À Zurich s’est déroulé du 3 au 6 mai 2018 le salon et congrès Lebenskraft pour la trentième année consécutive. Chaque année, environ 6.000 personnes arpentent les allées au long desquelles des stands proposent des produits, services ou messages, et vont participer à des séminaires ou entendre des conférences. Comme dans beaucoup de salons de ce genre, la prédominance des visiteuses est marquée : à certaines conférences, la proportion des femmes dans le public frisait les 90 %.
Lebenskraft se présente à la fois comme un salon (Messe, « foire » en allemand) et un congrès pour la conscience (BewusstSein, selon la graphie utilisée : « être conscient »), la santé et la spiritualité. Angelika Meier qui organise ces journées : elle était l’une des cofondatrices de Lebenskraft lors de son lancement en 1989 et en est la responsable depuis 1996. Sa fille, Christiana Cicero (24 ans), l’assiste et apporte ses propres impulsions.
J’ai eu l’occasion de visiter Lebenskraft à intervalles réguliers depuis ses débuts. Dans l’ouvrage Les Nouvelles Voies spirituelles. Enquête sur la religiosité parallèle en Suisse (Lausanne, L’Âge d’Homme 1993), j’avais consacré quatre pages à résumer quelques observations sur les deux premières éditions de Lebenskraft, en 1989 et 1990. Quelques années plus tard, j’avais écrit un article d’une dizaine de pages sur la dixième édition de Lebenskraft (1998), relevant notamment quelques évolutions (« Le marché de la religiosité parallèle: visite d'une foire de l'ésotérisme », Mouvements religieux (Sarreguemines), N° 226-227, février-mars 1999, pp. 6-15). Ces deux textes sont reproduits à la fin du présent article et peuvent être téléchargés au format PDF.
Il est éclairant de pouvoir observer un phénomène dans la durée. Au fil des ans, j’ai continué de visiter Lebenskraft de temps en temps. La trentième édition offre une bonne occasion de mettre à jour les observations.
Les exposants changent — les orientations demeurent
« Premier salon ésotérique de Suisse » (1. Esoterische Messe der Schweiz), annonçait Lebenskraft en 1989, en les associant aux septièmes journées ésotériques : dès le départ, la combinaison entre des stands et des conférences ou séminaires était établie. En revanche, même si le type de public et de contenu reste le même, le mot « ésotérique » ne se trouve plus mis en avant : il ne semble d’ailleurs guère apparaître non plus dans les présentations ou intitulés des exposants. « Le mot ‘ésotérisme’ reste connoté négativement », explique Christiana Cicero au journal Ostschweiz am Sonntag (6 mai 2018), qui mentionne ses efforts pour rajeunir Lebenskraft.
Comme l’observait déjà l’article de 1999, la présence de nouveaux mouvements religieux et groupes analogues, très marquée en 1989, s’est estompée au fil des ans : cette tendance s’est maintenue. En 2018, guère plus d’une demi-douzaine de groupes de ce type sont présents. Aucun des mouvements rencontrés à la première édition n’était présent à la trentième, ce qui est révélateur d’un environnement en constant renouvellement. On pouvait ainsi trouver Oneness (le mouvement formé autour du couple Sri AmmaBhagavan), les cours Avatar (Harry Palmer), Share International (lancé par le défunt Benjamin Creme, le groupe participe régulièrement à Lebenskraft), la World Bortherhood Union Mevlana Supreme Foundation (un groupe d’origine turque qui diffuse le message d’un nouveau texte sacré dicté à sa fondatrice, le Livre de la Connaissance), le groupe Umbanda 7LS (Sete Linhas Sagradas, « sept lignes sacrées »)…
Plus largement, la comparaison de la liste des exposants de 1989 avec celle de 2018 révèle une fluidité marquée, surtout si l’on en exclut ces acteurs plus durables que représentent les mouvements spirituels structurés : sauf erreur, en dehors de la librairie bernoise Weyermann (qui a cependant changé de directeur et de local depuis 1989), aucun exposant de 1989 n’était encore présent en 2018 (ou en tout cas pas sous la même dénomination). Dans la plupart des branches qui organisent des foires ou salons, la mobilité ne serait pas aussi prononcée.
