer, dans un entretien à la chaîne de télévision RT, que “ce sujet est quelque peu imposé de l’extérieur. Un tel besoin à l’intérieur de la Biélorussie est inexistant”. De fait, l’idée de l’autocéphalie ne serait portée que par quelques prêtres isolés. Et si elle a été évoquée récemment dans le paysage médiatique biélorusse, c’est du fait de propos mensongers de médias gouvernementaux, affirmant que le conseil de coordination de l’opposition soutenait l’autocéphalie de l’Église orthodoxe. “Ce n’est pas un enjeu en Biélorussie”, confirme Dmytro Horyevoy, en soulignant les différences structurelles par rapport à l’Ukraine. Entre autres, la concurrence entre plusieurs groupes orthodoxes y avait alimenté le débat. L’initiative du patriarche Kyrill de renforcer le caractère national de l’Église doit néanmoins être entendue comme une mesure préventive de Moscou, qui lie ainsi le futur de son autorité canonique en Biélorussie à l’évolution de la situation politique.
Sébastien Gobert
Sébastien Gobert est un journaliste qui réside à Kyiv, en Ukraine. Il participe au Collectif de journalistes indépendants Daleko-Blisko. Il a déjà écrit à plusieurs reprises pour Religioscope.