“Je me bats pour l’autocéphalie (indépendance) de l’Église orthodoxe d’Ukraine depuis déjà 26 ans. Alors tant que Dieu me prête vie, je continuerai évidemment à la servir.” Philarète, chef de l’Église orthodoxe d’Ukraine du Patriarcat de Kiev, non reconnu jusqu’à maintenant par les Églises autocéphales orthodoxes, vit une consécration. Le 11 octobre 2018, la confirmation de la décision du Patriarcat œcuménique de Constantinople d’établir une Église autocéphale d’Ukraine est venue enfin légitimer sa politique d’émancipation du patriarcat de Moscou, amorcée en 1992.
Dans les jours qui suivent l’annonce de Constantinople, Philarète renonce à son titre de patriarche qu’il détenait depuis 1995. Ceci afin de “faciliter les négociations visant à la création d’une nouvelle Église d’Ukraine et l’élection d’un futur patriarche”, indique l’archevêque Zoria, porte-parole du patriarcat de Kiev. Loin d’être une démarche d’humilité, c’est encore une preuve de l’habileté tacticienne du dignitaire religieux. “Il ne fait pas de doute que Philarète veut être le premier patriarche de la nouvelle Église, et rien de moins,” assure Taras Antoshevskiy, directeur du portail RISU (Religious Information Service of Ukraine). “Il est d’ailleurs le mieux placé à l’heure actuelle.”
Philarète ne fait néanmoins pas consensus. Le métropolite Makariy, chef de l’Église autocéphale, elle aussi non reconnue et troisième composante de l’Orthodoxie en Ukraine (la première est l’Église autonome liée au Patriarcat de Moscou), regrette ainsi que les “positions du patriarche Philarète ne soient pas constructives” et redoute qu’elles compliquent la création d’une nouvelle Église unie. Dans un article sur Aleteia.org en date du 22 octobre 2018, le professeur émérite de l’Université Paris-Ouest Yves Hamant va plus loin : “le passé sulfureux de Philarète est un obstacle à la réunification”, assène-t-il. De fait, le parcours de Philarète est teinté de mystères et de controverses, de compromis et de revirements. Le parcours d’un homme de pouvoir, qui a l’ambition de jouer aujourd’hui un rôle historique.
Une carrière à allégeances variables
La biographie officielle de Philarète est bien connue. De son nom civil Mykhailo Antonovitch Denysenko, il est né le 23 janvier 1929 à Blahodatne, un petit village du Donbass, situé aujourd’hui dans les territoires séparatistes de l’est de l’Ukraine. Après quelques années de séminaire à Odessa et son ordination en 1951, il grimpe vite les échelons de la hiérarchie religieuse. Il est nommé évêque en 1962, archevêque de Kiev et Halitch (Galicie) en 1966, métropolite en 1968. On lui confie de nombreuses missions diplomatiques à l’étranger, fait rare pour un religieux soviétique. Il se fait remarquer dans ses prêches pour ses messages patriotiques, dirigés contre les mouvements indépendantistes ukrainiens ou contre les gréco-catholiques, interdits depuis 1946. Il frôle la consécration de sa carrière en 1990, quand il est candidat à la succession du patriarche de Russie Pimène. Il perd l’élection face à Alexis II.
Suite à cette déception, Philarète entame une reconversion radicale, dans le contexte de l’implosion de l’URSS et de l’indépendance de l’Ukraine. Lors d’une réunion du synode à Moscou, début avril 1992, Alexis II lui demande de démissionner. Philarète fait mine d’accepter, avant de dénoncer, une fois rentré à Kiev, de “fortes pressions” contre sa personne. Il refuse sa mise à l’écart, et annonce la fondation d’une Église autocéphale d’Ukraine. Il se rapproche des milieux politiques favorables à l’indépendance face à la Russie, et commence à prononcer ses sermons en ukrainien. Ce revirement à 90 degrés, qualifié de “philarétisme” par ses détracteurs, lui attire de nombreuses critiques. Après le bref règne (1991-1993) du premier patriarche de Kiev, Mstyslav, élu à l’âge de 93 ans, Philarète n’est d’ailleurs pas désigné pour lui succéder : le choix se porte sur Vasyl Romaniouk, élu sous le nom de Volodymyr, légitimé par sa dissidence anti-soviétique, vingt ans au goulag, et plusieurs années en exil au Canada.
