En Suisse, l’organisation des relations entre religions et État n’est pas du ressort de la Confédération, mais de celui des cantons. Cela entraîne une variété de situations, avec des pratiques différentes d’un canton à l’autre. Deux cantons se définissent comme laïcs : Genève et Neuchâtel.
Genève et les religions : de la « Rome protestante » à la laïcité
Dans le cas de Genève, la séparation entre l’Église et l’État fut décidée en 1907, dans un contexte différent de celui de la France et avec des rivalités politiques locales qu’il serait trop long de résumer ici. Sur le plan formel, il s’agissait d’une suppression du budget des cultes[1]. Contrairement à la France, la mesure ne touchait pas l’Église catholique romaine, mais l’Église nationale protestante et la petite Église catholique nationale (dissidence catholique libérale soutenue par l’État). Le vote catholique romain contribua décisivement à l’adoption de la loi de séparation.
Cependant, en 1945, une loi autorisa le Conseil d’État (gouvernement cantonal) à percevoir une contribution ecclésiastique volontaire pour le compte de l’Église nationale protestante, de l’Église catholique romaine et l’Église catholique chrétienne (nom qu’adopta par la suite l’Église catholique nationale). Aucun contribuable n’est obligé de verser cette contribution : l’impôt est notifié au contribuable, mais son paiement est facultatif. Pour son travail de perception, les Églises remboursent à l’État 2 % de la recette brute.
Entrée en vigueur en 2013, la nouvelle Constitution de la République et canton de Genève contient un article 3 sur la laïcité, composé de trois brefs alinéas :
1 L’État est laïque. Il observe une neutralité religieuse.
2 Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle.
3 Les autorités entretiennent des relations avec les communautés religieuses.
Genèse de la Loi sur la laïcité de l’État
Dans le sillage de cette nouvelle Constitution, le gouvernement cantonal décida en 2013 de constituer un groupe de travail pour étudier la portée et la mise en œuvre de l’alinéa 3 de l’article 3. La question scolaire et celle des cimetières en étaient explicitement exclues. Ce groupe de travail rendit son rapport un an plus tard. Une consultation fut alors lancée auprès des partis politiques, des associations religieuses et d’autres groupes. Le Conseil d’État déposa devant le Grand Conseil un projet de loi en novembre 2015. Cela fut suivi par deux années de traitement en commission des droits de l’homme du parlement cantonal, puis un projet de loi qui fut discuté au Grand Conseil lors de séances qui se tinrent durant les mois de mars et d’avril 2018.
Lionel Halpérin, rapporteur de la commission des droits de l’homme, expliquait bien quelle recherche d’équilibre avait présidé aux travaux en commentant le vote final de la commission :
« (…) si le vote de la commission a été aussi serré en troisième débat – 4 oui contre 3 non et 2 abstentions – ce n'est pas l'expression d'un fort mécontentement : c'est parce que certains députés ont considéré que la commission n'était pas allée assez loin dans la mise en œuvre d'une laïcité rigoureuse, tandis que d'autres, au contraire, ont estimé que le texte ne ménageait pas une place suffisante à la liberté religieuse. Le projet de loi tel qu'issu des travaux de la commission est donc le fruit d'un fragile équilibre, et il nous appartient d'y apporter ce soir les aménagements que nous jugerons utiles, dans un sens ou dans l'autre. »[2]
La plupart des amendements proposés lors des séances de mars et d’avril 2018 du Grand Conseil furent rejetés par une majorité de députés. Cependant, une disposition non prévue fut ajoutée à l’article 3 du projet de loi lors d’une séance du jeudi 23 mars, avec la teneur suivante :
« Lorsqu'ils siègent en séance plénière, ou lors de représentations officielles, les membres du Grand Conseil et des Conseils municipaux s'abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des signes extérieurs. »
Cet ajout constitue l’un des points qui ont le plus fait l’objet de critiques durant les débats qui ont préludé au vote du 10 février 2019.
La Loi sur la laïcité de l’État fut adoptée par le Grand Conseil en avril 2018 par 63 oui contre 25 non et 3 abstentions. Mais elle se trouva rapidement attaquée par quatre référendums, qui recueillirent un nombre cumulé de signatures suffisant pour imposer un vote. C’est cela qui a finalement conduit à l’acceptation de la nouvelle loi par une majorité de votants.
