Dès le 11 octobre 2018, le Patriarcat œcuménique de Constantinople, qui jouit d’une « primauté d’honneur » sur toutes les Églises orthodoxes du monde, mais pas pour autant de pouvoirs hiérarchiques ou disciplinaires semblables à ceux du pape dans le catholicisme, annonçait qu’il allait annuler la décision de 1686 plaçant l’Église orthodoxe d’Ukraine sous la jurisprudence de celle de Moscou. Cette décision, finalement actée le 5 janvier suivant, a suscité une tempête de réactions dans les Balkans – faisant la joie des Églises autocéphales de Macédoine et du Monténégro, qui ne disposent d’aucune espèce de reconnaissance canonique. Ces deux Églises, considérées par la communion de l’orthodoxie mondiale comme des « schismes » de l’Église serbe, ont vu cette décision comme un précédent de bon augure pour leur propre cause.
Très minoritaire, l’Église autocéphale monténégrine, « reconstituée » en 1993, entretenait d’ailleurs des relations nourries avec l’Église ukrainienne du Patriarcat de Kiev. En visite à Cetinje en 2010, son chef, le patriarche Filaret avait lancé : « les Églises orthodoxes d’Ukraine et du Monténégro n’attendent pas la reconnaissance de Moscou ni de Belgrade, mais seulement celle de Jésus Christ »… À l’inverse, l’Église serbe ne cachait pas son inquiétude, et a soutenu la position de Moscou, quoique sans prendre le risque d’une rupture ouverte avec Constantinople, tandis que l’Église grecque surveille avec attention la situation en République de Macédoine – officiellement devenue la « Macédoine du Nord » en janvier 2019, en conséquence de l’accord passé entre les Premiers ministres Alexis Tsipras et Zoran Zaev.
L’onde de choc de cette décision s’est étendue jusqu’en Bulgarie et surtout en Roumanie, où l’Église orthodoxe nourrit avec la Russie un conflit de juridiction en République de Moldavie. Une partie des orthodoxes de ce petit pays reconnaissent l’autorité du Patriarcat de Moscou, les autres celle du Patriarcat de Bucarest, dont dépend la métropole autonome de Bessarabie. Beaucoup d’analystes ont voulu croire que le précédent ukrainien pourrait ouvrir la voie à une autocéphalie moldave, seule à même de sortir le pays du conflit entre les deux Églises rivales[1]. Cela supposerait néanmoins, en indispensable préalable, que la Moldavie soit capable de dépasser les profondes divisions politiques qui la minent, mais aussi de résoudre le défi posé par les séparatistes « pro-russes » de Transnistrie. Aucune perspective de résolution de ce conflit « gelé » depuis 1991 n’émergeant à l’horizon, on peut supposer que le statu quo ecclésiastique a encore de beaux jours devant lui. Toutefois, pour parer à tout péril, le patriarche Kiril de Moscou a effectué une visite très médiatisée en Moldavie à la fin du mois d’octobre, se rendant dans la capitale Chișinău, mais aussi à Balti, Comrat et Tiraspol, chef-lieu de la république autoproclamée de Transnistrie.
Au vrai, l’Église serbe, pourtant très sujette à l’influence russe, essaye de tenir une position de relative neutralité, évitant de se ranger trop bruyamment dans le camp de Moscou, et prêche la modération. Après avoir longtemps hésité, elle avait finalement décidé de prendre part au « Grand et Saint Concile panorthodoxe » de Crête, en juin 2016, boycotté par les Églises de Russie, de Géorgie, de Bulgarie et d’Antioche. En effet, l’Église serbe est très liée aux évêchés du nord de la Grèce, placé sous la juridiction du Patriarcat œcuménique, et elle redoute surtout une division du Mont Athos, où elle dispose du grand monastère du Hilandar. L’Église marche donc sur des œufs, évitant de s’engager de manière irrévocable dans un camp ou l’autre. Selon l’évêque Irinej de Bačka, « l’Église serbe n’est pas pour Moscou ni contre Constantinople, mais pour le respect de la tradition canonique » - ce qui représente une position de principe fort respectable, mais pas toujours simple à garder dans les complexes remous de la géopolitique ecclésiale.
Vers une Église du Monténégro ?
