De sa voix chantante, le célébrant égrène une litanie au-dessus de l’autel, abrité par les saintes portes. En réponse, le chœur de paroissiennes entonne un cantique de Noël. La chaleur des prières ne parvient cependant pas à réchauffer la petite pièce aménagée en église. Le lieu de culte d’Okhmativ, à quelques 150 kilomètres au sud de Kiev, avait été détruit par les Soviétiques après la Seconde Guerre mondiale. C’est une ancienne école qui abrite la paroisse. Ce 13 janvier, sept personnes sont réunies, toutes âgées de plus de 70 ans. Pourtant, l’enthousiasme est palpable. C’est l’une des premières fois que le prêtre Ihor Havriliouk ne mentionne plus Kyril, patriarche de l’Église orthodoxe russe, pour le remplacer par le métropolite Épiphane, primat de l’Église orthodoxe d’Ukraine.
“Notre communauté a couvé ce changement depuis longtemps”, commente Ihor Havriliouk. “Une fois que le Tomos d’autocéphalie, c’est-à-dire la déclaration d’indépendance, a été accordé à la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine, le 6 janvier à Istanbul, nous avons procédé aux formalités administratives pour quitter l’Église russe.” L’initiative est vécue en Ukraine comme un événement historique. C’est à Kiev que le monde slave oriental avait rejoint la chrétienté, en 988. Malgré les invasions successives, le clergé orthodoxe local avait été très actif, jusqu’à son rattachement à l’Église russe en 1686. L’unité religieuse était devenue l’un des attributs de l’union politique des deux peuples. Un symbole mis à mal depuis la chute de l’URSS. Dans le contexte actuel de guerre hybride entre l’Ukraine et la Russie, la prédominance de l’Église russe a été de plus en plus contestée.
Sous la houlette vigoureuse du président Petro Porochenko, les négociations se sont intensifiées avec le patriarche Bartholomée de Constantinople. Celui-ci, qualifié de “premier entre les égaux” au titre de la prépondérance historique de Constantinople dans la chrétienté orthodoxe, revendique l’autorité d’accorder un tomos d’autocéphalie à une Église locale, prérogative dont l’Église russe conteste l’exclusivité en soutenant que toute Église autocéphale peut elle-même donner l’autocéphalie à l’une de ses propres composantes. Après s’y être longtemps opposé, Bartholomée a annoncé vouloir reconnaître l’indépendance de l’Église locale d’Ukraine.
Un “concile d’unification”, tenu le 15 décembre 2018 à Kiev, a procédé à la création d’une telle Église locale, grâce à la fusion de deux groupes jusqu’alors non reconnus par les autres Églises orthodoxes : le Patriarcat de Kiev et de l’Église autocéphale ukrainienne. Les représentants du patriarcat de Moscou ont largement condamné le concile comme une violation de la loi canonique. Seuls deux évêques de l’Église russe ont assisté au concile d’unification pour rejoindre la nouvelle Église. De la même manière, chaque paroisse conserve la possibilité de décider de sa propre affiliation.
“Si nous l’avons rejoint, c’est parce que nous sommes des patriotes de notre propre pays”, commente la paroissienne Maria Viktoriouk à Okhmativ, en finissant une tranche de pain béni après le service. De fait, Petro Porochenko présente l’indépendance de l’Église ukrainienne comme l’un des aspects déterminants de “l’identité nationale”. Une notion contestable dans un pays aux confessions multiples. Les seuls gréco-catholiques, majoritairement implantés dans l’ouest ukrainophone, représentent ainsi plus de 10% des chrétiens d’Ukraine. Associer l’idée d’identité nationale à une religion peut certes paraître réducteur. L’archimandrite et docteur en théologie Cyril Hovorun y voit le risque d’un ethnophylétisme à l’ukrainienne, c’est-à-dire la promotion d’un nationalisme religieux. Toujours est-il que l’autocéphalie de l’Église et le geste de séparation entre Kiev et Moscou qu’il représente sont très populaires. L’initiative chapeaute une série de mesures linguistiques, culturelles, politiques et économiques qui visent à rompre les liens entre deux républiques postsoviétiques autrefois très liées.
Ironie de l’histoire, Okhmativ est célèbre dans l’histoire ukrainienne pour deux batailles du 17e siècle. À l’époque, les cosaques zaporogues, dont se réclament les Ukrainiens, se battaient aux côtés des Moscovites. Depuis 2014, c’est une autre guerre “qui nous a ouvert les yeux ici”, poursuit le paroissien Mykola. Malgré les dénis de son clergé, l’Église russe en Ukraine est accusée de soutenir l’intervention militaire du Kremlin, dans ses prières comme dans ses actions. Le patriarche Kyrill de Moscou a ouvertement approuvé l’annexion de la Crimée en 2014. Plusieurs prêtres ont épaulé les forces pro-russes et russes dans la guerre du Donbass, qui a déjà causé plus de 10000 morts. “Nous nous sommes préparés mentalement à l’idée de quitter l’Église russe”, explique Mykola. “Mais il nous fallait le Tomos de Constantinople, pour rejoindre une Église reconnue comme telle.” Dans la semaine qui a suivi la remise du Tomos, Ihor Havriliouk s’est donc rendu à la capitale de région, Tcherkassy, pour y procéder au changement administratif du statut de sa paroisse.
