Un livre sur le sikhisme en Suisse vient d’être publié en allemand. Il offre à la fois une introduction générale à la religion sikh et une présentation de la présence sikh en Suisse. Son auteur est sans doute le meilleur connaisseur du sujet dans ce pays. Christoph Peter Baumann, bien connu pour ses travaux sur la diversité religieuse dans la région de Bâle et pour son travail d’information et de dialogue (notamment à travers la création d’INFOREL en 1987), a en effet suivi de près depuis ses débuts l’implantation de cette tradition religieuse en Suisse.
À l’occasion du lancement du livre lors d’une soirée qui a suivi l’assemblée générale annuelle d’INFOREL à Bâle le 15 mai 2019, Baumann a expliqué comment naquit son intérêt pour le sikhisme. Alors qu’il étudiait le sanscrit et s’intéressait aux traditions religieuses de l’Inde, il rendit visite en 1983 à un ami à Amsterdam. Celui-ci lui proposa d’aller visiter un petit groupe religieux indien qui venait de s’installer dans u n ancien garage de la ville : ce fut ainsi qu’il découvrit le premier gurdwara (temple sikh) d’Amsterdam. Depuis ce premier contact, sa curiosité pour cette communauté religieuse ne l'a plus quitté. Dans les années 1980, il hébergea même durant quelque temps un petit lieu de culte sikh dans une pièce de sa propre maison, à Bâle.
Comment le sikhisme est arrivé en Suisse
Baumann révèle que la population suisse fut probablement confrontée pour la première fois à un groupe de sikhs en 1944, quand 80 à 100 sikhs qui appartenaient aux troupes britannique et se trouvaient en captivité en Allemagne, purent s’enfuir en Suisse après avoir été déplacés en France. Mais cela ne conduisit évidemment pas à une présence durable. Il y avait probablement une trentaine de sikhs en Suisse en 1960, la plupart travaillant dans des organisations internationales à Genève. Il y eut d’occasionnelles célébrations de fêtes sikhs dès les années 1970.
La population sikh en Suisse commença d'augmenter dans les années 1980 avec l’arrivée de jeunes gens qui avaient fui l’Inde pour des raisons politiques. C’était l’époque où fleurissait un mouvement parmi les sikhs pour créer un État indépendant, le Khalistan, et ce conflit conduisit à des violences. En juin 1984, une sanglante opération des forces de l'ordre indienne visa le Temple d'Or d'Amritsar, centre de la religion sikh, où s'étaient retranchés des militants indépendantistes qui y avaient entreposé des armes ; cette opération causa également de nombreuses victimes civiles. En octobre 1984, Indira Gandhi (1917-1984), alors Premier ministre de l'Inde, fut assassinée par deux de ses gardes du corps sikhs qui voulaient venger les événements du mois de juin, ce qui conduisit à des émeutes meurtrières contre les sikhs dans des villes indiennes.
Ce fut ce contexte qui marqua le début du renforcement de la présence sikh en Suisse, même si beaucoup de requérants d'asile n'obtinrent pas alors le statut de réfugiés et durent repartir vers leur pays d'origine ou vers d'autres destinations, note Baumann (p. 12). Ceux qui purent rester parvinrent ensuite à obtenir un regroupement familial ou se marièrent, ce qui conduisit progressivement à un équilibre entre les sexes.
Il y eut plusieurs tentatives d’organiser une vie religieuse communautaire sikh en Suisse, mais il fallut du temps pour parvenir à former des communautés stables. Toute une série d’associations fondées entre 1984 et 1988 n’ont connu qu’une existence éphémère (p. 114).
Pour ces réfugiés, dépourvus de moyens et de lieu de culte, il était difficile d’organiser une vie religieuse. Il y eut une fête sikh organisée à Zurich en 1985 sous l’égide d’une Sikh Cultural Association, mais les frais de déplacement rendaient difficiles des voyages réguliers pour des réunions. Un groupe relativement important de de sikhs résidaient dans la région de Bâle, et ce fut donc là que se tinrent de temps en temps des réunions, selon les possibilités, de façon plus régulière à partir de 1988, quand un Guru Granth Sahib fut amené depuis Southall, dans la banlieue de Londres. Des réunions se tinrent régulièrement aussi dans le canton de Berne dès 1991, avec un lieu fixe dans un ancien local industriel de 1993 à 2003 à Roggwil.
Une première association fut créée en 1993 et légalement enregistrée dans le canton de Berne en 1994, mais des divisions internes de la communauté conduisirent à une scission en 1999. Baumann ne cache pas que l’individualisme qui se manifeste parfois parmi les sikhs a conduit à une dispersion de leurs efforts d’organisation en Suisse et à des tensions dont la nature ne semble pas principalement doctrinale. Cependant, les deux groupes issus de cette scission ont chacun réussi à créer une structure stable et même à construire des gurdwaras. Le premier groupe, organisé sous la forme légale d’une fondation intitulée SIS - SIKH-Stiftung (Schweiz) (Langenthal), a inauguré en 2006 le bâtiment nouvellement construit dans une zone industrielle de Langenthal (canton de Berne). Le second groupe, organisé sous forme d’association et nommé Sikh-Gemeinde Schweiz (Gurudwara Sahib Switzerland), a construit un lieu de culte à Däniken (canton de Soleure) et inauguré officiellement celui-ci en 2015.
