Pendant les journées révolutionnaires qui ont secoué l’Arménie fin avril début mai 2018, des portraits de personnages associés au régime honni de l’ancien président Serge Sarkissian (2008-2018) sont apparus dans la capitale Erevan. Sur une feuille A4, la photo en noir et blanc du personnage était barrée d’une grosse croix rouge accompagnée des mots « Merjir regimin » (« Rejeter le régime »). Du « dégagisme » à l’arménienne sur fond de tentative par l’ex-président de se maintenir indéfiniment au pouvoir en tant que Premier ministre, après des bricolages constitutionnels. Là figuraient par exemple Alexander Sarkissian, le frère de l’ex-chef de l’État surnommé « M. 50% » pour la part qu’il s’octroyait dans les affaires qui se s’ouvraient dans le pays, ou bien l’oligarque Samuel Aleksanian, au profil semi-criminel et connu pour les monopoles dont il jouissait dans l’importation de produits alimentaires de base, l’ancien Premier ministre Karen Karapétian, « l’homme de Moscou », mais aussi Karékine II, le Catholicos de l’Église apostolique arménienne.
Que faisait donc le chef de l’Église dans cette triste galerie de portraits d’un pays qui s’est éternisé dans le monde perverti post-soviétique ? « Beaucoup d’Arméniens sont très critiques envers lui, qui serait riche et posséderait des entreprises, et l’Église telle qu’elle est aujourd’hui à cause de sa proximité avec le pouvoir. Celui-ci est corrompu, népotiste, exploite la population en cheville avec les oligarques, lesquels par ailleurs s’achètent une place au paradis en finançant la construction d’églises, et non seulement jamais le Catholicos ne critique cela, ne se met du côté du peuple, mais en plus il soutient ce pouvoir en permanence », observe Stepan Danelian, politologue spécialiste des questions religieuses. La grogne est principalement tournée contre la personne et l’entourage du Catholicos actuel et non contre une Église reconnue comme une « Église nationale » par quasi tous les Arméniens, quand bien même peu sont pratiquants dans l’ancienne république soviétique.
Une Église qui a même été pendant des siècles une sorte d’ « Église nation », pour reprendre l’expression de l’historien Jean-Pierre Mahé[1]. C’est en effet la seule institution qui a pu représenter les Arméniens du jour où ils ont perdu leur État (du XIVe au XXe siècle), servant de refuge à un peuple à la conscience aiguë du risque de sa disparition en tant quel tel et contraint pour une part à vivre en diaspora (pour un tiers avant le Génocide de 1915, perpétré par le régime Jeune Turc, et les deux tiers après). L’Église arménienne, qui revendique des origines apostoliques (suite à la prédication des apôtres Thaddée et Barthélemy) et fut celle du premier État chrétien de l’histoire dès 301, et la langue arménienne, dont l’alphabet a été inventé, au début du Ve siècle, par le moine Mesrob Machtots en lui donnant une forte dimension symbolique chrétienne, ont été les deux piliers de la préservation de l’identité de ce peuple à travers les siècles.
Chacun dans l’Arménie d’aujourd’hui, peuplée de moins de trois millions d’âmes, fait nettement la distinction entre la direction actuelle de l’Église apostolique, dont l’archevêque du diocèse d’Ararat Navasard Kchoyan est par exemple surnommé « Bentley » parce qu’il posséderait une voiture de luxe de cette marque, et ce que représente cette institution si importante dans la survie du peuple. « Notre Église a peut-être fait des erreurs, mais elle a toujours été là auprès de notre peuple et elle a aussi progressé sous Karékine II, dans un contexte difficile où il a fallu étoffer et former un clergé décimé pendant l’époque soviétique. Et beaucoup d’Arméniens ont rejoint notre église depuis deux décennies, pour des raisons purement spirituelles », se défend Bagrat Galstian, évêque du diocèse de la région de Tavoush.