Aux inquiétudes serbes a bien sûr répondu l’enthousiasme des Macédoniens et des fidèles de la très petite Église autocéphale du Monténégro. Au vrai, c’est dans ce dernier pays que la situation pourrait le plus vite évoluer. L’Église monténégrine, « recréée » en 1993, ne compte pourtant guère qu’une poignée de prêtres, sous la houlette du métropolite Mihailo (qui avait reçu l’épiscopat d’un groupe d’évêques bulgares alors en dissidence). C’est une Église militante, qui s’est battue dans les années 1990 pour la restauration de l’indépendance du Monténégro, finalement recouvrée en 2006, tout en s’opposant à l’influence serbe dans le pays, largement incarnée par Amfilohije, le métropolite serbe du Monténégro et du littoral. C’est pourtant bien ce dernier qui pourrait se retrouver au cœur d’une nouvelle configuration ecclésiale.
La question de l’autocéphalie monténégrine est un dossier dont les pièces sont bien connues, mais se prêtent à des interprétations contradictoires. La principauté médiévale de Dioclée, ancêtre du Monténégro, se trouvait située sur l’ancienne ligne de partage entre les Empires romains d’Occident et d’Orient, et l’archevêché de Bar (Antivari) a varié d’obédience au cours du Moyen Âge. Réunie à la principauté serbe de Rascie au XIIIe siècle, la Dioclée, qui prit alors le nom de Zeta, s’ancra progressivement dans l’orthodoxie. Après la conquête ottomane des Balkans, la disparition de l’État serbe et la suppression de la patriarchie de Peć, au XVe siècle, le Monténégro, théoriquement vassal de la Porte, mais jouissant de fait d’une très large autonomie, devint un îlot de résistance dans les Balkans. En 1455, le voïvode monténégrin Stefan Crnojević et le concile de la Zeta déclarèrent qu’ils ne reconnaissaient pas « l’épiscopat latin », et engagèrent le processus qui allait aboutir à la création d’un siège métropolitain de Cetinje, trente ans plus tard. Cette Église monténégrine jouit d’une indépendance de fait, avant de reconnaître la juridiction du Patriarcat de Peć, lorsque celui-ci fut recréé, en 1557. Le lien entre les deux institutions est néanmoins toujours resté d’autant plus ténu que le patriarcat était fortement intégré dans les structures administratives de l’Empire ottoman, tandis que les évêques de Cetinje incarnaient la résistance des Slaves orthodoxes des Balkans. À compter d’une date incertaine, ceux-ci assurèrent d’ailleurs également le pouvoir temporel, en qualité de princes-évêques, élus par l’assemblée des hommes libres. Ce n’est qu’en 1851 que le prince Danilo Petrović Njegoš renonça à la charge épiscopale, permettant l’instauration d’un principe dynastique direct.
Lorsque la Porte supprima de nouveau le Patriarcat de Peć, en 1766, alors que la petite principauté monténégrine venait de nouer des liens diplomatiques avec la Russie, l’Église de Cetinje ne reconnut pas la juridiction du patriarcat œcuménique de Constantinople, mais s’appuya sur l’Église russe : les milieux autocéphalistes soutiennent qu’elle aurait reconnu l’indépendance ecclésiastique monténégrine en 1851. Après la pleine reconnaissance de l’indépendance monténégrine au Congrès de Berlin, en 1878, la Constitution du pays confirma le caractère autocéphale de son Église, mais l’État monténégrin s’effondra dans la bourrasque de la Première Guerre mondiale. En 1918, il fut réuni au nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, extension du Royaume de Serbie des Karađorđević. Cette réunion avait été approuvée par une assemblée réunie à Podgorica, mais resta contestée par une partie de la population. Une résistance « verte », c’est-à-dire favorable à l’indépendance et à la vieille dynastie des Petrović Njegoš, s’organisa même dans les montagnes de la région de Cetinje, contre les « blancs », les unionistes. En 1920, l’Église orthodoxe serbe fut restaurée comme Église patriarcale et autocéphale, et elle plaça le Monténégro sous sa juridiction. L’Église monténégrine restaurée en 1993 conteste bien sûr cette décision, qu’elle considère comme une « annexion » anti-canonique.
