Ce dimanche matin, l’Alléluia s’élève dans une petite salle du centre de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Il est repris en chœur par une assemblée d’une soixantaine de fidèles. Tous s’asseoient pour écouter le sermon du pasteur de cette communauté protestante réformée. Heero Hacquebord se sert de ses souvenirs d’enfance en Afrique du Sud pour illustrer son prêche, dans un ukrainien teinté d’un léger accent anglo-saxon. Dans l’assistance, une forte proportion de jeunes couples et d’enfants. Des activités de catéchisme sont prévues, et des chansons adaptées en ukrainien par un artiste de Lviv. “Il est très important pour nous d’associer les plus jeunes au service”, commente le missionnaire Douglas Shepherd, originaire du Texas. “Les familles qui viennent nous rejoindre nous disent toutes qu’elles n’ont jamais vu cela ailleurs”.
De fait, la plupart des Ukrainiens sont plus habitués aux rites solennels des différentes juridictions chrétiennes orthodoxes, majoritaires dans le pays, ou des gréco-catholiques, solidement implantés dans l’ouest. Les différences de pratiques religieuses avec les réformés, et plus largement des communautés protestantes, sont frappantes. Elles expliquent en partie leur expansion en Ukraine depuis quelques années. Un article du magazine Christianity Today de janvier 2008 consacrait ainsi la république post-soviétique comme “le hub évangélique d’Europe de l’Est”. Le phénomène ne s’est pas démenti depuis.
Marginal et ancien
Le protestantisme en Ukraine est à la fois marginal et ancien. Si les protestants représentent environ 2 % de la population, soit quelques 800 000 personnes, leur présence remonte aux premières heures de la Réforme, au XVIe siècle. L’appartenance d’une partie de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine à un État occidental, le royaume de Pologne, “avait aidé à diffuser les idées de Martin Luther, ou Jean Calvin”, analyse Dmytro Kolesnyk, pasteur baptiste à Lviv. Il note que la Réforme avait aussi affecté l’orthodoxie à travers le développement de bratstva (fraternités).
Les partitions de la Pologne, et les bouleversements géopolitiques qui ont marqué la région pendant deux siècles, ont malmené de nombreuses communautés religieuses, y compris les protestants. L’Union soviétique avait banni la plupart d’entre elles, comme beaucoup d’autres communautés. Les baptistes sont restés tolérés, bien que placés sous contrôle. Les baptêmes étaient interdits, et les fidèles ne pouvaient obtenir une carte de membre qu’à partir de 18 ans. Dmytro Kolesnyk se rappelle avoir joué de la flûte en tant que mineur, pour le nouvel an 1985. “Nous avions reçu une amende de 50 roubles pour cela, soit la moitié d’un bon salaire de l’époque.” Les activités baptistes étaient aussi scrutées par le KGB, avec lequel ces groupes devaient collaborer en diverses occasions.
“C’est seulement en 1988-89 que l’on a commencé à sentir une certaine liberté”, poursuit Dmytro Kolesnyk. A partir de l’indépendance en 1991, sa communauté emménage dans une église de Lviv datant du XVIIe siècle, anciennement luthérienne. Dans un premier temps, la réputation “occidentale” des baptistes leur assure une certaine aura auprès de la population, mais ne les aide pas pour autant dans leur développement. D’une part, ils se heurtent aux difficultés économiques considérables des années 1990. D’autre part, de nombreux fidèles ont profité des relations étrangères des congrégations pour émigrer. Des quelques 11 000 baptistes présents à Lviv en 1991, Dmytro Kolesnyk n’en compte plus que 5 à 6 000. “Certains viennent encore chez nous en y cherchant une porte d’entrée vers l’Ouest”, reconnaît-il. “Mais nous ne les acceptons plus comme membres.”
Installés pour durer
Au lieu de faciliter l’émigration, les protestants d’aujourd’hui cherchent à consolider des communautés dans la durée. Ce sont les Églises “de la deuxième vague de la Réforme” qui sont les plus importantes aujourd’hui, selon l’expert en religions Michael Tcherenkov. Baptistes, pentecôtistes et adventistes en particulier incarnent ce développement protestant en Ukraine. Des congrégations évangélistes-charismatiques très médiatisées, comme celle du sulfureux Nigérian Sunday Adelaja, ou du très controversé “Apôtre” Volodymyr Mountyan, se targuent ainsi d’attirer plusieurs dizaines de milliers de croyants.