Avant de passer à une brève mise en contexte et analyse, nos lecteurs trouveront ci-après, au format PDF, le texte intégral de la loi adoptée par le parlement cantonal genevois le 26 avril 2018 et approuvée par une majorité des votants genevois le 10 février 2019.
La montée de la non-appartenance
Pendant longtemps, une grande majorité de la population suisse appartenait à l’une des communautés religieuses établies. Même si celles-ci pouvaient faire l’objet de contestations ou de controverses parfois vives (le Kulturkampf fut aussi une réalité en Suisse au XIXe siècle), ces institutions religieuses détenaient un quasi-monopole de la gestion du sacré. Il existait certes des minorités religieuses, des groupes non conformistes par rapport à ces groupes religieux dominants, mais leur importance statistique était faible. En 1960, à Genève, on comptait 45,7 % de réformés et 47,7 % de catholiques romains : plus de 93 % de la population se répartissait donc entre ces deux confessions, et leur part commune était même encore plus grande dans nombre de cantons. Moins de 0,5 % de la population genevoise se déclarait sans religion.
Au cours des cinquante dernières années, à des degrés divers, la Suisse a connu des transformations considérables du paysage religieux. Tout d’abord, la non-appartenance à un groupe religieux a connu une progression très rapide au cours des récentes décennies, avec des pointes dans de grandes villes, à commencer par Bâle et Genève. Même s’il existe certaines divergences entre les statistiques cantonales et les statistiques fédérales à ce sujet[3], et même si les résultats du relevé structurel annuel qui a remplacé depuis 2010 le recensement fédéral ne permettent que des comparaisons limitées, les ordres de grandeur sont suffisamment parlants : dans la population résidente permanente âgée de 15 ans ou plus à Genève en 2017, l’Office fédéral de la statistique (OFS) dénombre un peu plus de 41 % de personnes sans appartenance religieuse, pour un peu plus de 32 % de catholiques et un peu moins de 9 % de réformés[4].
À côté de ce déclin massif de l’appartenance religieuse, le contexte genevois, comme celui de l’Europe en général de façon plus ou moins forte, est marqué par une diversification des affiliations, croyances et pratiques religieuses. Les musulmans (6,5 % de la population genevoise en 2017 selon l’OFS) en constituent la composante qui frappe le plus le public, pour des raisons liées à la perception de la migration et de l’islam dans le monde occidental contemporain, mais ils ne sont pas les seuls qui contribuent à la variété des voies religieuses.
Face à de telles situations, il est compréhensible que des États souhaitent mettre à jour et moderniser leur cadre législatif relatif aux religions, afin de tenir compte de cette nouvelle situation et des perspectives qu’elle ouvre. La tendance générale en Suisse tend à affirmer plus fortement la neutralité de l’État en matière religieuse, avec des variations liées aux héritages cantonaux, et à envisager des modalités de reconnaissance de nouveaux acteurs religieux : dans plusieurs cantons, au fil du temps, des dispositions ont été adoptées pour élargir la possibilité de reconnaissance de droit public ou d’intérêt public à des communautés religieuses de droit privé, fixant pour cela différentes conditions.
Une volonté de moderniser le cadre légal
Dans le canton de Genève, avec sa référence laïque (et inévitablement des influences des débats français à ce sujet), le choix a été plus ambitieux : celui d’un projet englobant définissant la laïcité et ses conséquences pratiques, les relations entretenues par les autorités cantonales avec les organisations religieuses et la place reconnue à celles-ci dans la société.
Si cette approche a été soutenue par une majorité du parlement cantonal en avril 2018 et des votants en février 2019, une telle démarche n’allait pas sans dire. Certains membres de la commission chargée de l’examen du projet de loi prônaient de s’en tenir à une stricte non-intervention dans les affaires religieuses, estimant que le principe même d’une loi particulière sur les affaires religieuses était dangereux et conduisait l’État à abandonner sa neutralité. Au nom de celle-ci, ces minoritaires proposaient également de revenir sur l’article 3, alinéa 3 de la constitution cantonale et de renoncer aux relations entretenues par les autorités avec les communautés religieuses, en le remplaçant par le passage de la précédente constitution disposant que « les cultes s’exercent et les Églises s’organisent en vertu de la liberté de réunion et du droit d’association », leurs adhérents étant tenus de se conformer aux lois générales. Un tel choix aurait pu sembler donner aux religions une liberté maximale et en même temps les préserver du regard étatique : il aurait aussi marqué un pas de plus dans la privatisation du religieux, tandis que la nouvelle loi le reconnaît comme une catégorie spécifique avec des interlocuteurs identifiés comme tels.