Il existe en outre deux lieux de culte provisoires. L’un est installé dans un ancien bâtiment industriel de Bassersdorf (canton de Zurich), sous la responsabilité d’une association dénommée Gurdwara Sahib Schweiz. L’autre se trouve à Genève, où une communauté se trouvait en gestation depuis 2008. Depuis 2016, sous le nom de Gurudwara Sahib Guru Nanak Sabha Geneva (qui a une page Facebook), la communauté genevoise loue un local provisoire où est installé un lieu de culte permanent, tout en recueillant les fonds nécessaires dans l’espoir de pouvoir établir un jour un véritable gurdwara. À côté des sikhs, nombre d’hindous viendraient assister aux réunions dans ces deux groupes — jusqu’à la moitié des participants, selon leurs responsables (p. 14).
La population sikh en Suisse compterait actuellement environ 1.000 fidèles. Baumann en offre un décompte estimatif. Le gurdwara de Däniken regroupe près d’une centaine de familles, avec 70 à 150 visiteurs lors des réunions hebdomadaires (200 à 300 lors des grandes fêtes). À Langenthal, 40 à 100 personnes se réunissent chaque semaine (150 à 30 lors des fêtes). À Bassersdorf, l’association compte environ 50 membres (mais 100 à 200, voire même jusqu’à 300 viennent lors de certaines réunions). À Genève, la communauté rassemble une cinquantaine de familles (environ 150 personnes).
Comme le note Baumann, les visiteurs sont les bienvenus dans chaque gurdwara et peuvent y assister aux réunions, à condition de respecter certaines règles : se couvrir la tête, retirer ses chaussures, se laver au moins les mains, ne pas apporter de l’alcool, de la drogue, du tabac ou des cigarettes (allumer une cigarette dans un lieu de culte sikh représente une grave offense).
Croyances et pratiques des sikhs
Le livre de Christoph Peter Baumann, long de quelque 150 pages, est loin de se limiter à une description de la présence sikh en Suisse. Il offre aussi une présentation complète et claire de l’histoire, des croyances et des pratiques des sikhs ; cette qualité a été soulignée par un représentant de la communauté sikh à l’occasion de la soirée de lancement du livre. Il est en outre enrichi de judicieuses illustrations en couleurs, qui permettent de mieux comprendre les descriptions.
Baumann raconte frappé dès le début par le caractère central occupé par le livre sacré dans le sikhisme. En effet, né au XVe siècle au Pendjab autour de la figure de Guru Nanak Dev (1469-1539), le sikhisme connut une succession de dix gourous, mais le dernier d’entre eux, Guru Gobind Singh (1666-1708), décréta que le Guru Granth Sahib constituerait après sa mort l’autorité religieuse du mouvement. Ce texte doit donc être traité avec beaucoup de respect, et non comme un livre ordinaire (pp. 40-41).
Une des particularités de ce livre sacré est de contenir non seulement des œuvres de gourous sikhs, mais aussi des textes issus de plusieurs traditions religieuses hindoues et musulmanes, sur plusieurs siècles. Il enseigne un Dieu unique et exprime une orientation religieuse dévotionnelle (bhakti), très répandue en Inde. La plus grande partie du Guru Granth Sahib est poétique et sa forme littéraire est bien adaptée au chant. Ce n'est pas un livre de prescriptions religio-légales ni un projet politique, souligne Baumann (p. 35). Il consacre une quinzaine de pages à une présentation claire des textes sacrés du sikhisme.
Baumann dit avoir également été frappé par le principe d’égalité entre hommes et femmes dans cete religion. Bien entendu, des traits culturels peuvent parfois influencer la réalité dans un autre sens que l'idéal fixé par les fondements religieux. Baumann note que les structures dirigeantes des associations sikhs en Suisse sont aujourd'hui uniquement composées d'hommes, même si les questions posées à ce sujet ne reçoivent que des réponses embarrassées (pp. 51-52). Malgré cette répartition des rôles dans les faits, il n'y a pas de différence religieuse entre hommes et femmes. Un indicateur révélateur est qu'il n’existe pas, dans le sikhisme, des périodes d’impureté rituelle pour les femmes. Autre exemple : de 1985 à 1989, en Suisse, la première granthi (lectrice du livre sacré lors des réunions sikhs) était une femme.
