“Ce que nous faisons ici? Nous nous posions exactement la même question”. Les amis de Benjamin se fendent d’un petit rire entendu. Vivant à Paris, ils n’ont jamais été curieux de découvrir l’Ukraine. Les voici pourtant à Ouman, une ville d’environ 85.000 habitants, dans le centre du pays. Ce n’est “pas la première fois”, confessent-ils. Et ils ne sont pas les seuls. Autour du petit groupe de Français, des milliers venus des quatre coins du monde déambulent dans les rues en priant, dansant et chantant, pour célébrer Roch Hachana, le Nouvel An juif. Ce 29 septembre au coucher du soleil a marqué le début de l’an 5780 du calendrier hébreu. Ouman avait une place toute particulière dans les festivités: c’est le premier centre de pèlerinage juif en dehors des frontières d’Israël.
“En fait nous répondons à une invitation”, explique le pèlerin Gabriel. Un sage nous a invités il y a plus de 200 ans à passer Roch Hachana avec lui. Il n’est plus là maintenant, mais nous sentons sa présence partout autour de nous”. Le rabbin Nahman de Bratslav, l’une des personnalités les plus importantes du mouvement doctrinaire hassidique, est considéré comme un tzaddik, un homme saint. Sa tombe, à quelques dizaines de mètres en contrebas, fait l’objet d’une attention hors du commun. Le kloyz (complexe religieux) qui l’abrite ne désemplit pas de fidèles, qui se pressent pour réciter leurs prières au contact du marbre de la tombe. “Moi je n’ai pas encore réussi à la toucher tant il y a de monde…”, commente Benjamin, presque amusé. “Mais je n’en ai pas besoin pour ressentir l’esprit d’Ouman Roch Hachana.”
Une “invitation” ancienne
La persistance du rite est un phénomène historique remarquable. Nahman est né en 1772 à 250 kilomètres à l’ouest, dans la ville de Medjybij (alors Międzybóż, au sein du royaume de Pologne). Il était un des petits-fils du rabbin Israël ben Eliezer, surnommé “Baal Shem Tov” (le maître du bon nom), considéré comme le père du courant religieux conservateur hassidisme. À l’instar de sa famille, Nahman s’impose vite comme l’un des acteurs de l’expansion du hassidisme dans la région, passée sous domination russe après les partitions de la Pologne. Le rabbin développe toutefois sa propre école de pensée à partir de la ville de Bratslav. Sa doctrine est fondée sur l’idée de la joie et de l’enthousiasme dans un dialogue direct avec Dieu. Elle se démarque en cela du pessimisme d’autres courants hassidiques.
Très critiqué par ses pairs, Nahman n’en attire pas moins de nombreux adeptes, jusqu’à sa mort en 1810 de la tuberculose. C’est à Ouman qu’il finit ses jours, après avoir remarqué lors d’un précédent voyage que “c’est un bon endroit pour être enterré”. Le cimetière juif local hébergeait les corps de quelque 20.000 victimes d’un massacre perpétré en 1768 par les milices cosaques et paysannes haïdamaks. Ouman devient alors un centre du hassidisme autour de la tombe, malgré la particularité doctrinale de la dynastie de Bratslav selon laquelle personne ne peut succéder au rabbin Nahman. “Il convient de chercher le tzaddik en soi”, est-il réputé pour avoir déclaré. “Chacun d’entre nous a le potentiel de devenir un tzaddik”. Ce commandement a valu aux “Breslovers” (du nom yiddish de Bratslav, ‘Breslov’) la dénomination de “toyte hassidim - hassidim morts”. Il n’a pourtant pas condamné le mouvement à l’extinction.
De même, il n’a pas empêché le développement du pèlerinage du Nouvel An. “Mon Roch Hachana est unique”, aurait assuré le rabbin Nahman, en exhortant ses adeptes à le rejoindre chaque année pour célébrer cette occasion. L’intérêt des pèlerins s’est confirmé après la mort du rabbin. Il a résisté aux pogroms du 19e siècle, aux persécutions anti-religieuses soviétiques, et à la Shoah organisée par les nazis. Dès les premières brèches apparues dans l’athéisme rigoriste de l’URSS dans les années 1980, des Juifs font le déplacement d’Israël et d’Amérique du Nord. Ils viennent aujourd’hui du monde entier pour suivre les enseignements de Nahman.
