Pour le premier soir de Pessah, le 8 avril, Igor Kožemjakin, le hazzan, le chantre de la synagogue ashkénaze de Sarajevo, a partagé le pain sans levain à une poignée de fidèles et récité les prières, retransmises en ligne, dans un temple vide. « C’est la première fois que cela se produit : même durant le siège de Sarajevo, dans les années 1990, le seder a toujours été célébré dans notre synagogue », expliquait-il à la télévision Al-Jazeera Balkans[1]. C'est aussi dans une ville déserte et silencieuse, soumise à un strict régime de confinement, qu'Ammar Efendić, le jeune muezzin de la mosquée Gazi Husrev-bey, la mosquée impériale de la capitale bosnienne, grimpe cinq fois par jour au minaret pour lancer l’appel à la prière. « C’est paradoxal, l’ezan, l’appel à la prière, a pour but de faire venir les gens à la mosquée. Or, nous devons au contraire leur dire de rester chez eux », confiait-il à Radio Free Europe[2]. Ce n’est guère plus que sur Internet que survit la polyphonie confessionnelle qui fait de Sarajevo la « Jérusalem des Balkans ». Près de trente ans après le début de la guerre qui a dévasté la Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, le confinement réveille pourtant beaucoup de traumatismes et de douloureux souvenirs. « Il faut rester à la maison, et l’ennemi est invisible, on ne sait pas d’où il va venir nous attaquer. C’est comme la guerre, sauf qu’on ne nous tire pas dessus », explique ainsi une habitante de Mostar[3].
Cette année, il n’y pas eu de procession des Rameaux, dimanche 5 avril, dans les rues de Croatie voisine, ni de messes de Pâques le dimanche suivant. Les fidèles ont été invités à suivre à la radio, à la télévision ou sur Internet les célébrations de la Semaine Sainte, qui se sont déroulées à l’intérieur d'églises fermées. Mgr Bozanić, le cardinal-archevêque de Zagreb, n’a même pas pu les célébrer dans sa cathédrale, ainsi que le veut la tradition, car le bâtiment a été endommagé par le tremblement de terre du 22 mars[4], et il a dû se rabattre sur une église de banlieue. Frappés comme le reste de la région par l'épidémie de coronavirus, les habitants de la capitale croate doivent en plus gérer les conséquences du séisme, qui a endommagé au moins 7000 bâtiments. La cathédrale Saint-Étienne a été particulièrement atteinte, près d’un siècle de travaux de rénovation ayant été annihilé.
De même, le patriarche Irinej, chef de l’Église orthodoxe serbe, a célébré la liturgie de la Résurrection, samedi 18 avril au soir, dans l’immense crypte de la basilique Saint-Sava de Belgrade, sans la présence du moindre fidèle. La cérémonie, qui ne regroupait que la chorale et quelques desservants, était retransmise à la télévision. Au Monténégro voisin, le métropolite Amfilojihe a présidé les célébrations pascales dans la vaste basilique de Christ-Sauveur de Podgorica, assisté d'un clergé très réduit. Sur le parvis, la police refoulait les fidèles qui tentaient de pénétrer dans le bâtiment. Toutefois, cette situation n'a pas empêché l’Église orthodoxe serbe au Monténégro d'organiser dimanche des processions virtuelles contre la loi sur les propriétés des communautés religieuses, votée à la fin du mois de décembre, et qu’elle conteste toujours, estimant qu’elle vise à la « spolier » de ses possessions[5]. Tout l'hiver, des dizaines de milliers de Monténégrins avaient défilé chaque jeudi et chaque dimanche, jusqu’à ce que le Covid-19 ne rende les rassemblements impossibles. Avec cette « procession en ligne », accessible depuis les réseaux sociaux, l’Église a trouvé une parade technologique qui lui permet, à tout le moins, d’entretenir la motivation des fidèles.
Des dérapages qui font scandale
Certains « dérapages » ont pourtant fait scandale. Le 16 avril, la première chaîne de la télévision de Bosnie-Herzégovine (BHT1) retransmettait les images de la liturgie du Jeudi Saint, selon le calendrier julien, célébrée en l’église Saint-Basile-d’Ostrog, dans les faubourgs serbes de Sarajevo : une foule dense se pressait autour des célébrants, sans respecter aucun geste barrière et un prêtre a distribué la communion en utilisant la même cuillère pour tous les fidèles, ainsi que le veut la tradition orthodoxe. Des images similaires ont été diffusées dimanche en Macédoine du Nord, où les croyants se sont retrouvés nombreux au prestigieux monastère de Saint-Jean Bigorski pour la liturgie du samedi soir, qui annonce la Résurrection du Christ. Cet édifice, situé dans les montages du nord-ouest du pays, est proche des premiers clusters du Covid-19 dans le pays, enregistrés à Debar et Struga.
