« Je viens à toutes les processions, parce que c’est notre identité, notre culture, notre foi qui sont menacées. » Marija, employée de commerce, la cinquantaine, semble un peu perdue dans la foule qui se presse devant la cathédrale de Podgorica. « Milo Djukanović nous a tout volé, nous n’avons plus rien, pas de travail, pas de perspective, et maintenant, il veut même prendre ce qui nous reste, notre foi », renchérit un jeune homme, qui survit en partant travailler trois mois par an sur les chantiers de construction en Russie. Comme Marija, il a renoncé à se joindre à la longue colonne de fidèles qui patiente, souvent une icône à la main, pour pénétrer dans l’édifice et venir vénérer les reliques de saint Basile d’Ostrog, exceptionnellement montrées ce jeudi soir. Avant que la procession ne s’ébranle, un prêtre interrompt les prières diffusées par une puissante sono, pour rappeler que l’alcool, les cigarettes, et « ous les symboles et insignes autres que des croix ou des icônes ne sont pas les bienvenues dans le cortège ». L’immense cortège démarre enfin, à travers les longues barres d’immeubles du « Blok 5 », dans les faubourgs de la capitale. De loin en loin, des camionnettes sono diffusent des chansons spirituelles, mais la plupart des participants marchent en silence, dans un calme impressionnant.
Ce même jeudi soir, des dizaines de milliers de personnes ont également défilé dans de nombreuses villes du Monténégro, bravant la neige et les températures polaires qui se sont abattues sur le nord du pays, ou bien dans celles du littoral adriatique, balayées par la bora, le vent du nord. Le dimanche précédent, tous les records avaient été battus : l’Église a compté 200.000 manifestants à travers tout le pays, la police seulement 66.000, des chiffres en tout cas énormes pour un Monténégro qui compte à peine plus de 600.000 habitants.
C’est la nouvelle loi sur la liberté religieuse, votée par un Parlement déserté par les députés de l’opposition, le 26 décembre 2019, qui a mis le feu aux poudres. Celle-ci fait obligation à l’Église orthodoxe serbe de présenter les titres de toutes ses propriétés, sous peine de les voir passer sous l’autorité de l’État. Une mesure qu’elle juge inacceptable et discriminatoire, alors les autres communautés religieuses n’y sont pas astreintes. Le gouvernement a en effet passé un concordat avec le Vatican et un accord spécifique avec la Communauté islamique, mais la majorité des habitants du pays sont orthodoxes, et la plupart d’entre eux reconnaissent l’autorité de l’Église serbe. Ce sont les propriétés antérieures à 1918 et au rattachement forcé du Monténégro au nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ancêtre de la Yougoslavie, qui posent problème. Avant cette date, l’Église orthodoxe était de facto autonome au Monténégro, dirigé durant des siècles par des princes-évêques, mais les théologiens se déchirent pour savoir si elle jouissait ou non d’une reconnaissance canonique ou restait spirituellement rattachée à l’Église serbe[1]...
Une petite Église monténégrine autocéphale a été « restaurée » en 1993[2], mais elle ne compte qu’une poignée de fidèles, alors qu’identités nationales et appartenances confessionnelles sont toujours dangereusement mêlées. Le père Nikola Pejović, rédacteur en chef de Radio Sveti Gora, la voix de l’Église serbe au Monténégro, n’entretient pourtant aucun doute sur son identité : « je suis Monténégrin et j’appartiens à l’Église serbe », explique ce jeune prêtre, originaire du « vieux Monténégro », le cœur historique du pays. Il rejette également toute intention politique : « Dès le début, l'Église a eu une position très claire, il s'agit uniquement de défendre nos libertés religieuses, les droits des croyants, pas d'une question politique, nationale ou d’un conflit entre deux États. » Depuis Belgrade, Aleksandar Vučić s’est bien sûr posé en défenseur des orthodoxes monténégrins, mais l’exercice est délicat, car le Président serbe entretient d’excellentes relations avec son homologue monténégrin Milo Djukanović.
Les Monténégrins qui défilent deux fois par semaine ne sont certes pas tous d’ardents pratiquants – « certains ne savent même pas faire leur signe de croix », souligne Željko Ivanović, le rédacteur en chef de Vijesti, le principal quotidien indépendant du pays. « Nous savons très bien que les processions cristallisent des colères bien différentes et leur permettent de s’exprimer », reconnaît le père Pejović. « Les colères que provoquent le chômage, les inégalités sociales, l’exode à l’étranger auquel sont contraints quasiment tous les jeunes du pays… Tout le monde est bienvenu. Il y a bien des manières d’être orthodoxes. Certains sont des pratiquants réguliers, d’autres beaucoup plus occasionnels, mais l’attachement à l’Église fait partie de l’identité des Monténégrins. Je suis moi-même issu d’une famille communiste. » Parmi les fidèles qui processionnent, on peut même voire des militants encartés du Parti démocratique des Socialistes (DPS), la formation de Milo Djukanović, au point que certaines sections du parti ont évoqué des sanctions, mais sans passer aux actes. « L’attachement religieux est quelque chose de très fort, de très intime, que l’appartenance au parti ne peut pas supplanter », poursuit Nikola Pejović.