Les premières années du Patriarcat de Kiev sont rythmées par les incertitudes sur une éventuelle réconciliation avec Moscou ainsi que les négociations pour une union avec l’Église autocéphale. La défaite du père de l’indépendance nationale, Leonid Kravtchouk, au profit du russophile Leonid Koutchma à l’élection présidentielle de juillet 1994, enlève au patriarcat un soutien politique de poids. À la mort subite de Volodymyr, en 1995, le nouveau chef de l’État refuse que le patriarche soit enterré dans la prestigieuse cathédrale Sainte Sophie de Kiev. Le 18 juillet, le cortège funèbre force son chemin, mais trouve la porte de la cathédrale close. Dans une scène surréaliste, une foule disparate de fidèles menés par de jeunes nationalistes de l’UNA-UNSO affrontent les forces de police sur le parvis de la cathédrale, tandis qu’un petit groupe en arrache les pavés pour y enterrer le patriarche. La “bataille de Sainte Sophie” fait au moins une quarantaine de blessés.
L’échauffourée permet surtout d’affirmer le Patriarcat de Kiev comme une force avec laquelle le pouvoir doit compter. Philarète assure n’avoir aucun lien avec les groupuscules nationalistes. Mais il admet “qu’ils ont aidé” à remporter ce qu’il considère comme une victoire. De fait, la tombe du patriarche est “techniquement sur le territoire de Sainte Sophie” selon lui. Le cercueil reste sur place, et est rapidement recouvert d’une pierre tombale en marbre. La tombe est encore visible aujourd’hui au pied du clocher de l’entrée. “N’importe quel passant peut la voir”, explique Philarète au New York Times. “Cela doit convaincre les gens que cette Église indépendante est nécessaire à l’Ukraine.” Il en est élu patriarche en octobre 1995.
Kompromat
Installé à la tête de son Église, Philarète n’en reste pas moins une personnalité clivante. A la suite de son élection, l’Église autocéphale rompt les pourparlers sur une éventuelle union, réduisant le patriarcat à quelque 400 paroisses. Le métropolite Jarema explique refuser ainsi le dialogue avec Philarète, un tourmenteur historique des autocéphales, des gréco-catholiques, ou encore des juifs d’URSS. Le soutien qu’il apporta, jusqu’au bout, au pouvoir communiste, est une preuve de ses liens avec le KGB soulignés par le prêtre orthodoxe et dissident Gleb Iakounine. Celui-ci assure avoir eu accès à des documents établissant que Philarète était un agent d’influence, sous le nom de code “Antonov”. Pourtant, ce n’est pas là un objet de scandale pour le principal intéressé. “Tous les membres du clergé avaient des contacts avec le KGB. Je ne faisais pas exception”, reconnaît-il dans une interview à First Things de mars 1997. “Personne ne pouvait devenir évêque sans liens avec les services secrets”, poursuit l’expert Taras Antoshevskiy. “En ce sens, Philarète n’est ni plus ni moins qu’un religieux de son époque.”
Il n’empêche. Philarète aurait été “l’élément le plus compétent du Saint Synode, de mon point de vue de membre du parti et de fonctionnaire”, estime Konstantin Khartchev, ancien chef du conseil pour les affaires religieuses auprès du conseil des ministres de l’URSS. “Il nous a tirés de manière honorable de plusieurs situations difficiles, et il a obtenu de très bons résultats”, poursuit-il. Dans le même temps, Vasyl Romaniouk subissait l’épreuve du goulag. “Je ne doute pas que Mykhailo Denysenko soit entré dans les ordres par conviction, tant il était difficile d’être religieux à l’époque soviétique”, écrit le journaliste Alexander Nejny en 1992. “Mais il est clair que Philarète a dévié, et a utilisé la religion comme instrument de pouvoir.”