Pourtant, l’atmosphère et les thèmes traités restaient familiers, illustrant le fonctionnement du cultic milieu, ouvert aux nouveautés tout en recyclant constamment le legs des générations précédentes.
En anglais, dans une perspective sociologique, le cult représente un groupe en discontinuité par rapport à la culture dominante de la société, c’est-à-dire le produit d’une innovation religieuse ou d’une importation en provenance d’un autre contexte culturel. Les mouvements religieux nouveaux sont souvent en interaction avec un milieu plus large où circulent des « chercheurs spirituels », milieu dans lequel des thèmes variés et apparemment sans lien les uns avec les autres s’entrecroisent, se renforcent et se fertilisent mutuellement : le cultic milieu. Selon le sociologue Colin Campbell, les cults se développent en s'insérant dans ce milieu qui leur donne une base de crédibilité et fournit un réservoir potentiel d’auditeurs pour les messages qu’ils diffusent. Il y a différentes voies d’accès au cultic milieu, mais celui qui entre en contact avec lui à travers l’intérêt pour un thème sera rapidement amené à se familiariser avec d’autres sujets (il suffit de franchir les portes d’une librairie ésotérique pour comprendre comment cela fonctionne). Ce milieu « donne continuellement naissance à de nouveaux cults, absorbe les débris de ceux qui disparaissent et crée de nouvelles générations d’individus ayant une inclination pour les cults » ; tandis que ceux-ci ont un caractère parfois éphémère, le cultic milieu leur préexiste et leur survivra. L’immense majorité de ceux qui circulent dans le cultic milieu y puiseront des thèmes et croyances sans jamais adhérer à un mouvement (Colin Campbell, « The Cult, the Cultic Milieu and Secularization », A Sociological Yearbook of Religion in Britain - 5, Londres, SCM Press, 1972, pp. 119-136.
En même temps, le visiteur peut noter des modes ou des accents variables au fil des ans, comme l’avait déjà relevé l’article de 1999, après dix éditions de Lebenskraft. Ainsi, en 1989, on comptait pas moins de neuf exposants (sur soixante) dans la catégorie « astrologie ». En 2018, cette catégorie a disparu, et — parmi les 140 stands — on découvre seulement une exposante de « conseil astrologique », Astrolilith. Un autre exposant, Shiva Guruji Aruneshvar, dont il sera encore question plus loin, proposait pour sa part un horoscope védique, mais ceci n’était pas au centre de sa présence au salon Lebenskraft. On pourrait être tenté de se demander si les astrologues préfèrent d’autres canaux pour trouver des clients ou si l’astrologie attire moins ? Mais il ne faudrait pas trop vite tirer de ce constat des conclusions générales : aux États-Unis, rapporte un article publié au début de cette année, la mode de l’astrologie serait plutôt en augmentation parmi les jeunes depuis cinq ans environ, et nous pouvons donc nous attendre à des échos de cette vogue en Europe également, si ces tendances sont confirmées (Julie Beck, « The New Age of Astrology », The Atlantic, 16 janvier 2018).
Une quête de mieux-être spirituel et corporel
Quelles que soient les raisons de ce recul de la présence des astrologues au salon Lebenskraft ne se fait pas sentir, parce qu’il existe une chatoyante multiplicité d’autres techniques et pratiques pour celles et ceux qui veulent obtenir des conseils afin d’orienter leur existence au milieu des incertitudes.