Durant ce week-end pascal, la Macédoine du Nord était pourtant soumise au « plus long couvre-feu de son histoire », avec l’interdiction de toute sortie depuis le vendredi 17 avril à 16 heures jusqu’à 5 heures le mardi matin suivant, et des contrôles renforcés étaient annoncés aux abords des lieux de culte. Il semble pourtant difficile de croire que des fidèles aient pu se rendre à Saint-Jean Bigorski sans que la police ne s’en rende compte… Au lendemain du week-end pascal, la presse serbe tenait une chronique des « bavures » : des fidèles ont aussi pu se glisser derrière les portes, théoriquement fermées, des églises de Požarevac ou du monastère de Rukumija, où la police aurait infligé des amendes à une quinzaine d’autres, mais il s’agit d’exceptions suffisamment rares pour être notées[6].
En Grèce, les forces de l'ordre étaient aussi très mobilisées pour appliquer un strict confinement de la population et des hélicoptères et des drones ont survolé durant tout la week-end la ville d'Athènes. Quelques incidents ont été signalés, le plus grave s’étant produit le vendredi soir, quand des intégristes, dont un ancien député d’Aube dorée (extrême droite néo-nazie) ont tenté d’organiser dans le faubourg athénien de Koradylos la tradition procession de l’epitaphion (un tissu brodé représentant la mise au tombeau du Christ). La police est vite intervenue, interpellant 18 personnes. Le dimanche de Pâques, un prêtre a été brièvement interpellé sur l’île de Chios pour avoir ouvert les portes de son église aux fidèles et toute la semaine précédant les cérémonies, des voix avaient appelé à ne pas respecter les consignes du gouvernement, mais elles n’ont été que bien peu entendues.
D’autres incidents ont été signalés dans la région, principalement au début de la période de confinement, quand on peut penser que les différentes communautés religieuses n’avaient pas encore pris la mesure de la détermination des autorités à faire appliquer les mesures de confinement ni de la très forte adhésion des populations à ces directives. Dimanche 22 mars, alors que de sévères règles de distanciation sociale étaient déjà en vigueur, un prêtre orthodoxe de Novi Sad, dans le nord de la Serbie, avait célébré la liturgie et distribué la communion à la porte de son église, en utilisant la même cuillère pour tous les fidèles, ainsi que le veut la tradition. La vidéo, tournée par un passant, avait fait scandale dans toute la région.
Chez les catholiques de Croatie, ces « incidents » semblent avoir été plus rares. Des fidèles avaient bien tenté de se réunir dans une église de la banlieue de Split pour célébrer la messe des Rameaux, jusqu’à ce que la police arrive et les invite fermement à rentrer chez eux. Pour sa part, Mgr Ratko Perić, l’évêque de Mostar, en Bosnie-Herzégovine a appelé à la réouverture des églises et à la tenue de messes retransmises par haut-parleurs sur les parvis. Les fidèles devraient se tenir à deux mètres les uns des autres, mais pourraient tout de même recevoir la communion. Cet appel intervient alors que les autorités du canton d’Herzégovine ont interdit tout rassemblement de plus de cinq personnes depuis le début du mois d’avril. Beaucoup d’églises d’Herzégovine occidentale, bastion catholique et place-forte des nationalistes croates, auraient enfreint les directives sanitaires, tandis que certaines paroisses, qui ont choisi de les respecter, ont été dénoncées par Mgr Perić pour avoir fermé leurs portes aux fidèles…
Un message sanitaire entendu
Le message sanitaire a donc été largement entendu, l’immense majorité des croyants de toutes les religions respectant scrupuleusement les – sévères – consignes de confinement adoptées par tous les pays de la région, mais la peur de la répression et des lourdes amendes, voire des peines de prison prononcées notamment en Serbie[7], n’explique pas tout : l’idée que le confinement et la mise en quarantaine des personnes infectées constituent la seule prophylaxie opposable au Covid-19 fait largement consensus. L’épidémie reste en effet relativement contenue dans les Balkans, avec 122 décès enregistrés le 21 avril en Serbie, 51 en Macédoine du Nord, 48 en Bosnie-Herzégovine, 47 en Croatie, 26 en Albanie et seulement douze au Kosovo et cinq au Monténégro[8], malgré le délabrement des systèmes de santé de tous les pays de la région et le manque de personnels soignants, médecins et infirmières ayant massivement quitté ces dernières années la péninsule pour les pays d’Europe occidentale. « Nous restons à la maison, car nous savons que nous ne pouvons pas compter sur les hôpitaux si nous tombons malades », explique ainsi Gordana, une habitante de Skopje, qui a peint ses œufs de Pâques, mais reste confinée dans l’intimité familiale.