Dans la foulée de la « Révolution de velours » d’avril et mai, qui a porté à la tête du gouvernement le député d’opposition pro-occidental Nikol Pachinian, des manifestations ont été organisées début juin à Erevan et Etchmiadzine (siège de l’Église) pour demander la démission du Catholicos, avec pour slogan : « Nouvelle Arménie, nouveau patriarche ». Des religieux ont participé à ce mouvement, demeuré très modeste par le nombre, mais qui témoigne du degré d’exaspération qui règne dans le pays vis-à-vis du clergé.
La collusion entre les pouvoirs politique et spirituel s’est renforcée sous les présidences de M. Sarkissian. Son parti a joué la carte du nationalisme conservateur, sans doute en imitant pour une part la relation qu’entretiennent le Kremlin et l’Église orthodoxe en Russie. Les dirigeants arméniens de ces dernières années sont nés dans le monde soviétique et sont très influencés par les dynamiques politiques lancées à Moscou, d’autant que le pays est géopolitiquement aligné sur une Russie qui assure sa sécurité vis-à-vis de la Turquie (qui ne reconnaît pas le Génocide de 1915) et de l’Azerbaïdjan (pays turcophone et musulman du Caucase du Sud avec qui elle est en conflit au sujet de la province du Haut-Karabagh). « C’est aussi que la confusion entre nation et religion a été très marquée par notre histoire. Pendant les siècles où nous avons vécu sous l’Empire ottoman par exemple, la vie des Arméniens était régie par l’Ermeni Millet, cette « Communauté arménienne » placée sous la direction d’un patriarche de Constantinople qui avait aussi des fonctions temporelles, fiscales ou juridiques notamment. C’était l’intermédiaire privilégié entre notre peuple et le gouvernement ottoman », rappelle Stepan Danelian.
Cela conduit dans l’Arménie actuelle les autorités politiques et religieuses à tendre à oublier la nature laïque de la Troisième République. En 2013-2014, trois projets de loi furent ainsi soumis au Parlement pour viser entre autres à restreindre les activités des autres organisations religieuses. « Le Parti républicain, qui n’a en réalité aucune idéologie, a tenté par son alliance avec l’Église de se donner une apparence de moralité et de combiner ainsi autoritarisme et nationalisme. Cette pseudo-idéologie est une vraie menace pour la liberté de conscience individuelle et ce sont nos ONG qui ont dû défendre nos droits fondés sur la Constitution et les traités internationaux que le pays a signés », relève Avetik Ishkhanyan, le président du Comité Helsinki en Arménie.
Il faut rappeler le contexte, pour comprendre ce qu’est cette Église aujourd’hui. Lorsque, dans les années 1980, la question nationale s’est emparée des républiques de l’URSS, conduisant nombre d’entre elles à réclamer leur indépendance, les Arméniens furent à la pointe du combat. Mais l’Église apostolique, qui avait aussi servi d’intermédiaire entre le peuple arménien et le pouvoir soviétique, a d’abord plaidé pour le maintien dans l’URSS. Puis, à la faveur de l’éclatement en 1988 de la guerre du Haut-Karabagh, province majoritairement peuplée d’Arméniens, mais placée sous la juridiction de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en 1921, elle s’est ralliée à la cause de l’indépendance.
La guerre du Haut-Karabagh, qui s’est achevée en 1994 par une victoire arménienne, a joué un rôle fondamental dans la construction de l’Arménie indépendante. La reprise de la province à des « Turcs » a pris des airs de revanche sur l’histoire. Les commandants arméniens montraient aux combattants des vidéos d’archives du Génocide avant les batailles et les premières victimes du conflit ont été enterrées près de Tsitsernakaberd, le mémorial du Génocide à Erevan. Cette guerre si importante dans la conscience arménienne a été un épisode où les problématiques religieuses et laïques se sont articulées au nationalisme (ethnique) et ont continué à renforcer les liens entre les pouvoirs politique et religieux. L’Église apostolique a alors restauré son diocèse du Haut-Karabagh, des clercs ont été présents sur les champs de bataille, galvanisant le moral des soldats et baptisant ceux qui ne l’étaient pas, distribuant bibles et livres de prières par milliers.