Le débat touche à l’identité nationale des Monténégrins, dans des Balkans où les appartenances confessionnelles sont souvent à la base des identités nationales. Les écrits du prince-évêque Petar II Petrović Njegoš (1813-1851), le « grand Njegoš », considéré comme le plus grand poète de la langue serbo-croate, ne laissent pourtant guère place aux doutes. Il se considérait comme « de foi serbe orthodoxe », tout en insistant sur sa « nationalité monténégrine », tandis que ses sujets se définissaient volontiers comme « Monténégrins, c’est-à-dire les meilleurs des Serbes »… L’indépendance ecclésiastique du Monténégro, incontestable aux XVIIIe et XIXe siècle, doit-elle donc être considérée comme un pis-aller, une réponse de circonstance à la disparition du patriarcat serbe ? C’est bien sûr la conclusion que tirent les unionistes, mais elle est contestée par les partisans de l’indépendance politique et ecclésiastique du Monténégro.
Si le métropolite Amfilohije a toujours considéré l’Église monténégrine autocéphale comme une secte schismatique et marginale, sa position sur le fond du dossier est plus ambiguë qu’il n’y paraît au premier regard. Prélat d’une grande culture, artisan majeur du revival spirituel et national serbe dès les années 1980, Amfilohije est aussi un homme de pouvoir, qui entretient des relations complexes avec le régime de Milo Đukanović, l’indéboulonnable maître du Monténégro, qui alterne depuis 1991 les fonctions de Premier ministre et de Président de la République, charge qu’il occupe à nouveau depuis le 20 mai 2018. Depuis la restauration de l’indépendance, en 2006, les relations entre le pouvoir monténégrin et l’Église serbe peuvent se résumer à une longue litanie de tensions et de provocations. Tout est prétexte à conflit, notamment les projets immobiliers de l’Église, tandis qu’Amfilohije multiplie les sorties incendiaires à l’encontre de Milo Đukanović, qui est même désormais menacé d’anathème.
En effet, le Parlement monténégrin a adopté à la mi-mai une loi sur la liberté religieuse, dont une annexe évoque les biens des communautés religieuses[2] : celles-ci ne pourront conserver leurs biens que si elles peuvent arguer de titres légaux de propriété, ce qui n’est bien sûr pas le cas pour la plupart des églises et des monastères de l’Église orthodoxe serbe, notamment les grands monastères de Cetinje, résidence du métropolite, ou d’Ostrog, véritable cœur de l’orthodoxie au Monténégro. Naturellement, Amfilohije a aussitôt dénoncé une tentative « d’usurpation » par « l’État athée », laissant augurer d’une violente querelle des inventaires à la monténégrine… Solidaire, le Saint-Synode de l’Église russe a même exprimé sa « profonde préoccupation face à la dégradation de la situation »[3].
Pourtant, les relations entre Amfilohije et Milo Đukanović n’ont pas toujours été aussi tendues. Lors de la scission du DPS, en 1996, le métropolite avait soutenu Milo Đukanović contre son rival Momir Bulatović. Les deux hommes étaient arrivés ensemble au pouvoir, prenant le contrôle de l’ancienne Ligue des communistes monténégrins avec le soutien de Slobodan Milošević et se partageant les plus hautes fonctions de l’État. Durant plusieurs années, ils ont tenu le Monténégro aligné sur la ligne politique de Belgrade, mais, en 1996, alors que les accords de paix de Dayton-Paris ont mis à la guerre de Bosnie-Herzégovine, Milo Đukanović cherche à desserrer la tutelle du mentor serbe, auquel Momir Bulatović reste totalement fidèle. Ce dernier perdit la partie de bras de fer. Mis en minorité au sein du DPS, il créa un nouveau Parti socialiste populaire (SNP) et fut battu d’un cheveu par son rival à l’élection présidentielle de l’automne 1997. Le soutien de l’Église orthodoxe serbe a sûrement apporté à Milo Đukanović les quelques milliers de voix qui lui ont permis de faire la différence. Ce choix s’inscrivait, du reste, dans le cadre de la politique générale de l’Église d’opposition au régime « communiste » de Milošević : le patriarche Pavle lui-même prit part aux manifestations démocratiques qui secouèrent la Serbie durant l’hiver 1996-1997.