Dans l’esprit des autorités, même si la nouvelle loi est aussi le résultat du « fragile équilibre » recherché au cours de son élaboration, elle représente une modernisation qui bénéficie aux communautés religieuses et permet d’essayer de prendre en compte à la fois la laïcité et les réalités religieuses.
Comme le soulignait le communiqué du Conseil d’État du 27 avril 2018 se félicitant de l’adoption de la loi par le Grand Conseil, celle-ci permet « l’abrogation des lois anticléricales de la fin du XIXe siècle ». En effet, même si elle était tombée en désuétude, il existait toujours dans la législation genevoise une Loi sur le culte extérieur de 1875 décrétant que « toute célébration de culte, procession ou cérémonie religieuse quelconque est interdite sur la voie publique » et que « le port de tout costume ecclésiastique ou appartenant à un ordre religieux est interdit sur la voie publique à toute personne ayant un domicile ou une résidence dans le canton. » Avec l’entrée en vigueur de la LLE, ces dispositions sont abrogées.
La nouvelle loi peut aussi se targuer de ne pas ignorer les religions. L’article 11 décrète « l’enseignement du fait religieux dans sa diversité » dans les établissements scolaires publics, sans prosélytisme.
Mais si les communautés religieuses établies ont soutenu cette loi avec détermination, malgré leurs réserves sur quelques passages, c’est surtout parce qu’elle vient ancrer leur présence de façon presque inespérée dans un contexte de déclin numérique.
C’est tout d’abord l’ancienne « contribution ecclésiastique volontaire », qui se transforme en « contribution religieuse volontaire » (article 5), dans l’idée de l’ouvrir à d’autres communautés religieuses que cela intéresserait. Sur le plan du financement, ce n’est pas indifférent, même si cette contribution ne suffit pas à couvrir les besoins de ces Églises. Du point de vue de l’État, l’ouverture à d’autres communautés permet de justifier la poursuite de cette pratique, d’autant plus que les frais de perception sont couverts. Certains milieux laïcs souhaitaient voir cette contribution purement et simplement supprimée.
Un autre point appréciable pour les communautés religieuses établies est l’article 8 sur l’accompagnement philosophique, spirituel ou religieux, qui leur donne la garantie de pouvoir assurer le service d’aumônerie dans différentes institutions.
Enfin, même si l’article 4 ne contraint pas l’État à entretenir des relations avec les organisations religieuses, il ancre cette possibilité dans la loi.
On peut être surpris de découvrir un article 10, alinéa 2, prévoyant que « le canton peut prendre des mesures contre les dérives de type sectaire ». Aucun autre canton suisse ne connaît une telle disposition. Plus qu’au contexte genevois de laïcité, cet article est un héritage d’un épisode de la vie publique genevoise, dans le sillage de l’affaire du Temple Solaire (en particulier l’épisode du Vercors en 1995), avec la publication d’un audit sur les dérives sectaires en 1997.
Notons que l’alinéa 1 du même paragraphe donne la possibilité à l’État de « soutenir des actions favorisant le dialogue interreligieux et la paix religieuse ». Cet alinéa est révélateur de plusieurs dimensions : la conscience du rôle que peuvent jouer des religions pour prévenir des conflits ; le souci d’une coexistence pacifique dans une société religieusement diverse ; les préoccupations de prévention de l’extrémisme religieux ; la volonté de promouvoir avant tout les courants religieux favorables au dialogue. Ces préoccupations et ces approches ne sont pas uniques à Genève.
Signes religieux extérieurs et présence religieuse dans l’espace public
Outre les contestations de fond de certains groupes par rapport au principe même d’une loi ou au maintien et à l’élargissement de la contribution religieuse volontaire, les points de friction ont surtout porté sur l’article 3 et l’article 6. Pour le premier, ce sont avant tout les musulmans qui ont eu — à juste titre — le sentiment d’être visés, même si la plupart des intervenants religieux disent souhaiter une modification de cet article ; pour le second, ce sont surtout les évangéliques qui sont montés aux barricades.