Le “no man’s land de la culpabilité”
“Que ceux qui viennent sur ma tombe donnent une pièce pour les bonnes oeuvres, et récitent 10 psaumes du Tikkoun Haklali (“réparation générale” en hébreu, rite cabaliste de pénitence, N.D.L.R.)”, a ainsi écrit Nahman, en promettant rédemption. “Je les sortirai des profondeurs de la vallée de Hinnom (petite vallée de Jérusalem associée à un lieu d’infanticides, métaphore pour un endroit de souffrance et de culpabilité dans la tradition juive, N.D.L.R.). Ce qu’il a fait jusqu’à ce jour ne comptera plus. Mais à partir de ce moment-là, il devra se promettre de ne pas retourner à ses perversions”. L’assurance de cette absolution est l’une des principales raisons qui poussent le pèlerin Philippe à revenir à Ouman d’une année sur l’autre. “C’est le no man’s land de la culpabilité ici!”, s’exclame-t-il.
La démarche symbolique du voyage à Ouman est décuplée par l’atmosphère hors du commun qui se dégage de milliers de pèlerins de toute origine. Dans une tradition toute soviétique de la comptabilité statistique, le conseil municipal d’Ouman a recensé “26.862 personnes, dont 2.240 enfants et 11 femmes qui se sont rendus en ville grâce à 897 véhicules dont 303 bus, 571 minibus et 23 voitures”. Des chiffres de toute évidence impossibles à confirmer en raison de la diversité des groupes concernés. Certains pèlerins arrivent ainsi en ville des semaines avant Roch Hachana, pour y rejoindre une communauté locale en plein épanouissement. Des milliers de personnes restent sur place après le Nouvel An, pour y célébrer Yom Kippour, cette année le 9 octobre. Ces chiffres donnent néanmoins une idée des dimensions du pèlerinage, ainsi que de son caractère exclusivement masculin. “Les femmes sont bienvenues ici bien sûr, mais c’est vrai qu’il n’y a rien d’intéressant pour elles vu que les célébrations sont réservées aux hommes”, commente le pèlerin Gabriel. L’accès aux synagogues leur est interdit. Une attitude patriarcale qui confirme paradoxalement l’effet d’attraction du pèlerinage: “Roch Hachana est censé être une fête familiale passée auprès de nos proches”, explique Benjamin. “Nos femmes ne sont pas tout à fait enchantées de nous voir partir chaque année. Mais l’appel d’Ouman est trop fort…”
Benjamin trouve à Ouman une grande liberté, et une égalité inédite. “Ici on s’en fiche du style vestimentaire, de la couleur de peau…” De fait, les attroupements s’assemblent et se dissolvent de manière spontanée, pour prier, danser, jouer du shofar (corne de bélier) et respirer des herbes fraîches, pratiques traditionnelles de Roch Hachana. Originaires d’Israël ou d’ailleurs, pèlerins à bouclettes en vestes et chapeaux noirs ou en jeans et tee-shirt, tous vont et viennent dans le quartier juif, et se retrouvent en soirée auprès d’un petit lac pour le rituel du Tashlich. Chacun trouve ici son endroit et sa manière de prier, afin de symboliquement jeter ses péchés et ses soucis à l’eau. “C’est la religion libre, sans rabbin, sans autorité hiérarchique”, se réjouit le pèlerin Ruben. Les nuits de Roch Hachana sont connues pour des fêtes de danse effrénée, d’autant plus que les organisateurs n’interdisent ni la consommation d’alcool ni celle de divers produits stupéfiants.
Une liberté qui attire bien plus que les adeptes de la dynastie de Bratslav. On trouve ici des ashkénazes ou des mizrahi, des conservateurs ou des séculiers. Même le mouvement hassidique Habad-Loubavitch, connu pour avoir durement critiqué les enseignements du rabbin Nahman, est ici représenté. “Le fait que différentes communautés sont ici nous donne la mesure de ce qui se passe dans le monde”, commente le pèlerin Gabriel. “Quels que soient nos vies, nos lieux de résidence, nous recherchons tous la vérité. Nous voulons tous prendre du recul du stress quotidien.”