Milo Đukanović avait beau reprendre à son compte certains éléments du discours « souverainiste » monténégrin – uniquement défendu, dans la première moitié des années 1990, par l’Alliance libérale du Monténégro (LSCG), par quelques intellectuels et par l’Église orthodoxe monténégrine – il pouvait apparaître, aux yeux du métropolite Amfilohije, comme un politicien plus malléable que Momir Bulatović, homme lige de Milošević. L’Église serbe n’avait pas de raison d’être foncièrement hostile à la résurrection d’un État monténégrin, tant que sa propre position dominante n’était pas remise en question. Ainsi, lors du référendum de 2006, et contrairement aux attentes des partisans du maintien de l’union avec la Serbie, le métropolite Amfilohije pratiqua une retenue s’apparentant à de la neutralité, qui fut peut-être déterminante pour l’issue de la consultation : un fort engagement de l’Église serbe contre l’indépendance aurait certainement eu une grande influence sur les résultats.
Pour le métropolite Amfilohije, il existe donc deux lignes rouges de nature fort différente : la première touche au statut de l’Église, à ses propriétés foncières et aux autres possessions matérielles ; la seconde concerne l’identité nationale des fidèles orthodoxes au Monténégro. Si ceux-ci demeurent « de foi serbe orthodoxe », ainsi que l’écrivait le Njegoš, pourquoi ne pourraient-ils pas être « de nationalité monténégrine » ? Ceci posé, toutes les issues sont envisageables à l’actuel bras de fer qui oppose Milo Đukanović au métropolite Amfilohije, en sachant qu’aucun des deux hommes n’a intérêt à une rupture totale. Au contraire, de puissants intérêts politiques et matériels les rendent indispensables l’un à l’autre. Le Président de la République ne veut pas partir en guerre contre l’Église serbe, et celle-ci dépend du pouvoir politique pour sauver ses biens… Dans ces conditions, beaucoup d’analystes postulent même qu’Amfilohije pourrait très bien devenir le chef d’une Église autocéphale du Monténégro, pour peu que celle-ci ne renie pas son ancrage dans la tradition nationale serbe. En bonne théologie, on pourrait rappeler que l’indépendance des Églises n’a pas à être liée avec les sentiments d’identité nationale, cette funeste alliance constituant même l’essence de l’hérésie ethnophylétiste, telle que définie par le second concile de Constantinople en 1872.
L’Église serbe sous pression du pouvoir politique
La tentation d’être maître chez soi, de devenir le chef d’une nouvelle Église autocéphale travaille peut-être d’autant plus Amfilohije que la situation de l’Église serbe est plus compliquée que jamais. Celle-ci est confrontée à une violente tentative de prise en main par le pouvoir politique, qui compte sur la docilité du patriarche Irinej. Pour le régime du président Aleksandar Vučić, l’enjeu est d’assurer de la neutralité de l’Église sur la question du Kosovo. Issu de l’extrême droite nationaliste, il jouit d’un soutien constant et appuyé des pays occidentaux qui le suppose capable d’imposer un « compromis » à propos de ce territoire, qui supposerait une reconnaissance par Belgrade de l’indépendance proclamée en 2008.
Aleksandar Vučić milite pour un accord « historique » qui passerait par une « redéfinition des frontières », en clair un échange de territoires entre le Kosovo et la Serbie, qui entraînerait immanquablement des déplacements de population et sonnerait le glas pour les enclaves serbes situées dans les parties du Kosovo qui ne seraient pas incluses dans les nouvelles frontières de la Serbie[4]. Or, c’est aussi dans ces régions que se trouvent certains des plus grands et prestigieux monastères serbes, comme celui de Visoki Dečani ou le siège patriarcal de Peć. Dès janvier 2018, le métropolite Amfilohije avait déclaré à la télévision du Monténégro (RTCG) que « la politique du Président Vučić menait à la trahison de la Serbie et du Kosovo », ajoutant : « ni moi ni l’Église n’attaquons personne. Nous ne faisons qu’exprimer notre inquiétude pour la partie la plus importante et la plus sainte de l’État serbe. »[5]
Lors du dernier Synode de l’Église serbe, en mai 2019, Aleksandar Vučić est directement venu sermonner et chapitrer les évêques[6]. En effet, une large partie de l’épiscopat s’oppose fermement à toute hypothèse de partage « ethnique » du Kosovo. L’évêque Teodosije de Prizren et de Raška, dont l’éparchie couvre l’essentiel du territoire du Kosovo, ainsi que le père Sava, archimandrite du prestigieux monastère de Visoki Dečani, ont été victimes de véritables campagnes de harcèlement, notamment dans la presse à scandale proche du pouvoir[7], pour s’être publiquement opposés à cette politique. Le Président a réitéré ses remontrances et ses mises en garde devant le Synode, ce qui a eu pour résultat principal d’accroître les divisions au sein de l’épiscopat, même si le patriarche Irinej a tenu à remercier et à « féliciter » le président Vučić pour son action…
Il est surprenant que le chef d’un État laïc intervienne aussi directement dans les affaires religieuses, et il n’est pas plus fréquent que le chef du pouvoir temporel, à supposer qu’il soit lui-même croyant, vienne ainsi dicter sa ligne à l’Église… M. Vučić a besoin du soutien de l’Église pour faire passer auprès de certains secteurs de l’opinion la politique qu’il entend mener au Kosovo, mais lui-même n’est pas connu pour sa piété. Issu du Parti radical serbe, la formation ultranationaliste longtemps dirigée par Vojislav Šešelj, le président serbe a une approche « utilitariste » de l’Église, qui est un vecteur d’opinion qu’il convient de mobiliser au service de la politique qu’il entend mener. Pour cela, le nouveau maître de Belgrade sait se montrer financièrement généreux, multipliant les subventions publiques directes ou indirectes à l’Église[8]. Une manière, peu discrète, mais toujours efficace, d’acheter son soutien.