Un protestantisme diversifié, en pleine expansion, dont les différentes branches sont coordonnées au sein du Conseil des Églises protestantes évangéliques d’Ukraine. “Le marché religieux s’élargit” après des décennies d’athéisme soviétique, souligne Michael Tcherenkov. “Il n’y a donc pas lieu pour les protestants de se livrer à une concurrence féroce.” Lui note que le développement des différentes communautés s’accélère “en période de crise (…) La simplicité du rite, et le sens de la charité des protestants, sont alors très en demande, de même que leurs activités sociales.” En conséquence, la région industrielle déprimée du Donbass, dans l’Est de l’Ukraine, comptait le plus de communautés protestantes avant le déclenchement de la guerre en 2014. Les forces russes et pro-russes ayant fait de la défense de l’orthodoxie un fer de lance de leur lutte, la plupart des communautés ont été interdites. Plusieurs pentecôtistes avaient été assassinés à Sloviansk en été 2014. Il est aujourd’hui difficile d’obtenir des données sur l’état des communautés religieuses dans la région.
De manière générale, la coexistence de congrégations protestantes avec d’autres branches de la chrétienté est pacifique en Ukraine. Nulle critique d’Oleksandr Tourtchinov, chef du Conseil National de Sécurité et Défense et l’un des hommes politiques les plus puissants du pays, ne vise le fait qu’il est un prédicateur baptiste. Michael Tcherenkov y voit deux explications. D’une part, le dynamisme et la simplicité des protestants “pousse les autres confessions chrétiennes à dépasser le seul cadre du rite, et à revenir ensemble à une réflexion sur les bases de la foi”. D’autre part, les protestants d’Ukraine “ne cherchent plus à imposer leur particularité, ou à critiquer d’autres confessions”, mais entendent obtenir une acceptation en “menant des actions concrètes, bénéfiques à la société dans son ensemble”.
Pragmatisme
C’est ce qui a attiré Maksym Letsiouk, 34 ans, dans les rangs de la paroisse réformée de Lviv. Issu d’une famille de gréco-catholiques, il s’est tourné vers les luthériens à l’âge de 12 ans, attiré par la simplicité des services. Il y a pratiqué pendant 20 ans, avant de devenir réformé. “Les luthériens, les baptistes ou d’autres, se voient comme dissociés de la société. Ma communauté se considère au contraire partie prenante de ce qui se passe autour.” L’activisme est perceptible au sein même de sa congrégation, où chacun est incité à s’impliquer en fonction de ses compétences, et se répercute au-delà. “Quand la guerre a débuté en 2014, nous ne sommes pas restés les bras croisés à condamner la situation. Nous avons cherché des moyens de jouer un rôle, afin de soutenir notre pays”, se souvient Maksym Letsiouk.
Une faculté d’intégration qui peut conduire à une adaptation de certaines valeurs du protestantisme aux réalités ukrainiennes. Les théories de Max Weber sur L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) séduisent certes beaucoup de protestants, admet Michael Tcherenkov. “Ceux-ci n’en restent pas moins pragmatiques. Ils voient que les Occidentaux eux-mêmes prennent des distances avec certaines règles de la Réforme. Mais aussi, les réalités ukrainiennes peuvent les conduire à certains compromis”, par exemple vis-à-vis de la discrimination des minorités sexuelles ou de la corruption endémique dans le pays. Le réalisme des protestants ukrainiens conditionne ainsi des attitudes changeantes: “dans un cas brave et prophétique, dans un autre mondaine et cynique”, conclut Michael Tcherenkov.
Un défi que reconnaît le missionnaire Douglas Shepherd à Lviv. Texan, lui aborde la question de la corruption avec distance. Mais il constate, dans sa vie en Ukraine depuis les années 1990 comme aujourd’hui parmi ses fidèles, le poids des habitudes corrompues. “La plupart des chrétiens en Ukraine pensent en termes de vertu, ou de réputation, mais une fois sortis de l’église, acceptent la corruption du quotidien. Il y a des raisons très pratiques pour cela. La vie est dure ici…” Lui assure se livrer à un travail pédagogique de chaque instant, sans pour autant chercher à punir ou moraliser.
Sa mission: solidifier les fondations de la communauté qu’il a cofondée en 2011-12, et permettre à ses fidèles de vivre leur foi en toute quiétude et autonomie. “Ce sont des levées de fonds aux États-Unis qui nous financent, de sorte que nous n’avons rien à demander à nos membres ici”, poursuit-il. Parmi les projets structurels, la construction d’une église, pour remplacer les locaux actuels. “Nous sommes une petite communauté, mais nous accueillons de nouvelles familles chaque année. Notre travail auprès des enfants s’en trouve renforcé.” Ce dimanche matin, Maksym Letsiouk prend la parole à la fin du service, pour annoncer à l’assemblée que sa femme Iryna est enceinte. “Le futur de notre communauté sera très joyeux, j’en suis certain”, se réjouit Douglas Shepherd.
Sébastien Gobert
Journaliste indépendant installé en Ukraine, Sébastien Gobert participe au collectif Daleko & Blisko.