Si les militants des partis d’opposition, toujours divisés par de byzantines querelles de personnes, sont bien sûr nombreux à participer aux processions, l’Église a bien veillé à tenir leurs chefs à l’écart de la direction du mouvement. « Quand le métropolite Amfilohije est arrivé à la tête de l'Église serbe au Monténégro, en 1990, celle-ci ne comptait qu’une vingtaine de prêtres, contre 600 aujourd’hui. Aucune autre institution ne dispose d’une infrastructure comparable. L’État a abandonné la société, mais l’Église offre son assistance humanitaire à ceux qui en ont besoin, elle a créé des soupes populaires. Après l’école, rien n’est proposé aux jeunes qui traînent dans la rue, sauf des foyers gérés par les prêtres, qui proposent aussi bien du catéchisme que des activités sportives…. Le régime de Milo Djukanović a sous-estimé la puissance qui se dresse désormais contre lui », continue Željko Ivanović, qui ne fait pas lui-même mystère de son agnosticisme.
Fidèle de l’Église monténégrine et sympathisant de l’opposition « citoyenne », hostile au régime de Milo Djukanović, Siniša est originaire de Cetinje, la capitale historique du petit pays, bastion de l’indépendantisme. Dans cette ville, qui abrite pourtant le siège de l’Église orthodoxe serbe, aucune procession n’a été organisée, et le 22 janvier, une contre-manifestation a même réuni plusieurs milliers de personnes, scandant « Ici, c’est le Monténégro, pas la Serbie ! »[3] Siniša dénonce une « manipulation » de Milo Djukanović, dont le premier résultat a été de polariser de nouveau le pays entre « pro-serbes » et « pro-monténégrins ». « On se croirait revenu dans les années 1990, quand le pays semblait chaque jour au bord de la guerre civile », déplore-t-il. « Dans les processions, on ressort les symboles du nationalisme serbe. Ces gens-là nient l’identité monténégrine et veulent détruire notre État. Djukanović a réussi : il peut de nouveau dire que quiconque n’est pas avec lui est contre le Monténégro… » Alors que la loi sur la liberté religieuse est évoquée depuis des années, la décision de la faire adopter à quelques mois des élections législatives prévues à l’automne n’est sûrement pas dénué d’arrières-pensées politique, mais le calcul ne semble pas payant, du moins à court terme : le DPS s’est effondré dans les derniers sondages, et le régime a beau dénoncer « la main de la Russie » derrière les processions, cela ne fait pas mouche dans l’opinion.
À 83 ans, la barbe broussailleuse, le pas toujours résolu et le regard autoritaire, le métropolite Amfilohije est un théologien distingué, ancien enseignant de l’Institut Saint-Serge de Paris. Disciple du théologien Justin Popović, Amfilohije (né Risto) Radović a été l’un des principaux acteurs de la renaissance de l’orthodoxie serbe durant les funestes années de l’effondrement de la Yougoslavie et des guerres. Souvent accusé d’avoir enflammé le nationalisme, il n’avait pas hésité, en 1991, à faire appel aux hommes de la milice d’Arkan, le chef de guerre de sinistre réputation, pour défendre son monastère de Cetinje, et n’a jamais eu un mot de compassion pour les victimes non-serbes des guerres yougoslaves. Pourtant, l’homme est aussi un habile politicien. Lors du référendum de 2006, il avait observé une prudente réserve, s’abstenant d’appeler à voter contre la restauration de l’indépendance du Monténégro. Cette fois-ci, pourtant, aucun compromis ne semble en vue avec le gouvernement. Après avoir longtemps traité le mouvement par le mépris, le Premier ministre Duško Marković vient de proposer un « dialogue » à l’Église, mais celle-ci, en position de force, exige en préalable le retrait de la loi.
Lors du décès du patriarche Pavle, Amfilohije espérait bien lui succéder à la tête de l’Église serbe, mais le métropolite Irinej de Niš lui a été préféré. Alors que la direction de l’Église semble être devenue une simple courroie de transmission du régime du Président serbe Aleksandar Vučić, la contestation embrase toute l’orthodoxie des Balkans. Chaque semaine, des norias d’autocars amènent des fidèles de Serbie ou de Bosnie-Herzégovine, qui viennent apporter leur soutien aux « frères » du Monténégro. Partout en Europe, la diaspora organise prières et processions. Au Kosovo, l’Église est également vent debout, qui soupçonne Aleksandar Vučić de vouloir brader cette « terre sacrée » de l’orthodoxie serbe.
Quand le long cortège revient vers la cathédrale, une surprise de choix l’attend. À peine revenu du Mont Athos, la « montagne sainte de l’orthodoxie », dans le nord de la Grèce, le métropolite Amfilohije va s’adresser à elle. La foule acclame le « Djedo », le « grand-père », comme l’appellent désormais ses partisans. La main serrée sur son bâton métropolitain, Amfilohije salue la foule immense, depuis le parvis de marbre blanc de la cathédrale. Consacrée en 2013, après vingt ans de travaux, celle-ci est aussi son œuvre, le symbole de la renaissance de l’orthodoxie au Monténégro. Le vieil homme savoure sûrement le moment, convaincu d’avoir enfin trouvé un rôle à la mesure de son destin d’exarque[4], de guide de son peuple. La partie engagée dépasse sûrement les frontières du Monténégro.
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
Notes
- Lire le point de vue de l’historien danois Emil Bjørn Hilton Saggau, « Monténégro : à qui sont ces Eglises ? », Le Courrier des Balkans, 31 janvier 2020. ↑
- Jean-Arnault Dérens, « Les Eglises des Balkans ressentent l’onde de choc de l’affaire ukrainienne », Religioscope, 22 juillet 2019. ↑
- « Monténégro : pas de procession pour l'Église orthodoxe serbe à Cetinje », Le Courrier des Balkans, 23 janvier 2020. ↑
- Comme tous les métropolites du Monténégro depuis la chute du royaume serbe médiéval, Mgr Amfilohije porte aussi le titre d’exarque du trône patriarcal de Peć, ainsi que le rappelait Orthodoxie.com (NDLR). ↑