Le défi macédonien
Cette Église pourrait néanmoins se retrouver bien vite confrontée à un autre défi majeur en Macédoine du Nord. C’est en effet le nom que porte désormais l’ancienne république méridionale de la Yougoslavie. L’accord signé à Prespa le 17 juin 2018 entre les Premiers ministres Alexis Tsipras et Zoran Zaev, a soldé 27 années de conflit entre la Grèce et la Macédoine, qui porte désormais le nom de « Macédoine du Nord », et voit s’ouvrir devant elle les portes de l’OTAN, à défaut encore de celles de l’Union européenne.
La situation ecclésiastique fait partie intégrante de la complexe « question de Macédoine », cette région centrale des Balkans, partagée en 1913 entre Bulgarie, Grèce et Serbie, étant toujours convoitée par tous ses voisins. Ohrid est un des plus anciens sièges épiscopaux des Balkans, et une Église orthodoxe macédonienne a été créée en 1967, par dissociation de l’Église serbe. Il s’agit du cas, unique, d’un schisme national favorisé par les autorités communistes afin de consolider l’identité nationale des Slaves macédoniens, contestée par les traditions nationalistes tant bulgares que serbes[9]. Après la dislocation de la Yougoslavie et l’accession à l’indépendance d’une République de Macédoine, aussitôt confrontée à l’hostilité de la Grèce, des tentatives de résolution du schisme ont été menées avec la médiation du Patriarcat œcuménique de Constantinople. L’accord conclu à Niš, en Serbie, le 17 mai 2002, prévoyant une réintégration de l’Église de Macédoine dans le giron de son Église mère, qui lui aurait aussitôt accordé un statut d’autonomie, fut aussitôt dénoncé comme une « trahison » à Skopje, et les évêques macédoniens retirèrent leur paraphe, à l’exception d’un seul, Jovan (Vraniskovski), qui fut donc nommé épiscope d’Ohrid et exarque de l’Église serbe en Macédoine. Il fut aussitôt victime de l’hostilité non seulement des milieux ecclésiastiques, mais aussi des autorités politiques, et passa plusieurs années en prison sous des accusations contestables de détournement de fonds.
Si les relations macédo-serbes se sont détendues depuis la remise en liberté de l’évêque Jovan, aucune avancée notable n’est intervenue sur le fond du dossier, les tentatives de médiation bulgares ou russes n’ayant rien donné de significatif. L’Église orthodoxe macédonienne est à la fois quasiment hégémonique dans son pays – les fidèles reconnaissant l’exarchat serbe n’étant qu’une poignée – et totalement écartée de toute forme de reconnaissance internationale. Même la petite Église monténégrine autocéphale mène une diplomatie plus active, notamment du fait de ses bonnes relations avec le patriarcat de Kiev. Cette situation pourrait toutefois changer, maintenant qu’un des termes de la complexe équation macédonienne a trouvé une solution, avec l’accord passé avec la Grèce et le nouveau nom du pays. Les représentants de l’Église macédonienne affichent une grande réserve, estimant que l’initiative devrait revenir à la Serbie. « Si nous recevons une offre de dialogue, le Saint-Synode de notre Église devra statuer à ce sujet. Pour l’instant, il ne sert à rien de se lancer dans des spéculations », déclarait ainsi en juin l’évêque Timotej de Debar, porte-parole de l’Église macédonienne, qui ajoute que le dernier mot devrait revenir à Constantinople[10].