En effet, l’article 3 ne permettra pas à une femme portant un foulard islamique d’être employée par une administration publique, en tout cas si elle est en contact avec le public, et il interdit aux parlementaires cantonaux et membres de conseils municipaux de porter des signes indiquant leur appartenance religieuse. Il se trouve qu’une élue musulmane (membres des Verts) portant foulard siège actuellement dans un conseil municipal du canton.
L’article 3 comporte deux dimensions faisant débat. D’une part, il quitte le champ des communautés religieuses pour prescrire des comportements individuels acceptables ou non — en l’occurrence savoir si un employé de l’État ou un élu a le droit d’arborer un signe susceptible d’indiquer son appartenance religieuse. D’autre part, même s’il est défini en termes généraux et entraîne potentiellement des conséquences pour des membres de toute communauté (pas de kippa juive, pas de croix chrétienne, pas de turban sikh, etc.), il ne fait aucun doute que cet article vise avant tout les musulmans ; sans le dire explicitement, il s’inscrit dans les controverses apparues depuis la fin du XXe siècle autour du foulard islamique, et pour l’instant n’a des conséquences que pour les musulmans.
L’alinéa 4 est surprenant, en décrétant que des élus ne peuvent porter aucun signe indicateur de leur appartenance religieuse dans l’exercice de leurs fonctions : en toute logique, il revient à exclure potentiellement certains courants religieux (ou composants de ceux-ci) de l’arène parlementaire et donc de la possibilité d’une représentation politique légale.
Les Verts, auxquels appartient l’unique élue actuellement susceptible d’être touchée par cet alinéa, ont déjà déposé un recours à ce sujet, avant même de connaître les résultats. Celui-ci devra maintenant être examiné par la Chambre constitutionnelle du canton de Genève. Il est probable que les autorités considéreront que ce recours a un effet suspensif ; l’élue concernée pourra donc sans doute continuer d’exercer son mandat dans l’attente de la décision.
Quant à l’article 6, il décrète dans son alinéa 1 que « les manifestations religieuses cultuelles se déroulent dans le domaine privé ». Des exceptions peuvent être faites. Quant aux manifestations non cultuelles de groupes religieux dans le domaine public, elles « sont soumises aux dispositions générales de la loi sur les manifestations sur le domaine public » (alinéa 3). Tenir un stand dans l’espace public ne pose donc en principe pas de problème, sous réserve de l’autorisation usuelle. En revanche, pour des communautés évangéliques qui procèdent à un baptême sur les rives du lac Léman, de telles pratiques tombent à première vue sous le coup de l’interdiction.
Du point de vue du Réseau évangélique de Genève (REG), en tout cas, le principe même est problématique, comme l’explique Michael Mutzner, par ailleurs secrétaire général adjoint du Réseau évangélique suisse (RES) : « Il n’y a pas de raison de justifier une séparation entre les événements cultuels et les non cultuels. Une telle distinction est arbitraire et contraire à la liberté religieuse. »[5]
Avec l’appui du RES, le REG a donc déposé l’an dernier déjà un recours contre certains alinéas de l’article 3[6] et contre l’article 6 de la LLE.
Les opposants à la LLE et leurs arguments
La LLE a fait face à l’opposition d’une coalition de groupes aux motivations variées : les partis de gauche (Parti socialiste, Ensemble à gauche, Parti du travail, solidaritéS, Verts…), des partis chrétiens (le Parti évangélique au centre-gauche et l’Union démocratique fédérale à droite, tandis que le Parti démocrate-chrétien soutenait la LLE), certains syndicats, des associations musulmanes et féministes...
Dans leurs commentaires (publiés dans la brochure d’information envoyée par les autorités aux votants pour leur faire connaître le texte de la LLE et résumer les prises de position à ce sujet), les comités référendaires expliquaient s’insurger contre « une loi liberticide, qui caricature la laïcité, bafoue les droits humains et trahit l’esprit de Genève ».