En effet, comme c’était le cas lors d’éditions antérieures de Lebenskraft, une quarantaine d’exposants figuraient dans la liste des personnes ou services proposant des « conseils » (il était possible aux exposants d’être présents simultanément dans plusieurs catégories). Cela incluait des méthodes de divination classique, comme la tireuse de cartes et diseuse de bonne aventure Anna Maria (qui se dit par ailleurs médium), dont les donc seraient « hérités de la vieille tradition hongroise et bulgare de ma grand-mère Baba Wanga et de Sofia ». Il y avait plusieurs autres tireuses de cartes et spécialistes du tarot. Nombre d’autres exposants proposaient leurs services en mettant en avant leurs compétences médiumniques. Mais on trouvait aussi la physiognomonie ou la chiromancie, les conseils à partir de l’analyse de l’aura, le conseil chamanique…
La part du lion, au salon Lebenskraft, est tout ce qui concerne la santé, le mieux-être, la guérison. Qu’il s’agisse d’alimentation, de pratiques thérapeutiques non conformistes ou de vie saine, ces thèmes sont présents dans une majorité de stands, à l’enseigne de mots clefs comme « énergie » et ses dérivés : cosmétique énergétique, thérapie énergétique, produits d’énergie libre, essences énergétiques, bijoux énergétisés, guérison énergétique, énergie des anges, soins corporels chargés d’énergie. C’est ainsi un monde à la fois enchanté et qui semble répondre à des règles compatibles avec une approche scientifique ouverte à des dimensions encore ignorées. Cette quête de bien-être accompagne l’aspiration à un supplément d’âme.
La ligne de vêtements The Spirit of Om propose des habits bio pour femmes et hommes, produits en respectant les principes du Feng-Shui et de la bio-énergie. Dans les vêtements sont incorporés de microscopiques pierres (quartz rose, améthyste, tourmaline) qui contribuent « à augmenter notre bien-être et le flux énergétique dans le corps et à trouver l’harmonie intérieure », explique le prospectus —tandis que des symboles soigneusement choisis « élargissent l’usage de nos couvertures de coton biologique au domaine énergétique-thérapeutique », explique la brochure d’un autre vendeur.
Comme le remarquait l’article de 1999, plusieurs de ces techniques sont supposées à vivre dans le monde moderne tout en se protégeant de ses effets indésirables, par exemple en proposant des méthodes pour ne pas subir les effets de l’électrosmog ou pour vitaliser l’eau, ou encore en vendant des bouteilles pour transformer la structure de l’eau.
Il ne s’agit pas seulement du bien-être humain : la WellAnalyse, un système de biorésonance « pour l’analyse non linéaire d’un objet biologique » (jusqu’à celle des chakras et de l’aura), peut également s’appliquer aux animaux. Au stand de librairies, plusieurs livres portaient sur les animaux — non seulement leur guérison, mais aussi leur relation spirituelle avec l’homme.
Un salon comme porte d’accès au public suisse alémanique
Un salon de ce genre offre à des figures du monde spirituel ou thérapeutique, à des groupes ou à des pratiques également une occasion de chercher un public dans un nouvel espace géographique.
Il est vrai que l’ouverture à d’autres cultures (ou plutôt à des emprunts sélectifs à celles-ci dans un contexte de circulation globale des croyances et pratiques) est forte dans le public de Lebenskraft et de rassemblements similaires. Des Occidentaux en quête de sens se tournent volontiers vers des cultures supposées avoir préservé ce qu’ils ont le sentiment d’avoir perdu. Au stand de la technique d’auto-guérison développée par Roberto Antela Martinez (un Espagnol parfait germanophone, avec des ancêtres indiens), une représentante de cette méthode explique, au cours d’un bref entretien, que l'apport des peuples indigènes est de nous rappeler ce que nous avons oublié, c'est-à-dire que nous faisons partie d'un tout. C’est donc l’héritage indien qui est mis en avant par Roberto Antela Martinez : certes, beaucoup de connaissances de ces peuples ont été irrémédiablement perdues, mais « la tradition indienne a survécu et continue d’être transmise à des personnes choisies (à des âmes bonnes et à des gens préservant l’esprit indigène), qui transmettront à leur tour leurs importantes connaissances spirituelles à leurs descendants et à tous les enfants de la terre », selon le site de Martinez.
