Le 16 août 2018, Russell M. Nelson, président de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (à la tête de laquelle il a trouve depuis le début de l'année), a déclaré :
« Le Seigneur a fait comprendre à mon esprit l’importance du nom qu’il a révélé pour son Église, c’est à dire l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours. Nous avons encore à faire pour nous mettre en accord avec sa volonté. Ces dernières semaines, plusieurs dirigeants et départements de l’Église ont lancé les mesures nécessaires pour le faire. »
Dans cette perspective, le chef de ce mouvement religieux qui rassemble aujourd'hui plus de 16 millions de fidèles dans le monde demande d'éviter d'utiliser à l'avenir le populaire terme de « mormon » de même que l'abréviation LDS (Latter-day Saints, parfois SDJ en français pour « saints des derniers jours ») ou des substituts du nom de l'Église (« Église mormone », « Église des saints des derniers jours »...).
Selon le nouveau guide de rédaction (style guide) de la salle de presse de l'Église, les formes abrégées recommandées sont : « Église » ou « Église de Jésus-Christ » ; l'expression « Église rétablie de Jésus-Christ » est aussi recommandée. Dans cette ligne, le terme de « mormonisme » « est inexact et n’est pas recommandé ». On peut cependant se demander si la solution de substitution suggérée aux médias leur paraîtra très convaincante :
« Lorsqu’il s’agit de décrire la combinaison de la doctrine, de la culture et du mode de vie propre à l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, les termes ‘l’Évangile rétabli de Jésus-Christ’ sont exacts et préférables. »
En revanche, il reste légitime de parler du Livre de Mormon, qui est l'une des Écritures saintes du mouvement, de même que le mot « mormon » peut être utilisé dans des expressions historiques.
Certaines des recommandations figuraient déjà depuis longtemps dans le guide de rédaction de l'Église, à commencer par l'utilisation du nom complet lors de sa première mention dans un texte. Cependant, au fil des années, le guide était devenu plus tolérant : la précédente version considérait le terme « mormonisme » comme acceptable pour décrire la culture mormone et admettait « mormons » pour désigner les saints des derniers jours, même si cette dernière désignation était préférée.
Sur le fond, le principe n'est donc pas nouveau : cela fait longtemps que les responsables du mouvement rappellent que que « mormon » n'est pas l'étiquette qu'ils souhaitent voir appliquée au mouvement et à ses fidèles. Un article du New York Times (18 août 2018) rappelle qu'un effort dans ce sens avait été encouragé en 2002, lors des Jeux olympiques d'hiver à Salt Lake City, mais avec un succès limité.
Appelée à sa naissance, en 1830, simplement « Église de Jésus-Christ », il avait pris le nom de « Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours » à la suite d'une révélation dans ce sens reçue en 1838 par Joseph Smith (1805-1844), premier chef et prophète de cette Église : « Car c’est là le nom que portera mon Église dans les derniers jours, c’est-à-dire l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours. » (Doctrine et Alliances, 115:4)
L'existence d'un texte sacré ajouté à la Bible et propre à ce mouvement, le Livre de Mormon (publié pour la première fois en 1830), marqua dès le début une différence par rapport aux autres courants religieux issus de la tradition chrétienne et donna naissance au sobriquet de mormons (ou parfois aussi, au début, mormonites) pour désigner les adeptes de cette doctrine se présentant comme rien moins que le rétablissement de l'Église chrétienne originelle.
Ce n'est pas le seul cas d'un sobriquet affublant les adeptes d'un mouvement religieux et finissant par se répandre dans l'usage courant. On peut penser ici au nom de de quakers pour désigner les membres de la Société Religieuse des Amis, mouvement né dans l'Angleterre du XVIIe siècle. Même s'il s'agissait d'un sobriquet, il a été intégré par le mouvement, au point d'ajouter souvent entre parenthèses le mot « quakers » après leur nom officiel dans leurs documents ou sur leurs sites.
Le mot « mormon » est court, aisé à prononcer, distinct : il est utilisé de façon générale par les personnes extérieures, mais aussi par des fidèles et groupes liés au mouvement, à commencer par le célèbre Mormon Tabernacle Choir. Les chercheurs qui travaillent sur le mormonisme se retrouvent à l'enseigne des « Mormon Studies ». Les historiens du mormonisme ont constitué plusieurs associations, dont la plus importante s'intitule la Mormon History Association (MHA), avec sa publication spécialisée intitulée Journal of Mormon History. On pourrait multiplier les exemples.
Si les autorités de l'Église rappelaient régulièrement que ce n'était pas son nom officiel, mais un sobriquet, elles avaient conscience aussi de son utilité pour leurs entreprises de communication — et de la nécessité de la protéger contre des utilisations hostiles. L'approche a donc été réaliste : tout en déclarant qu'il fallait utiliser le nom officiel de l'Église, celle-ci reconnaissait en même temps la diffusion de l'appellation non officielle. « Mormon » est d'ailleurs une marque déposée lui appartenant. Elle n'a d'ailleurs pas manqué d'acquérir et d'utiliser des noms de domaine contenant le mot « mormon » pour des sites officiels (mormon.org, mormonchannel.org, etc.).