Un pèlerinage insulaire
Rien de mieux pour cela que le petit îlot que forment les quelques rues de ce “petit Jérusalem”, comme le décrivent plusieurs visiteurs. Quadrillé par des postes de contrôle opéré par des centaines de policiers ukrainiens et une dizaine de leurs homologues israéliens, le quartier de la tombe du rabbin Nahman s’étire sur quelques centaines de mètres à peine, le long de la rue Poushkina, du nom du célèbre poète russe. “Vous pouvez vous douter que l’on n’est pas là pour l’architecture”, plaisante le pèlerin Samuel en pointant du doigt les tours d’habitation grises recouvertes à la va-vite de larges banderoles en hébreu. S’y sont ajoutées au fil des ans des constructions chaotiques, pour la plupart édifiées sans permis légal et inachevées.
Les conditions d’accueil sont notoirement difficiles. Benjamin et ses amis sont entassés dans des dortoirs de douze lits, monnayés pour un prix avoisinant les 400 francs la semaine. L’ensemble des maisons alentour est loué aux pèlerins. Malgré cela, nombreux sont ceux qui doivent se résoudre à dormir sous des tentes. S’ajoute à cette problématique de l’hébergement une logistique ambitieuse en termes de transport depuis les aéroports de Kiev au nord, et Odessa au sud, et l’acheminement de grandes quantités de nourriture kosher. Challahs, poisson, poulet, salades, et simonim, une des spécialités de Roch Hachana, viennent ainsi pour la plupart d’Israël. Les retombées économiques, à la fois pour les organisateurs juifs, mais aussi pour les Ukrainiens d’Ouman qui louent leur hébergement ou leurs services aux pèlerins, sont l’une des spécificités de cette fête de Roch Hachana au centre d’un pays à forte majorité chrétienne orthodoxe.
“La population locale s’est habituée”, commente Valentina Oleksandrivna à une station-essence à la sortie d’Ouman. “Cela rapporte de l’argent à beaucoup de monde. Et c’est plus acceptable, car il y a moins d’accidents que par le passé…” Des cas de violence et de discrimination, du fait des pèlerins comme des Ukrainiens, avaient longtemps entaché la réputation du pèlerinage, jusqu’à ce que les autorités à Kiev instaurent un dispositif efficace, en coopération avec les organisateurs et la police israélienne. Les rancœurs nationalistes, un temps très aiguës, se sont aussi apaisées avec le déclin du parti d’extrême-droite Svoboda (Liberté). En 2013, celui-ci avait dressé une croix sur la rive du lac où les pèlerins se rassemblent pour la prière du Tashlich. Un rappel de la prédominance chrétienne en Ukraine, mais aussi un triste clin d’œil au massacre commis par les Haïdamaks en 1768. Ceux-ci avaient forcé chaque Juif de la ville à se présenter devant une croix pour y choisir entre la conversion et la mort. Six ans plus tard, la croix domine toujours le lac. Elle n’attire cependant plus l’attention des pénitents.
Symbole d’un renouveau
Cette anecdote illustre les relations souvent difficiles entre les communautés juives et chrétiennes dans la région. Roch Hachana a d’ailleurs commencé le dimanche 29 septembre, jour anniversaire du massacre de Babi Yar, en 1941 à Kiev. 33.771 Juifs y avaient été exécuté par balles par les nazis, avec la participation de milices locales. Les récents développements à Ouman démontrent néanmoins la possibilité de trouver un modus vivendi, dans un contexte de renouveau de la vie juive en Ukraine. Les quelque 300.000 fidèles recensés par les autorités religieuses investissent dans la réhabilitation de synagogues et écoles. À Dnipro, la tour Menorah, du nom du chandelier à sept branches, est le plus grand complexe culturel juif du monde. Plusieurs articles de presse décrivent le développement de shtetls (petites villes) dans des zones rurales ukrainiennes. Le pèlerinage d’Ouman s’inscrit dans la vitalité de ces communautés juives. Un plan vise d’ailleurs à construire au-dessus de la tombe du rabbin Nahman une synagogue de 22.000 places. Une ambition contrariée pour l’heure par un manque d’autorisations municipales, et de moyens.
Au bord du lac, ce 30 septembre au soir, aucune de ces questions n’est évoquée par les pèlerins, engagés dans des danses endiablées égayées de chants et de rire. “Le rabbin Nahman avait raison!”, s’exclame Samuel, entouré de ses amis. “C’est le festival de la bonne humeur ici! Après Ouman, on est chargés à bloc pour toute l’année!”
Sébastien Gobert