À travers tout le pays, ce sont déjà plus de 100 paroisses qui ont déclaré vouloir quitter l’Église russe pour s’attacher à l’Église d’Ukraine. Médias et réseaux sociaux suivent le mouvement avec euphorie. Le passage, le 20 janvier, de la première paroisse de la région de Louhansk, réputée très russophile, est vécu comme un événement. Le nombre de transferts demeure néanmoins modeste en comparaison des plus de 11.000 clochers ukrainiens dépendant du patriarche de Moscou. C’est aussi un mouvement qui ne va pas de soi. Le Père Ihor Havriliouk confesse y avoir perdu trois de ses paroissiens. “Ils n’ont pas fait de scandale. Ils sont juste allés le dimanche suivant dans l’église orthodoxe russe du village voisin. Nous prions pour qu’ils nous reviennent…”
La question du scandale, voire de violences, est prise très au sérieux en Ukraine tant la mosaïque religieuse est complexe, et fragilisée par les tensions géopolitiques actuelles. Les images de heurts entre paroissiens et militants nationalistes, le 13 janvier, dans le village de Vorsivka, à l’ouest de Kiev, illustrent le risque d’une escalade violente pour le contrôle des paroisses, et du riche patrimoine foncier de l’Église russe. La rumeur de la confiscation du prestigieux monastère russe de Potchaïv, dans l’ouest du pays, a ainsi fortement agité médias et réseaux sociaux, avant d’être démentie. En réaction, la Verkhovna Rada (Parlement) a adopté le 17 janvier une loi définissant clairement la procédure de changement, déterminée par les paroissiens eux-mêmes. “Il s’agit d’éviter que le sang coule”, a averti le Président Petro Porochenko.
Les bâtiments religieux construits avant l’indépendance de l’Ukraine en 1991 appartiennent à l’État ; ils ne sont confiés à des organisations religieuses qu’en vertu de baux renouvelables. De quoi alimenter les craintes russes de dépossessions des biens des orthodoxes fidèles au Patriarcat de Moscou, échelonnées dans le temps. Une nouvelle commission du ministère de la Culture mène depuis fin décembre un inventaire des biens de l’importante partie de l’Église ukrainienne restée dans la juridiction moscovite. Ioulia Datsenko, directrice du service de presse du ministère, assure ne vouloir procéder à aucune confiscation. Elle note néanmoins qu’il manque “au moins dix objets précieux” du monastère de la Laure des Grottes, à Kiev. En viendrait-elle à demander des comptes au clergé de Moscou? Le moment n’est apparemment pas venu.
“Je ne veux même pas imaginer que l’on puisse en arriver à cette extrémité”, se désole l’évêque Viktor, en charge des questions administratives à la Laure des Grottes, un des principaux centres de pèlerinage de la chrétienté orthodoxe, et un complexe imposant au coeur de Kiev, dominé par des dizaines de coupoles dorées. “Selon la Constitution, il revient à chaque organisation religieuse de définir son propre sort. Je n’imagine pas qu’ils nous délogent d’ici.” Et de pointer du doigt la difficulté de conduire un inventaire des biens d’État, après trente années de rénovations et d’aménagements par les fidèles. “Il est désormais impossible de savoir à qui appartient telle icône, tel calice, tel tableau, telle porte d’église…”
Selon l’évêque Viktor, le rattachement de paroisses à l’Église d’Ukraine n’est en aucune manière “le mouvement de masse dont se vantent les médias”. Néanmoins, il prend acte des départs. “À chaque communauté sa situation spécifique. Il leur revient de faire leurs propres choix. Ce que nous pouvons faire, c’est expliquer que l’autocéphalie de l’Église ukrainienne n’a pas été accordée selon la loi canonique.” Selon l’Église russe, Constantinople n’avait pas autorité pour prendre une telle décision dans la mesure où le territoire canonique d’Ukraine relève de Moscou. L’autocéphalie de l’Église ukrainienne n’est d’ailleurs formellement reconnue pour l’instant par aucune des quatorze Églises autocéphales du monde orthodoxe, hormis Constantinople. La relation entre Églises ukrainienne et russe s’apparente donc à un dialogue de sourds. À la prétention de Moscou d’exercer sa primauté sur les diocèses ukrainiens, Kiev répond en dénonçant leur “annexion illégale” en 1686, selon l’expression de l’archevêque Ievstraty Zoria. Des désaccords profonds qui pèsent sur le développement de la jeune Église, et peuvent être porteurs de ressentiments dans la durée.
Pour autant, l’évêque Viktor s’avère confiant. “La question est extrêmement politisée en ce moment. Mais plus personne n’aura intérêt à agiter le fait religieux après les élections présidentielles de mars.” L’instrumentalisation politique est évidente, que ce soit dans les affiches de campagne de Petro Porochenko ou les commentaires affolés des politiciens étiquetés “pro-russes”. L’agitation actuelle serait donc toute circonstancielle, et pourrait se dissiper dans les vapeurs des cierges. “Nous n’avons pas la prétention de quitter le pire pour aller vers le meilleur”, se défend le paroissien Mykola à Okhmativ. “Ce sont des questions politiques qui ne nous intéressent pas. Le changement d’Église doit seulement nous permettre de tracer notre propre chemin, sans interférence extérieure.”
Malgré ce trait de sagesse populaire, la nature du chemin à suivre pose question en Ukraine. “À travers l’activisme de Petro Porochenko, nous voyons que la notion de séparation de l’Église et de l’État est malmenée”, analyse l’archimandrite Cyril Hovorun. “Il ne faudrait pas que la nouvelle institution ne soit qu’une version ukrainienne de l’Église russe…”. Une évolution à suivre sur le long-terme, au-delà des prochaines semaines de campagne électorale. “Nous la voulons ouverte et tolérante, comme toute Église se doit d’être”, souhaite le Père Ihor Havriliouk à Okhmativ. Lui espère que son récent ralliement puisse l’aider à construire une véritable église, de pierre et de bois. Les évolutions générales à Kiev et la portée de ses sermons dans son village détermineront s’il peut s’attirer de jeunes paroissiens pour insuffler une nouvelle vie à son église.
Sébastien Gobert - Collectif Daleko - Blisko