Les systèmes d’assistance sociale sont également très peu développés, alors qu’en Serbie ou en Bosnie-Herzégovine, les personnes âgées de plus de 65 ans avaient l’interdiction totale de sortir de leur domicile, avant que celle-ci ne soit partiellement levée en Serbie depuis mardi. Dans la région de Derventa, dans le nord de la Bosnie, ce sont les franciscains qui tentent de pallier ces carences de l’État. « Les Croates qui avaient été chassés par la guerre et qui sont revenus dans la région sont souvent des personnes âgées, isolées dans des villages où il n’y a aucun commerce et où, désormais, ne passe plus aucun autobus », explique le père Dalibor Stjepanović, interrogé par Radio Slobodna Evropa[9], qui a mis en place un réseau de distribution des médicaments délivrés par la Croix Rouge. « Certains d’entre eux bénéficient même de l’assistance santé de Croatie et allaient donc chercher leurs médicaments de l’autre côté de la frontière, qui est désormais fermé ». Les mesures de confinement peuvent en effet avoir des effets dramatiques, alors que jamais les frontières séparant les pays des Balkans n’ont été si étroitement hermétiques, même au plus fort des combats des années 1990.
Les instances musulmanes des différents pays de la région s’engagent aussi dans cet effort d’assistance, qui devrait se renforcer durant le mois de ramadan, où l’aumône est une obligation prescrite par le Coran. Depuis le début de l’épidémie, la Communauté islamique de Serbie a d’ailleurs mis en place une aide humanitaire à destination des populations les plus pauvres, notamment dans les quartiers roms de Voïvodine, dans le nord du pays, où les populations sont particulièrement déshéritées et il est bien difficile de respecter les règles de distanciation sociale. Alors que toutes les personnes atteintes du Covid-19 doivent en Serbie se rendre dans des hôpitaux provisoires, comme celui installé dans l'immense hall de la foire de Belgrade, afin de prévenir tous les risques de contagion, le chef de la communauté, le mufti Mevlud ef. Dudić a également demandé que les musulmans puissent avoir accès à une alimentation en accord avec les règles de l'islam et à un espace où prier - une requête restée, pour l’instant, sans réponse.
Épidémie réelle et rituels virtuels
Alors que certains traditionalistes jouaient au chat et à la souris avec la police dans les pays orthodoxes des Balkans, l’évêque Grigorije de Dusseldörf et de toute l’Allemagne, une figure moderniste de l’Église serbe, avait d'ailleurs rappelé dans une interview accordée au quotidien Danas[10] qu’il ne fallait pas « chercher à faire son salut en mettant en danger la santé des autres », et que Dieu ne demande pas une « piété offensive », qui ferait fi des interdictions sanitaires, dénonçant même le « péché d’orgueil » des intégristes qui croient avoir raison contre tout le monde et se placent ainsi « au-dessus des décisions des évêques et du Christ lui-même ». Le diacre Branislav Rajković, porte-parole du diocèse de Zahumljihe, en Bosnie-Herzégovine, avait également appelé à retrouver en famille le sens de chacune des journées de la Semaine Sainte – non sans rappeler qu’en deux millénaires, « l’Église avait bien souvent dû s’adapter à des circonstances contraires ».
De fait, la récurrence des épidémies n’a pas manqué de structurer l’histoire des Balkans comme celle de tous les pays d’Europe, à commencer par la peste, dont le dernier épisode majeur remonte au début du XIXe siècle, avec la « peste de Caragea » qui, partie d’Istanbul, ravagea la Valachie (sud de l’actuelle Roumanie) en 1813. Les réactions religieuses ont à peu près toujours été les mêmes : après une phase initiale de déni ou de relativisation du danger, les églises ou les mosquées tentaient de déployer une prophylaxie sacrée, avec des prières et des rituels spécifiques, comme des processions, avant d’être bien souvent débordées par la puissance de l’épidémie, capable, à son acmé, de remettre en cause les rituels les plus fondamentaux, notamment ceux des obsèques et du deuil. Le coronavirus de 2020 n’échappe guère à ce schéma général, la seule nouveauté majeure consistant en la possibilité d’organiser des cérémonies virtuelles et à distance.