C’est en réalité une partie de billard à trois bandes qui se joue. Il est peu probable que le patriarche œcuménique prenne une décision unilatérale de reconnaissance sans tenir compte de l’avis de l’Église grecque et celle-ci, jusqu’à plus ample informé, se fait la représentante des intérêts serbes. Dans ces conditions, il faudrait parvenir un accord avec Belgrade et en revenir à peu près aux termes de l’accord de Niš – réintégration dans l’Église serbe et concession d’une autonomie canonique. Un tel compromis serait tout à l’honneur des deux Églises, et l’on peut supposer qu’à la différence de la situation qui prévalait au début des années 2000, le pouvoir politique macédonien soutiendrait un tel compromis. Cherchant à normaliser les relations du pays avec tous ses voisins, le Premier ministre Zaev a également signé un traité « historique » avec la Bulgarie le 2 août 2017, soldant les nombreux contentieux qui existaient entre les deux pays[11]. Hormis la délicate question des relations avec l’Albanie et le Kosovo, il ne reste plus à Skopje qu’à régler la querelle ecclésiastique avec la Serbie.
Le Patriarcat œcuménique serait sans aucun doute favorable à un accord de ce type, mais il fera certainement preuve d’une grande prudence, de crainte de braquer Belgrade et de rejeter l’Église serbe dans les bras de Moscou[12]. Reste à savoir si celle-ci est également prête à un compromis, dont elle a, a priori, peu d’avantages particuliers à attendre. En Serbie, le pouvoir politique peut aussi penser que la question religieuse lui offre toujours une manière de plus d’avoir prise sur la Macédoine du Nord.
Jean-Arnault Dérens
Notes
- Laura-Maria Ilie et Florentin Cassonnet, « Clochemerle orthodoxe en Moldavie : la bataille de l'église de Dereneu », Le Courrier des Balkans, 29 avril 2018. ↑
- « Monténégro : Milo Đukanović a-t-il déclaré la guerre à l'Église orthodoxe serbe ? », Le Courrier des Balkans, 19 juin 2019. ↑
- « Statement of the Holy Synod of the Russian Orthodox Church on the situation in Montenegro », Interfax, 10 juillet 2019. ↑
- Lire le dossier du Courrier des Balkans : « Kosovo-Serbie : une « rectification des frontières » pour une « solution définitive » ? » ↑
- Srđan Janković, « Serbie : le métropolite Amfilohije tire à boulets rouges contre Vučić », Le Courrier des Balkans, 211 janvier 2018. ↑
- Milica Čubrilo-Filipović, « Serbie : l'Église orthodoxe au service d'Aleksandar Vučić ? », Le Courrier des Balkans, 21 mai 2019. ↑
- « Serbie : les médias proches de Vučić lancent la charge contre l'Église orthodoxe » , Le Courrier des Balkans, 27 août 2018. ↑
- Milica Čubrilo Filipović, « Serbie : l'Église orthodoxe « plus loin de Dieu, plus près du pouvoir », Le Courrier des Balkans, 2 avril 2019. ↑
- Lire J.A. Dérens, « Orthodoxie : l’Église serbe face aux schismes macédonien et monténégrin », Religioscope, 16 juin 2004, et « Macédoine: patchwork ethnique et religieux », Religioscope, 6 août 2004. ↑
- Branka Mihajlović, « Orthodoxie : entre les Églises de Macédoine du Nord et de Serbie, le dialogue est-il possible ? », Le Courrier des Balkans, 28 juin 2019. ↑
- « La Macédoine et la Bulgarie signent un traité d'amitié «historique», sans parler des sujets qui fâchent », Le Courrier des Balkans, 2 août 2017. ↑
- C’est ce que souligne la théologienne Regina Elsner : « Orthodoxie : les conséquences de la rupture entre Moscou et Constantinople », Le Courrier des Balkans, 6 novembre 2018. ↑
Jean-Arnault Dérens, qui a fréquemment collaboré à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2019 Jean-Arnault Dérens.