« Nous voulons une Genève vraiment laïque, pratiquant une laïcité démocratique respectueuse des droits de chacun·e. L’État n’a pas à intervenir dans les questions religieuses. Il ne doit pas y avoir de régime particulier pour les un·e·s ou les autres en la matière. La liberté de conscience, d’opinion, d’expression, d’association, de manifestation, soit tous les droits et libertés publiques sont à appliquer dans ce domaine comme dans les autres. Évitons en la matière des dérives ‘à la française’. »
Parmi les arguments particuliers qui venaient s’y ajouter, notons la revendication du « droit des femmes à décider pour et par elles-mêmes », puisque l’article 3 a manifestement été pensé par rapport aux femmes musulmanes : « Un enjeu central de l’égalité femmes-hommes est la liberté de disposer de son corps. Avec cette loi, c’est un parlement composé de 70 % d’hommes qui prescrit comment des femmes doivent ou non se vêtir. »
Un autre argument particulier, émanant d’organisations syndicales, portait sur la défense des employés de l’État : « la laïcité de l’État doit se manifester dans la neutralité de l’action de ses employé·e·s, face à la population. Pas dans leur apparence. »
On pourra lire et télécharger ci-dessous l’un des formulaires de référendum des opposants à la LLE.
Les partisans de la LLE et leurs arguments
Dans le camp favorable au « oui » à la LLE se trouvaient le gouvernement cantonal et la majorité des députés au parlement cantonal, des partis de droite et de centre droit, certains milieux laïcs (dont le petit Parti radical de gauche) et les Églises historiques, pour des raisons exposées plus haut (et tout en regrettant la présence des dispositions sur les signes religieux extérieurs). Le point de vue du Conseil d’État était exprimé en ces termes dans la brochure d’information envoyée aux votants :
« Durant le siècle passé, notre société s’est considérablement sécularisée. Le fait religieux se manifeste toutefois à nouveau plus fortement depuis deux décennies. Certains réclament plus de visibilité pour les religions, alors que d’autres souhaitent à l’inverse une absolue invisibilité. Le religieux fait pourtant partie de notre histoire, les armoiries genevoises en sont la preuve. Le Conseil d’État a ainsi proposé au Grand Conseil, qui l’a accepté, de lui donner une base légale. Il estime que cette loi permet de prévenir le repli identitaire engendré par certains groupes minoritaires en fixant un cadre protégeant la liberté de conscience, de croyance et de non-croyance et promouvant la paix religieuse. Selon le Conseil d’État, cette loi donne les outils indispensables à l’État pour repenser les relations entre les autorités et les organisations religieuses en offrant à ces dernières une forme de reconnaissance, et cela par des relations empreintes du respect de la sphère de chacun, du droit civil et d’une stricte neutralité. Cette reconnaissance poursuit également l’objectif d’une contribution active des organisations religieuses à la paix sociale et religieuse et d’une participation au dialogue interreligieux ou, en d’autres termes, d’une participation à la cohésion sociale à Genève, sans distinction entre croyants et non-croyants, ou entre croyants de différentes religions. »
Sur la question des signes extérieurs, l’alinéa 3 se trouvait notamment justifié par le précédent des interdictions déjà en vigueur dans le cadre scolaire :
« Plusieurs arrêts du Tribunal fédéral ont confirmé que toute restriction de la liberté religieuse nécessitait une base légale et devait être proportionnée. C’est ainsi que, aujourd’hui déjà, le personnel enseignant genevois ne peut arborer de signes religieux en classe. La loi étend cette exigence à tous les agents de l’État ou des établissements liés, qui devront s’abstenir de manifester leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs dans le cadre de leurs fonctions lorsqu’ils seront en contact avec le public. »
On trouvera ci-dessous la déclaration commune des trois Églises historiques du canton de Genève pour expliquer leur soutien à la LLE.
La loi est adoptée – le débat continue
Le vote du 10 février 2019 ne met pas un terme au débat, d’abord en raison des recours déjà déposés par les Verts et le REG : cela pourrait marquer le début d’une saga judiciaire. C’est en effet à la justice que se trouve ainsi déléguée la tâche de déterminer si les dispositions des articles 3 et 6 de la loi sont compatibles avec les droits fondamentaux.
En outre, la Coordination référendaire a annoncé qu’elle allait poursuivre son combat. Un communiqué publié après les résultats du vote déclare : « Nous lancerons sous peu une association pour une laïcité démocratique pour mener jusqu’au bout la bataille d’idées engagées par ces référendums dans le sens de l’égalité et de la démocratie. » Des assises sont déjà prévues dans un an pour faire le point sur la situation.