Certains semblent nouvellement présents sur le territoire suisse, ou essaient d’y prendre pied. La Dr. Ramesh’s Potent Family (DRPF Worldwide), qui indique avoir déjà des activités en Mongolie, en Inde, aux Émirats arabes unis, en Belgique, en Pologne, au Brésil, en Uruguay, en Argentine et aux États-Unis, avait envoyé à Lebenskraft les filles du fondateur de la méthode pour proposer au public suisse « d’apprendre la solution universelle » et de transformer nos vies. Extraits du dépliant (traduits de l’anglais) :
« La recherche de guérison du Dr Ramesh, à travers une recherche et une pratique durant les deux dernières décennies, l’a conduit aux secrets de la santé et de la vitalité. Il est un maître illuminé et éveillé qui s’est réalisé et s’est instruit par lui-même, et dont la mission dans le monde est d’éveiller le maître en chacun d’entre nous et d’expérimenter la vérité afin de réaliser et d’accomplir le vrai but de notre vie. »
Attendons pour voir si les émissaires du Dr Ramesh auront convaincu quelques personnes rencontrées à Zurich : il suffit parfois d’une personne enthousiaste ou ayant le sentiment d’avoir découvert ce qu’elle attendait pour jeter les bases d’une présence durable.
Ce n’était pas le seul groupe qui s’activait pour trouver un public à Lebenskraft. Dans un style plus moderne et potentiellement plus attrayant pour le type de public de ce salon, Nevşah Fidan Karamehmet, fondatrice de l’International Breath Coaching Federation (et bonne anglophone, elle a longtemps vécu aux États-Unis), était venue présenter son message sur le « miracle du souffle » : « Changez votre souffle et vous changerez votre vie », à partir d’une analyse individuelle du souffle, car il n’y a pas un exercice universel qui convient à tout le monde — d’oû la nécessité d’être supervisé par un coach. Le siège du mouvement se trouve en Turquie, où sont également publiés ses livres. Née en 1975 à Izmir, Nevşah F. Karamehmet explique avoir séjourné quelque temps en Inde, où elle aurait été formé en 2003 à la thérapie du souffle et à la méditation, tout en revendiquant des origines soufies.
Selon Nevşah F. Karamehmet, vers l’âge de trois ou quatre ans déjà, notre souffle s’éloigne de ce qu’il devrait être. Or, affirme-t-elle, « pour moi, le seul fait qui a émergé d’années d’études et d’expériences est que les gens qui ont les mêmes habitudes de souffle et de pensée souffrent des mêmes maladies » (N.F. Karamehmet, The Power of Breath : What you seek is seeking you, Istanbul, Ceres Publications, 2018, p. 11). Il ne s’agit pas seulement de réformer le souffle, mais aussi les modes de pensée. Des « affirmations positives » à répéter entre trois à quatre fois et dix fois par jour, font partie du système proposé, mais ne suffisent pas sans réforme du souffle, car nos habitudes souffle négatives restrictives sont « la principale raison de nos pensées négatives » (ibid., p. 25). Il s’agit de retrouver une respiration naturelle pour retrouver la condition naturelle humaine : « paix, bonheur, joie et satisfaction » (ibid., pp. 27-28). « La respiration naturelle n’est pas quelque chose qu’on peut apprendre, la respiration naturelle est reconnue et mémorisée en pratiquant avec un spécialiste qui connaît la respiration naturelle. » (ibid., p. 29) Le livre est divisé en chapitres, chacun abordant une maladie ou trouble, avec la brève description des problèmes liés à leur respiration et à leur façon de penser, accompagnée aussi des affirmations qui vont les aider — avec le souffle correct — à retrouver le chemin de la santé. Il ne s’agit donc pas d’apprendre une technique pour contrôler le souffle, mais d’acquérir de nouvelles habitudes saines sous la direction d’un coach spécialisé (N.F. Karamehmet, « Breath Coaching versus Breathing », Newlife, mars-mai 2018, p. 14).