Mensur ef. Malkić, l'imam de la prestigieuse mosquée Gazi Husrev-bey de Sarajevo, sait également s’adapter. C’est désormais sur Internet qu’il délivre ses prêches du vendredi. Le 3 avril, il a expressément appelé les croyants à rester chez eux. « Protégez-vous et protégez vos familles », a-t-il lancé devant la caméra, en citant une sourate du Coran. Le message est également martelé depuis la mi-mars par le reis-ul-ulema Husein ef. Kavazović, chef de la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine, qui a très tôt demandé à tous les musulmans du pays – soit un peu plus de la moitié de ses 3,5 millions d’habitants – de respecter les consignes sanitaires des autorités. « Les épidémies ne sont pas quelque chose de nouveau. On en trouve à toutes les époques de l’islam, même du temps du Prophète, et l’un des principes de base de notre foi est qu’il convient avant toute chose de préserver la vie humaine, qui est un don de Dieu », précise Muhamed Jusić, le porte-parole de la Communauté islamique.
Les autorités religieuses musulmanes ont été plus longues à réagir à l'épidémie en Macédoine du Nord, où la Communauté islamique expliquait encore à la mi-mars que les musulmans « devaient décider par eux-mêmes d’aller à la mosquée ou de rester prier à la maison ». « Nous avons connu de nombreuses maladies par le passé, et même la peste, mais nous ne nous souvenons pas que les mosquées aient jamais été fermées », avait alors déclaré le chef de la communauté islamique, le reisu-l-ulema Sulejman Rexhepi. Ce dernier a finalement été contraint de fermer les édifices religieux, avant de menacer de les rouvrir, si le gouvernement macédonien n'accordait pas une aide aux structures officielles de l'islam dans le pays, dont les revenus financiers dépendant pour partie des dons des fidèles durant le ramadan… Prudent, le gouvernement s’est empressé d’accorder une aide spéciale à la Communauté islamique comme à l’Église orthodoxe, dont les recettes de vente de cierges se sont également effondrées.
La question risque de rebondir avec le ramadan, qui commence jeudi soir. En Bosnie-Herzégovine, le reis Kavazović, qui rencontre régulièrement les responsables de la protection civile, tente de négocier des dérogations au couvre-feu, qui commence à 17h, bien avant donc le coucher du soleil, mais les autorités craignent que ne se produisent des attroupements devant les boulangeries. En réalité, la puissante Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine pourrait bien « profiter » des conditions très particulières de ce ramadan. Elle a ainsi obtenu en un temps record l’autorisation de lancer une nouvelle chaîne de télévision « familiale », Bir TV, qui diffusera des émissions spirituelles tout au long du mois. L’Agence de régulation des communications de Bosnie-Herzégovine (RAK) a délivré le 17 avril en procédure accélérée une autorisation de diffusion à Media centar de la Communauté islamique (Islamska zajednica - Media centar d.o.o.), ce qui donne à cette dernière un avantage notable sur les autres communautés religieuses du pays… Dans tous les pays de la région, d’ailleurs, de plus en plus de non-pratiquants se plaignent de la saturation du paysage audiovisuel par les émissions spirituelles, qu’elles soient musulmanes, catholiques ou orthodoxes, alors que les plus grandes fêtes religieuses sont venues occuper ce temps si particulier du confinement.
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
Notes
- « Kožemjakin: Prvi Pesah bez vjernika u sarajevskoj sinagogi », Al-Jazeera Balkans, 8 avril 2020. ↑
- Meliha Kešmer et Jasmin Brutus, « Čuvari sarajevskih bogomolja », Radio Slobodna Evropa, 12 avril 2020. ↑
- Aline Cateux, Bosnie-Herzégovine : «C’est comme la guerre, sauf qu’on ne nous tire pas dessus», Le Courrier des Balkans, 7 avril 2020. ↑
- Nikola Radić, « Croatie : après le séisme de Zagreb, l’heure des bilans », Le Courrier des Balkans, 3 avril 2020. ↑
- Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Monténégro : ces processions qui font trembler le régime de Milo Djukanović », Religioscope, 11 février 2020. ↑
- Jelena Tasić, « Uskršnji policijski selfi po crkvama », Danas, 21 avril 2020. ↑
- Il semble d’ailleurs que les autorités de Belgrade « profitent » des mesures de confinement pour régler des comptes, comme le montre le cas de la jeune chanteuse Jovana Popović, très engagée dans l’opposition au président Vučić, qui a passé un mois en détention préventive pour violation des règles de quarantaine… avant que celles-ci ne soient annoncées ! ↑
- Ces chiffres sont quotidiennement mis à jour sur le site du Courrier des Balkans : https://www.courrierdesbalkans.fr/+-Coronavirus-+ ↑
- Arnes Grbešić, « Hrvatski povratnici na sjeveru BiH dobili lijekove », Radio Slobodna Evropa, 5 avril 2020. ↑
- « Grigorije: Nećete zaraditi spasenje tako što ugrožavate zdravlje svojih bližnjih », Danas, 17 avril 2020. ↑