Au-delà du jeu des divers acteurs politiques du pays, la préservation de l’identité du peuple arménien dans un contexte de crainte d’une extinction collective explique en partie les paradoxes qui travaillent aujourd’hui le pays. D’un côté, la république se veut laïque comme en dispose la Constitution de 1995 : séparation de l’église et de l’État, citoyenneté non ethnique, liberté de conscience, etc. Mais de l’autre, la tentation de l’ethno-nationalisme reste forte et a conduit à modifier la loi fondamentale en 2005, dans son article 8.1, pour affirmer l’existence d’une « mission exclusive de la Sainte Église Apostolique Arménienne comme une église nationale, dans la vie spirituelle du peuple arménien, dans le développement de leur culture nationale et la préservation de leur identité nationale »[2].
« Notre Église a toujours été là depuis des siècles pour défendre les Arméniens. Ce peuple a pu renaître comme un Sphinx autour de son Église à plusieurs reprises, et surtout après le Génocide. Il est normal qu’elle ait un statut à part », estime Mgr Bagrat Galstian. Désormais, l’investiture du chef de l’État inclut par exemple un rite de prestation de serment sur les Évangiles puis de bénédiction par le Catholicos. Et la plupart des cérémonies publiques se font en présence de clercs de l’Église nationale.
Dès 2002, le gouvernement a introduit à l’école des cours sur « l’histoire de l’Église arménienne » pour les élèves de 5 à 11 ans. « Ces cours sont présentés comme des cours d’histoire des religions, mais en réalité c’est de la propagande pour l’Église arménienne et dit en creux que ceux qui n’adhèrent pas à cette religion ne sont pas arméniens. Des prêtres interviennent dans ces cours et des visites à l’église, lors de liturgies parfois, sont organisées et les enfants de minorités ethniques, comme la mienne, se retrouvent dans des situations impossibles », regrette Boris Mourazi, un activiste yézidi, une communauté d’origine kurde d’environ 25.000 âmes en Arménie.
L’Église arménienne a pu se sentir menacée depuis le début des années 1990 avec la conversion de nombreux Arméniens à des Églises protestantes, parfois au catholicisme, ou à d’autres religions, comme Hare Krishna. « Cela posait la question de ce que c’est qu’être Arménien. Pourquoi être Arménien devrait-il signifier être membre de l’Église apostolique ? L’alliance politico-religieuse au pouvoir en Arménie ces dernières années présente toujours les minorités confessionnelles comme menaçant l’unité nationale. D’où aussi la tentative ces dernières années de rapprocher encore les liens entre l’église et l’armée », explique Stepan Danelian.
Le gouvernement de Nikol Pachinian issu de la « Révolution de velours » affiche une ferme volonté de sortir du post-soviétisme. Cela ira-t-il jusqu’à tenter de changer la relation entre le pouvoir et l’Église ? M. Pachinian a rencontré Karékine II pendant les journées révolutionnaires au point d’agacer certains leaders de la contestation. « Qu’avait-il besoin d’aller voir ce personnage abhorré de la population ? C’est un mauvais signe quant aux intentions de Pachinian », nous a alors confié une personnalité de la société civile d’Erevan.
Mais dans le même temps, la nouvelle équipe dirigeante veut instaurer une gouvernance inspirée de l’Occident et compte sur sa politique de transparence et d’éradication de la corruption pour restaurer la confiance avec la Diaspora (qui n’osait plus investir son argent dans le pays). Cela a une implication potentielle pour l’Église apostolique et son rapport au pouvoir. Cela pourrait la pousser, comme seule institution commune aux Arméniens de la Diaspora et de l’Arménie postsoviétique, à tenir davantage compte de ce que sont devenues les communautés éparpillées partout dans le monde, dans l’ancien espace soviétique, au Moyen-Orient ou en Occident.