Notons que, dans la formation de huit jours (il y a aussi un cours initial de découverte d’une journée), intitulée The Miracle of Breath, que propose par Nevşah F. Karamehmet, les deux premières parties du cours traitent des façons de respirer et des attitudes mentales, mais la troisième partie porte seulement sur la conscience, illustrant bien le lien entre corps et éveil spirituel qui imprègne tant de techniques présentes dans les salons du genre de Lebenskraft :
« La troisième partie est une expérience complètement spirituelle. Dans cette partie, tu trouves toutes les réponses que tu as cherchées, et tu apprends aussi à te connaître à un niveau plus profond. » (traduction d’un passage de la brochure Wechsel Deinen Atem und Du wirst Dein Leben Verändern)
Des figures du circuit international en visite : le cas de Braco
Mais Lebenskraft offre aussi à son public l’occasion de rencontrer des figures déjà connues. Ainsi en va-t-il du Croate Braco (Josip Grbavac, né à Zagreb en 1967), qui vient déjà régulièrement à Zurich. Il a pris la succession d’Ivica Prokić (1950-1995) lors du décès accidentel de celui-ci ; Prokić effectuait déjà des tournées en Allemagne.
Qualifié en 2013 par une journaliste américaine de « gourou New Age avec rien à dire », Braco regarde silencieusement les personnes présentes, et son regard a des effets profonds, à en croire certaines expériences. Sa voix aurait également un impact aussi fort, voire plus encore, affirme son site : la vibration de sa voix atteindrait des niveaux d’énergie au-dessus de la normale. Des groupes se réunissent donc pour entendre un enregistrement de dix minutes de la voix de Braco, qui parle en croate ; quand Braco est absent de son centre à Zagreb, les visiteurs, au lieu de le voir, écoutent sa voix.
Rencontrée devant la porte de la salle où sont organisées successivement trois sessions dans l’après-midi (prix d’entrée : 15 francs suisses, y compris un DVD sur Braco), une Suissesse qui attend l’ouverture de la billetterie raconte son expérience initiale avec Braco — non pas une rencontre physique, mais à l'occasion d'un live streaming sur Internet, moyen utilisé pour atteindre un plus large public : cette dame souffrait depuis trois mois d'un mal de tête qu'aucun moyen médical ne pouvait soulager, mais il lui suffit d'une ou deux séances en regardant Braco en live streaming pour résoudre le problème définitivement.
La salle est pleine et le sera pour chacune des trois séances. Certaines personnes, déjà familières avec Braco, ont apporté des bouquets de fleurs. La séance ne dure pas très longtemps. Un Autrichien introduit Braco, avant de projet une vidéo en anglais, sous-titrée en allemand, sur le phénomène Braco. Toute la présentation met en valeur Braco, en soulignant ses voyages et sa réputation, confirmée par l'intérêt que lui portent certaines « célébrités » (une récente vidéo sur son site le montre en compagnie du mannequin, chanteuse et atrice Naomi Campbell, à l’occasion de la première d’un film sur Braco, The Power of Silence, à New York). Le présentateur ne manque pas de souligner que le phénomène Braco a retenu l'attention d'un chercheur (émérite) de l'Université de Stanford : nous restons dans le registre (déjà relevé dans les textes de 1993 et 1999) de l’appel aux références scientifiques comme sources de validation.