Enfin, le 30 janvier 2019 déjà, le député Pierre Vanek (Ensemble à gauche), l’une des figures de proue de la lutte contre la LLE, a déposé un projet de loi « sur la neutralité religieuse de l’État », supposé « permettre un rejet de la LLE sans arrière-pensées, en fournissant immédiatement une base concrète pour remettre ces questions sur le métier en apportant des réponses susceptibles de rallier une nouvelle majorité, parlementaire et populaire ». Ce projet de loi reprend une grande partie de la LLE, à l’exception des articles combattus, et avec une autre différence importante : le projet n’étend pas la contribution religieuse volontaire à d’autres communautés (pour éviter « d’inventer un système de sélection, forcément arbitraire, entre les églises ou organisations religieuses nouvelles qui demanderaient hypothétiquement à être mises au bénéfice de cette prestation étatique et de la reconnaissance qu’elle implique ») et prévoit pour les trois Églises historiques la prolongation de ce système pour dix ans, avec la possibilité de le prolonger ensuite pour dix années supplémentaires, et donc la disparition de la contribution volontaire après vingt ans au plus, ce qui présente en effet une certaine cohérence du point de vue de principes de séparation stricte.
Un tel projet aurait pu avoir des chances d’être considéré en cas de rejet de la LLE. Après son acceptation à une majorité de 55 % des voix, il paraît cependant peu probable que le Grand Conseil souhaite remettre l’ouvrage sur le métier. Si des modifications de la LLE interviennent, il est peu probable que cela se fasse sous la forme d’une remise en cause globale et d’une révision d’ensemble.
Dans l’immédiat, il reste à voir quel règlement d’application sera mis en place, sous le regard vigilant des partisans et des adversaires de la LLE : « le conseiller d’État Mauro Poggia promet un règlement d’application ‘pacificateur, le Conseil d’État ne pouvant balayer d’un revers de main les 45% de Genevois qui nourrissent des craintes’. »[7]
Conclusion : la laïcité se décline au pluriel
Le débat genevois autour de la LLE illustre la variété des choix qui se présentent à une société qui souhaite définir légalement la place des religions. Les attitudes peuvent aller du soutien ou de la bienveillance à une méfiance voyant les religions comme de potentielles menaces ou sources de trouble, avec toutes les nuances et combinaisons possibles entre les deux attitudes.
Se référer au principe de base (généralement admis) de la neutralité de l’État ne suffit pas : cette neutralité peut prendre différentes formes. Quant au terme de laïcité, son utilisation est encore plus délicate. Non seulement parce que — contrairement au terme de neutralité — il est chargé du poids d’une histoire conflictuelle et de dimensions idéologiques, mais aussi parce qu’il est utilisé aujourd’hui dans une variété de sens. Il en est venu à désigner pour certains acteurs une séparation entre l’État et les religions garantissant la liberté de celles-ci et la neutralité des autorités envers toutes les communautés religieuses dans une société pluraliste, tout en gérant des conflits ou tensions, tandis que d’autres voient dans la laïcité l’outil pour affirmer une méfiance de principe envers les religions ou — plus spécifiquement — une arme pour endiguer et domestiquer l’islam. Le mot de laïcité est polysémique : se réclamer de la laïcité peut servir à de support aussi bien à des approches relativement ouvertes qu’à des attitudes hostiles envers les religions.
Dans la LLE, le lecteur trouve les échos de différentes compréhensions de la laïcité, reflétant a diversité politique et la variété des influences qui ont inspiré certains passages[8]. Michael Mutzner résume ce sentiment :
« À certains endroits, cette nouvelle loi fait preuve d’une laïcité positive qui, à mon avis, correspond à la culture de Genève. À d’autres, on a introduit quelques excès ‘laïcards’ où la loi entre dans des détails et pose des règles absolues qui, si elles restent en l’état, créeront des problèmes et des conflits que l’on pourrait résoudre autrement. »[9]
D’ailleurs, plusieurs associations se réclamant de la laïcité ont adopté des positions opposées dans le débat qui a précédé le vote : l’association « La laïcité, ma liberté » était un fer de lance du soutien à la LLE, tandis que des groupes intitulés « La laïcité, notre liberté » et « La Laïcité pour Tous » recommandaient le rejet de la loi. Peu importe ce que recouvraient ces groupes : cela illustre comment, pour différents camps, les attitudes respectives envers la LLE paraissaient exprimer une compréhension juste de la laïcité. Il semble que personne ne remettait ce principe même en question (de même qu’on voit, dans la France voisine, que la plupart des catholiques ont aujourd’hui intégré la laïcité comme un fait).