Alexander Nejny est l’un des principaux détracteurs de Philarète. C’est lui qui, dans un long article de 1991 dans le journal Ogonok, rapporte les propos Konstantin Khartchev, ainsi que ceux de moines orthodoxes affirmant qu’ils ont été maltraités par le métropolite Philarète. C’est aussi Alexander Nejny qui apporte le plus d’éléments sur la vie conjugale secrète de Philarète. Il assure que l’homme est marié à une certaine Evgenia Petrovna Rodionova. Le secret avait été trahi par un évêque de Kiev, Ionafan, par la suite tombé en disgrâce. Une lettre publique adressée au patriarche Alexeï II à Moscou par une certaine Vera ajoute aux accusations. Elle y assure être une des filles de Philarète et révèle des détails concrets sur sa vie de famille.
Dans le flou du début des années 1990, et la désorganisation de la presse soviétique, ces informations sont relayées par des petits journaux, sans être vérifiées par des médias plus importants, en Ukraine ou en Occident. De quoi douter de la véracité de certaines allégations. Philarète lui-même les a toujours balayées d’un revers de la main, en les rabaissant au rang de kompromat, ces dossiers visant à discréditer la réputation d’une personne dont le KGB a été friand. Le doute reste donc permis. Toujours est-il qu’ils sont pris très au sérieux par le professeur émérite Yves Hamant. “Quand j'habitais à Moscou, dans les années 1970, j'avais déjà entendu parler de la vie maritale de Philarète”, raconte-t-il, en ajoutant que “la vie amorale de Philarète était régulièrement dénoncée dans la presse locale”. Et ce, bien avant que le KGB puisse avoir un quelconque intérêt à nuire à la réputation du religieux. Selon le P. Gleb Iakounine, lui aussi au courant, ce n’était là “qu’un péché de chair”, à minimiser par rapport à la collaboration de Philarète avec le régime communiste.
Homme de pouvoir
Malgré cette réputation sulfureuse, et des mystères qui restent épais, Philarète consolide sa position à partir de 1995. Le nombre de paroisses du Patriarcat de Kiev augmente peu à peu. Il multiplie les contacts à l’étranger avec des entités orthodoxes dissidentes, comme en Macédoine ou en Bulgarie. Alexis II l’excommunie en février 1997. D’autant que Philarète allie sa dissidence religieuse à un militantisme politique hostile à la Russie. Il prend fait et cause pour la “révolution orange” en 2004 et la “révolution de la dignité” en 2014. Lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, et le début de l’intervention du Kremlin dans l’est de l’Ukraine, il compare Vladimir Poutine à Caïn, meurtrier de son frère Abel.
Le climat de conflit entre Kiev et Moscou qui perdure depuis 2014 consacre par ailleurs un désamour de nombreux Ukrainiens vis-à-vis de la Russie. Il a conduit à une augmentation du nombre de paroissiens du patriarcat de Kiev. Il semble avoir été déterminant dans la décision de Constantinople de reconnaître l’autocéphalie d’une Église d’Ukraine.
En parallèle de sa popularité croissante, les critiques sur son style autoritaire persistent, de même que ses provocations vis-à-vis d’autres institutions religieuses. Alors que Constantinople et les autorités ukrainiennes s’efforcent d’apaiser les peurs liées à la coexistence des différentes Églises, il a déjà revendiqué la souveraineté de l’Église indépendante ukrainienne sur les monastères de la Laure des Grottes, à Kiev, et de Potchaiv, dans l’ouest de l’Ukraine. Tous deux sont des centres de pèlerinage majeurs du patriarcat de Moscou. “Dans ce contexte tendu, il faudra peut-être trouver un autre candidat que Philarète, qui fasse plus compromis”, explique le théologien Anatolii Babynskyi. “De plus, Philarète est assez âgé, et il pourrait ne pas être en capacité de donner une impulsion dynamique à la nouvelle Église.”
Au vu de son parcours tumultueux, il convient néanmoins de ne pas sous-estimer Philarète. “Il semble toujours plus sage de l’avoir comme allié et partenaire que comme ennemi et obstacle”, indique l’expert Taras Antoshevskiy. “Beaucoup sont prêts à soutenir sa candidature avant tout pour s’assurer de la concrétisation de l’autocéphalie. Et dans cette perspective, on voit que certains se positionnent déjà pour l’après-Philarète.”
Sébastien Gobert
Journaliste indépendant installé en Ukraine, Sébastien Gobert participe au collectif Daleko & Blisko.