Le public est prévenu que des réactions corporelles imprévisibles peuvent se produire pendant que nous regardons Braco : mais des assistants sont présents pour venir en aide à ceux qui en auraient besoin et se tiennent debout, le long des rangées — mais rien ne se produit aujourd'hui dans le sage public zurichois, au moins pendant la séance décrite ici. Notons que les effets potentiels de la rencontre avec Braco sont encore renforcés par des avertissements, affichés à l’entrée de la salle et répétés sur le billet d’entrée : seuls les personnes âgées de plus de 18 ans doivent assister aux séances, les femmes enceintes doivent s’abstenir après plus de trois mois de grossesse,
Après cette introduction d’une vingtaine de minutes, les auditeurs sont priés de se lever. Braco apparaît soudain, monte alertement sur un petit podium élevé et regarde la salle, en la parcourant du regard, pratiquement sans ciller. Cela ne dure que quelques minutes, puis il s’en va.
On demande alors à des personnes du public de dire, si elles le souhaitent, ce qu'elles ont ressenti. Dans un cas, une personne dit avoir plus mal qu'avant, mais cela est interprété comme une preuve qu'il y a un effet et qu’un processus s’est enclenché. Certaines personnes retournent aux séances suivantes.
Nous ne nous trouvons pas ici dans un groupe religieux, mais dans une expérience qui est plus que thérapeutique : faute de sondage parmi les participants, il est difficile d’évaluer les motivations des personnes présentes, mais la rencontre avec Braco est probablement vécue par certains dans un registre d’expérience spirituelle. Braco représente plus qu’un guérisseur ordinaire. Dans son centre à Zagreb, une salle spéciale a été aménagée, la « salle d’onyx », dont le décor donne à la rencontre avec le regarde de Braco une solennité sacrale. Un symbole solaire à treize branches y est placé au mur, symbole qui figure aussi sur les sites et documents associés à Braco et est vendu sous forme de pendentif, de bague, de boucles d’oreille — mais ne peut être acheté que lors des rencontres avec Braco.
Une multiplicité d’offres — un arrière-plan commun
À côté des « vedettes » comme Braco ou de nouveaux venus en quête d’un public, les stands et les dizaines de conférences ou séminaires proposés dans le cadre de Lebenskraft proposent des accents et thèmes particuliers selon les goûts de chacun.
Devant une trentaine de personnes, le médium Chamuel (une mère de deux enfants, qui réside près de Bâle) a ainsi été le channel de « Seraphim Michael » : l’entité a révélé à chaque personne présente de quelle patrie spirituelle elle provenait (chaque sphère, chaque champ d'énergie sur cette terre a un pendant dans le cosmos, et nous y retournons après notre mort, selon cet enseignement) — « sphère des anges », « sphère de l’arc-en-ciel », « sphère des elfes et fées », Lémurie, Sirius, Orion, Pléiades… autant de sites d’une topographie spirituelle révélatrice d’inspirations cumulées dans les milieux de la religiosité parallèle… Un moment après la séance, en passant devant le stand, on pouvait noter que près de la moitié des auditrices se pressaient autour de Chamuel pour poursuivre l’échange. L’échelle n’est pas la même que celle d’autres intervenants, mais Chamuel a son public, comme le montre aussi le calendrier de ses interventions sur un circuit spirituel qui passe à travers la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche, entre ateliers de formation, séances de channeling de diverses entités ou « Congrès international des anges » à Stuttgart, pour nous limiter aux activités des prochaines semaines.
Quant à Shiva Guruji Aruneshvar, ce maître spirituel, fondateur de la méthode de méditation Shiva Dhyan Yoga et également artiste peintre, aurait été formé par vingt-et-un « maîtres himalayens », avant d’en devenir un lui-même. Mêlant moments de méditation guidée et commentaires personnels, il avait devant lui une cinquantaine d’auditeurs bien disposés, et volontiers prêts à attester ensuite des effets intérieurs bénéfiques ressentis durant les moments de méditation. Car on ne vient pas seulement à Lebenskraft pour lire, écouter ou s’informer, mais aussi pour essayer et tester — c’est d’ailleurs un argument entendu à plusieurs stands : la proposition d’un petit essai gratuit d’une technique ou d’un objet.