Le livre propose une description claire des différentes croyances et pratiques du sikhisme. Les trois piliers très simples du sikhisme définis par Guru Nanak est que chacun doit travailler pour subvenir à ses besoins, prier Dieu et partager avec les personnes moins favorisées. L'une des expressions frappantes de cet engagement social associé au sikhisme est le langar, la cuisine publique en principe associée à chaque gurdwara, où toute personne — quel que soit sa religion ou sa nationalité — peut recevoir gratuitement un repas. Au Temple d'Or d'Amritsar, une organisation remarquablement efficace permet ainsi à 50.000 à 100.000 personnes de recevoir chaque jour un repas, où les services successifs rassemblent riches et pauvres, indistinctement alignés pour manger, sans considération de caste. Ces repas sont préparés et servis en grande partie par des volontaires. La cuisine y est exclusivement végétarienne, même si le végétarisme n'est pas universellement pratiqué par les sikhs : Baumann note que c'est un sujet de débat parmi eux (p. 64). (Les gurdwaras en Suisse n'étant pas situées dans des lieux centraux et n'étant généralement ouvertes que le dimanche, il ne se trouve guère de pauvres pour venir y manger, mais le principe reste le même.)
Si les sikhs se rendent volontiers dans un gurdwara pour y prier le premier jour du mois selon le calendrier lunaire indien, il n'y a pas de jour de la semaine particulièrement sacré, rappelle Baumann, mais des raisons pratiques font que les réunions ont lieu en Suisse le dimanche, jour de congé pour la plupart des gens (p. 85). Lectures du Guru Granth Sahib, prières, allocutions et partage de nourriture rythment ces journées. Quant aux fêtes, elles sont pour la plupart associées au souvenir des dix gourous fondateurs du sikhisme.
L'image des sikhs en Suisse
La perception des sikhs dans un pays comme la Suisse, où ils constituent une toute petite minorité de la population avec quatre lieux de culte seulement, dépend largement de l'image qu'en donnent les médias, fait remarquer Baumann (p. 94). Une analyse détaillée permet de repérer plusieurs périodes, marquées notamment par les turbulences qui ont affecté la communauté sikh en Inde dans les années 1980. Depuis le milieu des années 1990, les articles de médias suisses consacrés aux sikhs se limitent pour l'essentiel à la question du turban, à la consécration de gurdwaras ou à des figures particulières de la communauté (p. 101). C'est avant tout l'image un peu exotique du sikhisme qui attire l'attention.
Le port du turban a soulevé parfois quelques questions : par exemple pour voir si des hommes sikhs pouvaient ou non le porter pour une photographie destinée à un document officiel — mais il n'y aurait plus eu de tels problèmes depuis plusieurs années (p. 107). En revanche, les sikhs sont conscients du problème que barbe et turban peuvent poser en Suisse dans le cadre d'une activité professionnelle (à moins de travailler par exemple dans un restaurant indien...) : « Si l'on jette un regard sur l'assemblée dans un gurdwara un dimanche, on constate qu'une majorité d'hommes ont décidé de se couper les cheveux, de se raser et de renoncer au turban afin de pouvoir trouver un travail. " (p. 108) Cette possibilité n'existe cependant pas pour les hommes qui ont choisi de recevoir ce qu'on appelle parfois le « baptême » sikh (Amrit Sanskar), reçu à l'âge adulte et qui impose notamment le respect de la prescription de ne pas se raser et de ne pas se couper les cheveux. En ce qui concerne le port du casque pour les conducteurs de motos, une jurisprudence du Tribunal fédéral refuse d'exempter les sikhs de port du casque.
Les sikhs « baptisés » doivent porter par devoir religieux un petit poignard rituel (kirpan), dont le rôle symbolique est de rappeler au croyant son obligation de défendre le faible et l'innocent ; renoncer au port de cet objet entraînerait la nullité du baptême. Cela pose inévitablement, dans le contexte actuel, des problèmes de sécurité ou vaut à des sikhs contrôlés par la police le soupçon de porter une « arme dissimulée » : en effet, même si le kirpan devrait en principe être porté de façon visible, les sikhs le dissimulent pour éviter ce qui pourrait susciter des craintes ou être ressenti comme une provocation (voire les faire confondre avec des militants islamistes, comme cela est arrivé dans plusieurs pays). Lors de contrôles de police, explique Baumann, nombre de sikhs lèvent spontanément les mains en l'air et expliquent d'emblée qu'ils portent un poignard rituel sous leurs vêtements (p. 110). Baumann explique de façon détaillée — photographie de l'objet à l'appui — pourquoi, en droit suisse, le kirpan ne peut être assimilé à une arme (p. 111).
La lecture de ce livre rappelle combien le sikhisme reste une tradition religieuse souvent méconnue des Européens, et distincte de l'hindouisme, même si les interactions avec celui-ci ont été nombreuses et ont parfois conduit à des formes mixtes (mais non représentées sur territoire suisse). Christoph Peter Baumann apporte ainsi une contribution bienvenue à ce groupe religieux petit en Suisse, mais qui compte quand même 27 millions de fidèles dans le monde et qui, avec la construction de ses premiers lieux de culte sur territoire helvétique, semble en passe de s'y implanter durablement, même si le sikhisme suisse connaîtra sans doute des évolutions au fil du temps.
Christoph Peter Baumann, Sikh-Religion in der Schweiz, Bâle, INFOREL, 2019, 160 p. ISBN: 978-3-906981-54-3. Prix : 18 francs suisses.
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