Étchmiadzine tient à conserver dans sa juridiction tous les diocèses de la Diaspora[3]. Il faut savoir que, depuis la « Guerre froide », l’Église arménienne a deux sièges rivaux : Étchmiadzine et Antilias, au Liban — le premier étant à l’époque soviétique dépendant du Kremlin et le second se voulant responsable de la diaspora. L’Arménie soviétique était alors quasiment fermée aux visiteurs étrangers et la politique religieuse de l’URSS empêchait le catholicossat de mener à bien sa mission. Après 1991, les Catholicos d’Étchmiadzine ont estimé que leur mission devait s’étendre à l’ensemble des Arméniens pour maintenir une unité perçue comme vitale. D’autant que l’on craint en Arménie que la Diaspora ne soit menacée par l’assimilation.
Mais Étchmiadzine, qui a reconquis sa suprématie spirituelle et dont la carte des diocèses épouse la géographie de la Diaspora, sait que son clergé n’est pas en mesure d’assumer seul sa double vocation, c’est-à-dire le hayabahbanoum (préservation de l’identité arménienne) et l’évangélisation. « C’est aussi et d’abord que la Diaspora, qui en est à sa quatrième génération depuis le Génocide, est acculturée. Certains ont adopté d’autres religions ou sont athées. Cette diaspora est diverse par essence, née dans des pays aux mœurs sociales et politiques très différentes de celle de l’Arménie post-soviétique. Beaucoup ne parlent pas non plus l’arménien, ce qui rend moins évidente l’adhésion à l’Église apostolique. Celle-ci au final doit se rendre compte que l’identité et la foi ne sont plus aussi liées l’une à l’autre qu’elles l’ont été », estime Philippe Sukiasyan, diacre de l'Église Apostolique Arménienne en France et spécialiste de l’histoire de celle-ci pendant l’ère soviétique. Et ce d’autant que la mémoire du « Grand Crime » [Medz Yeghern] s’est peu à peu imposée comme ce qui unit les Arméniens : « La centralité qu’acquiert le Génocide dans l’identité arménienne modifie celle-ci et, finalement, aboutit à ne plus les faire connaître qu’à travers leur dimension de victime », écrit ainsi Laurence Ritter dans un passionnant travail de thèse sur la Diaspora arménienne[4].
Les deux tiers des prêtres arméniens officiant en France ont ainsi été formés à Étchmiadzine. M. Sukiasyan s’inquiète du fait que « Karékine II a une conception très personnelle et pyramidale de l’autorité au sein de l’Eglise. Il n’appréhende pas la diversité des univers mentaux dans lesquels vivent les Arméniens d’Arménie et ceux de la Diaspora. Étchmiadzine veut renforcer la centralisation alors que la diaspora veut une gouvernance décentralisée et collégiale de l’Eglise. Une autorité équitablement partagée entre le synode des Évêques et les responsables laïcs. Résoudre ces divergences de vues est la grande question des années à venir ». C’est selon lui l’enjeu majeur dont dépendra l’avenir de cette Église, dont la « Révolution de velours » reste à faire.
Régis Genté
Notes
- Histoire du christianisme, des origines à nos jours, tome 4, chapitre 2 « L'église arménienne de 601 à 1066 », Desclée, 2000, p. 457. ↑
- A vrai dire, cet amendement avait été précédé par la loi du 17 juin 1991 sur la « Liberté de conscience et les organisations religieuses » qui qualifiait dans sa section 17 l’Église Apostolique comme « l’Église nationale des Arméniens ». Cette loi octroyait nombre de privilèges et monopoles à l’Église nationale, comme le droit exclusif de prêcher et de disséminer sa foi, et restreignait les activités des autres organisations religieuses présentes dans le pays. ↑
- Il a sous son autorité dix diocèses en Arménie et près de quarante à l’étranger. ↑
- La longue marche des Arméniens. Histoire et devenir d’une diaspora, Robert Laffont, 2007, p. 250. ↑
Régis Genté est un journaliste spécialiste de l’ancien espace soviétique. Il réside dans le Caucase et a couvert en Arménie les événements qui y sont survenus ces derniers mois. Correspondant de plusieurs médias francophones, il a déjà contribué à plusieurs reprises au site Religioscope.