Les visiteuses et visiteurs de Lebenskraft ou d’autres rassemblements du même genre autour de la santé et de la spiritualité sont ouverts aux approches et explorations non conventionnelles dans les domaines les plus variés. Cet environnement représente ainsi un champ d’essai et d’observation pour de nouvelles pratiques et idées, qui représentent en réalité souvent un réagencement ou les nouveaux habits de thèmes déjà familiers dans des milieux en quête d’autres voies que celles des croyances établies.
Lebenskraft : un rôle d’intermédiaire
Dans la vidéo intitulée 20 years with Braco, ce dernier est décrit comme « a leading person of the new paradigm » (« une figure cruciale du nouveau paradigme »), ce qui dit bien ce qui dit bien la volonté d’inscription dans des courants qui dépassent sa personne. La vidéo montre un parcours international qui passe largement par les circuits des croyances parallèles et des lieux analogues à Lebenskraft. Chercheur prématurément disparu, Stefan Rademacher avait pertinemment souligné le rôle des « libraires ésotériques » et de certains centres comme intermédiaires et passeurs pour des offres variées (« ‘Makler’ : Akteure der Esoterik-Kultur als Einflussfaktoren auf Neue Religiöse Gemeinschaften », in Dorothea Lüddeckens et Rafael Walthert, Fluide Religion. Neue religiöse Bewegungen im Wandel. Theoretische und empirische Systematisierungen, Bielefeld, Transcript Verlag, 2010, p. 119-148) : dans le même sens, des salons tels que Lebenskraft remplissent une fonction semblable et complémentaire, permettant d’approcher directement des figures et techniques dans un environnement où l’expérimentation et le butinage sont les règles du jeu.
Mais ces acteurs peuvent aussi jouer un rôle régulateur : ils ont le choix d’accepter ou non de donner une place à certaines offres, notait Rademacher. Cela se produit également dans le cas de Lebenskraft : Angelika Meier affirme refuser ce qui lui paraît suspect ou ne répond pas à ses critères. « Quand quelque chose ne me semble pas crédible, je dis clairement : ‘Stop !’ », affirme-t-elle à Mikael Berglund (« Lebenskraft dank Spiritualität », Mysteries, mars-avril 2018, pp. 52-54).
L’ouverture est cependant large, jusqu’à la présence de stands de groupes qui veulent apporter un témoignage chrétien au milieu d’offres ésotériques. Le stand Christen in der Umgebung (Chrétiens aux environs) est ainsi tenu par des évangéliques actifs au sein des Gédéons, ce groupe bien connu pour sa diffusion de la Bible : des exemplaires de celle-ci ainsi que de littérature biblique sont proposés sur ce stand. Le groupe est présent chaque année depuis vingt ans à Lebenskraft — et affirme que, dans ce milieu de gens « en recherche », certains rencontrent ainsi, dans cet environnement inattendu, le Christ et la foi chrétienne.
En dehors de ces cas particuliers de missionnaires chrétiens à la rencontre des croyances parallèles, la plupart des personnes et groupes présents se retrouvent cependant autour d’une culture commune, dans laquelle se rencontrent anges et guérisseurs, médiums et chamanes, danseurs aztèques et énergie des pyramides, alimentation saine et méditation — avec pour principe que rien n’est a priori exclu, du moment que cela contribue à éveiller les consciences dans l’espoir de l’émergence d’un nouveau monde plus « spirituel ».
Jean-François Mayer
Extrait du livre de J.-F. Mayer, Les Nouvelles Voies spirituelles. Enquête sur la religiosité parallèle en Suisse, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, pp. 49-52.
Article de J.-F. Mayer, « Le marché de la religiosité parallèle : visite d'une foire de l'ésotérisme », Mouvements religieux (Sarreguemines), N° 226-227, février-mars 1999, pp. 6-15