En 1998, en Allemagne, quand un critique du mormonisme, qui avait acheté le nom de domaine mormonen.de, lança un site pour dénoncer l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, celle-ci contesta immédiatement son droit à posséder et à utiliser ce nom, en raison des confusions pouvant survenir dans l'esprit de visiteurs. En 2002, une procédure judiciaire fut engagée : l'année suivante, une cour d'appel de Francfort donna raison à l'Église. Ayant récupéré le nom de domaine mormonen.de, celui-ci redirige aujourd'hui sur une page officielle de l'Église. Quant au site critique, il prit le nom de mormonentum.de (on pourrait traduire par « mormonisme » ou « mormonité », dans le même sens qu'on parle de chrétienté). Il existe toujours, et l'on peut y trouver un dossier complet (en allemand) présentant le point de vue du site sur cette affaire.
Mieux encore, en 2014, l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours lança toute une campagne de communication sur le thème « Je suis un mormon » (I'm a Mormon), qui tirait parti de la notoriété du mot pour promouvoir une image positive de l'Église à travers des clips vidéos présentant des portraits de fidèles aux profils très variés (certains commentaires facétieux sur Twitter ont demandé si l'Église allait maintenant lancer le slogan I'm not a Mormon !). Et quand ils préféraient éviter le mot « mormon », l'abréviation LDS était courante : mais, comme nous l'avons vu, la voici aussi bannie.
Nous assistons donc à un revirement par rapport à la tendance des dernières années. Il est vrai que Russell M. Nelson (né en 1924) semble avoir à cœur cette question de longue date. En avril 1990, alors qu'il était déjà l'un des apôtres de l'Église, lors d'une Conférence générale de celle-ci, il avait prononcé un discours sur l'importance du nom de l'Église, divinement désigné. Si l'on peut penser à différentes raisons motivant cette détermination sans précédent d'imposer la terminologie officielle, il ne faut pas négliger la conviction religieuse comme motif important : l'allocution de 1990 montre que le président Nelson accorde une importance particulière au fait que le nom de l'Église n'a pas été choisi pour des raisons humaines, mais est le fruit d'une révélation reçue par Joseph Smith.Parmi les autres considérations qui peuvent jouer un rôle, on peut penser à la volonté d'affirmer le message comme celui de l'Église du Christ : alors que « mormon » peut donner l'impression qu'il s'agit d'une secte aux doctrines particulières, voire bizarres, le mouvement se perçoit lui-même comme le christianisme rétabli dans sa plénitude. Il le souligne en insistant pour être désigné sous son véritable nom.
Il y a sans doute aussi le désir de voir s'effacer — en même temps qu'un sobriquet — certains clichés associés de longue date au mormonisme : par exemple celui de la pratique du mariage plural, c'est-à-dire de la polygamie, durant une partie du XIXe siècle, abandonné par l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, mais toujours pratiqué par des groupes qui estiment qu'elle a dévié de son message authentique sur ce point et sur d'autres.
Le fait que la nouvelle version du guide de rédaction de la salle de presse de l'Église mentionne, dans son dernier paragraphe, les groupes de « fondamentalistes » mormons polygames (pour souligner qu'ils ne lui sont pas liés) a été interprété par certains commentateurs comme un indice que, en prenant ses distances avec certains termes, l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours entendait se distinguer plus clairement de ces groupes dissidents. Même si elle saisit en effet toute occasion de souligner que ces groupes n'ont rien à voir avec elle, et même si le renoncement au mot de « mormon » peut aider à éviter l'automatique association avec la pratique passée du mariage plural, il est peu probable que ce soit une motivation principale du durcissement terminologique. Il s'agit plutôt d'un reliquat d'un paragraphe déjà présent antérieurement. En effet, la comparaison avec les versions précédentes du guide de style montre que celui-ci insistait au contraire sur le fait que ces groupes « fondamentalistes » ne devaient pas être qualifiés de mormons : le passage disait alors que des expressions telles que « fondamentalistes mormons » ou « dissidents mormons » étaient incorrectes, car le mot « mormon » ne pouvait être appliqué à des groupes séparés de l'Église — ce qui était en même temps une façon d'en revendiquer l'usage pour celle-ci, à l'encontre de la nouvelle politique maintenant mise en place.
Selon les annonces faites, tout le matériel produit par l'Église ainsi que ses sites vont être révisés dans les mois qui viennent pour se conformer aux nouvelles directives. Il sera intéressant de voir jusqu'où iront les adaptations et comment cela sera mis en œuvre dans la pratique. En termes de communication, il n'est cependant pas certain que cette stratégie soit couronnée de succès : la direction de l'Église ne propose aucun mot court pouvant aisément remplacer celui de mormon, et le défi face auquel elle se trouve est aussi celui d'une entreprise qui renoncerait à une marque familière pour adopter une expression perçue comme moins claire et moins largement connue. Il se trouve des optimistes pour y voir une belle occasion de rebranding et de changement des perceptions : cependant, comme le remarque un article de Peggy Fletcher Stack dans la Salt Lake Tribune (17 août 2018), à supposer que les buts visés puissent être atteints, cela pourrait prendre plusieurs générations. Entre l'affirmation des principes et la réalité, il n'est pas sûr que la première l'emporte dans le discours public.
Jean-François Mayer