Certains opposants à la loi proposaient une séparation stricte, en plaçant les religions sur le même pied que d’autres types d’associations et sans élaborer des règles particulières : si la liberté est ainsi garantie, les religions « historiques » y perdent des avantages et la religion devient entièrement une affaire privée. Un autre choix, qui a été celui de la LLE, est de reconnaître les communautés religieuses en tant qu’acteurs spécifiques et de leur accorder certains privilèges, mais en circonscrivant l’espace du religieux et en définissant des limites qui peuvent atteindre non seulement les groupes religieux en tant que tels, mais aussi des individus dans l'expression de leurs convictions personnelles : les religions sont reconnues, mais l’État exerce en échange certains contrôles et montre qu’il considère les communautés religieuses comme sources possibles tant d’apports positifs que de menaces et de conflits.
Selon les contextes historiques et les circonstances politiques ou sociales, des inflexions différentes sont apportées aux attitudes des États envers les religions : la place des religions évolue avec les sociétés dans lesquelles elles vivent. Les débats genevois autour de la LLE offrent un instructif exemple des renégociations en cours autour du statut des communautés religieuses dans les sociétés européennes du XXIe siècle, avec leur héritage chrétien dans un environnement sécularisé et religieusement diversifié.
Jean-François Mayer
Notes
- Cf. Bernard Lescaze, « La Séparation de l'Église et de l'État à Genève en 1907 », Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, vol. 151, oct.-déc. 2015, pp. 719-732 ; Jean-Balise Fellay, « Une séparation déchirante : le vote de 1907 à Genève », Choisir, N° 569, mai 2007, pp. 20-24 (téléchargement : https://www.choisir.ch/societe/histoire/item/433-Une%20s%C3%A9paration%20d%C3%A9chirante). Pour aller plus loin : Michel Grandjean et Sarah Scholl (dir.), L'État sans confession : la laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010. ↑
- Grand Conseil, séance du jeudi 22 mars 2018 à 17h, 1re législature - 4e année - 13e session - 72e séance, http://ge.ch/grandconseil/memorial/seances/010413/72/6/. ↑
- Jean-François Mabut, « Les Genevois sans religion sont toujours plus nombreux », Tribune de Genève, 22 décembre 2016, https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/genevois-religion-toujours-nombreux/story/14290044. ↑
- Ces pourcentages sont calculés par nos soins sur la base des tableaux mise en ligne par l’OFS sur son site le 29 janvier 2019, https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/langues-religions/religions.html. ↑
- Serge Carrel, « Genève : les croix huguenotes interdites au cou des élus, tout comme les baptêmes au bord du lac ! » (entretien avec Michael Mutzner), La FREE info, 31 janvier 2019, https://lafree.info/info/suisse/geneve-les-croix-huguenotes-interdites-au-cou-des-elus-tout-comme-les-baptemes-au-bord-du-lac. ↑
- Sur l’article 3, Michael Mutzner explique notamment dans l’entretien cité à la note précédente : « Que la loi exige de la part des représentants de l’État d’accomplir leur service de manière neutre est tout à fait normal. Mais leur demander d’être neutre, de ne rien dire de leur identité confessionnelle ou de ne rien en montrer, ça va trop loin et porte atteinte à la liberté religieuse. » Quant au « fait pour des élus de ne pas pouvoir afficher les raisons de leur engagement [ce] n’est pas une avancée pour la démocratie. » ↑
- Laure Lugon, « Les Genevois bénissent la laïcité », Le Temps, 10 février 2019 (éd. Imprimée du 11 février 2019), https://www.letemps.ch/suisse/genevois-benissent-laicite. ↑
- Il ne paraît pas exact de dire que Genève aurait adopté « une loi sur la laïcité à la française », comme le faisait Swissinfo le 10 février 2019, mais on trouve en effet certains traits de ce type dans la LLE. ↑
- À la fin de l’entretien déjà cité avec Serge Carrel. ↑