Plusieurs fois, nous avons mentionné sur ce site les analyses du Pew Research Center, un centre de recherche américain non partisan dont les sondages et projections démographiques sont souvent cités. Le Barna Group est d’une autre nature : il s’agit d’un service de sondages évangélique, installé en Californie, qui existe depuis 1984. L’orientation de Barna est clairement chrétienne, mais entend placer ses recherches au croisement entre la foi et la culture : il s’agit de comprendre l’environnement contemporain pour mieux équiper les clients de Pew, qui sont avant tout des organisations chrétiennes. Le président du Barna Group explique que la mission de celui-ci est « d’aider les influenceurs spirituels à comprendre notre époque et à savoir que faire ».
Une des particularités du Barna Group est d’essayer de catégoriser les chrétiens qui répondent à leurs sondages, même si leur manière de procéder à cet égard fait l’objet de critiques méthodologiques de la part de sociologues réputés. L’une des catégories inhabituelles utilisées par Barna est celle de notional Christians, c’est-à-dire les chrétiens qui ne sont pas « nés de nouveau » (born again) au sens évangélique (ils ne se sont pas déterminés par un engagement personnel pour le Christ).
Clairement guidées par un souci missionnaire et pastoral, les enquêtes et sondages du Barna Group sont d’un style assez différent des sources auxquelles Religioscope recourt habituellement. Comme toutes les données résultant de sondages, il faut avoir conscience de la complexité que les chiffres peuvent masquer, et garder à l’esprit les obstacles que rencontrent aujourd’hui les sondages, pas seulement dans le domaine religieux. Il s’agit essentiellement de sondages portant sur la population américaine : les données ne sauraient être extrapolées à d’autres zones du monde, mais elles peuvent suggérer des approches comparatives.
Barna vient de publier Barna Trends 2018. Il n’y est pas question que de religion, mais de bien d’autres sujets. Nous avons lu ce volume pour y relever quelques informations statistiques et tendances affectant les attitudes religieuses : ce que nous allons mentionner ci-après relève d'un choix arbitraire et ne représente qu’une petite fraction des sujets abordés en sections courtes et encadrés sur plus de 200 pages.
Pourquoi le contexte de post-vérité ?
« La vérité dans l’ère post-vérité » : tel est le thème de l’année choisi par Barna pour le dossier placé au centre du volume. Le mot « post-vérité » avait été choisi en 2016 comme « mot de l’année » par l’Oxford Dictionary. Il désigne l’attitude qui fait passer les émotions et opinions personnelles devant les faits. Comme le rappelle Wikipedia dans son long article sur « L’ère post-vérité », on rencontre également l’expression « ère post-factuelle ».
Un article du volume de Barna identifie plusieurs causes de ce glissement de société vers la post-vérité (pp. 116-121).
- D’abord, la défiance envers les autorités et institutions, qui se développe depuis plusieurs décennies aux États-Unis, selon l’article, et touche également les Églises, conduisant à une position plaçant les sentiments individuels au sommet.
- Ensuite — et Barna montre ici la spécificité de son approche — il y aurait une « érosion du sacré », dans le sens où les Américains se sentiraient moins disposés à accepter une autorité indiscutable (Dieu, l’Église, la Bible). Le lien de cause à effet ne sera pas manifeste pour tous les autres observateurs, mais il n’est pas impossible que le déclin de la croyance en une vérité absolue contribue au contexte de post-vérité, chacun se faisant arbitre de sa propre vérité.
- Un autre facteur est le combat entre le sentiment et les faits. Rien de nouveau, admet le rapport de Barna, mais ce qui a changé est que l’interprétation des faits n’est plus réservée à des instances reconnues : « avec Internet, chacun se sent le pouvoir de le faire ». « Un déluge d’informations, d’arguments et de contre-arguments rend le discernement de la vérité incroyablement difficile. »
- La diffusion de nouvelles littéralement incroyables y est liée : « Quand des nouvelles manifestement fausses se répandent comme un feu de prairie parmi ceux qui sont prêts à y croire, la valeur de la vérité diminue. » Bien sûr, il existait déjà des organes de presse de piètre qualité prêts à donner écho aux histoires les plus invraisemblables, mais ces histoires exercent aujourd’hui un impact bien plus important à travers une multitude de canaux : le partage sur les médias sociaux illustre ce phénomène. Certes, 39 % des sondés considèrent qu’un journaliste est la source d’information la plus crédible ; mais 32 % des Américains interrogés déclarent ne faire confiance à personne, si ce n’est à leur propre intuition, à leur instinct…
- Enfin, si l’individualisme marque les différents facteurs précédemment énumérés, Barna note en parallèle une montée du « tribalisme », puisque l’être humain est social et que les individus ne vivent presque jamais en total isolement. Dans une société plurielle, Barna constate que les personnes interrogées tendent à interagir principalement avec des personnes semblables à elles dans tous les domaines. (Sur ce point, il resterait cependant à démontrer que c’est le cas plus que par le passé.)
Religion et politique américaine
Le volume ne pouvait manquer de revenir sur l’élection présidentielle américaine de 2016 et la victoire de Donald Trump (pp. 36-38). Si 79 % des électeurs évangéliques ont voté pour Trump, cela n’est pas plus élevé (et même un peu plus faible) que le taux habituel de soutien évangélique pour le candidat du Parti républicain depuis l’an 2000. On note aussi que les électeurs protestants ont soutenu Trump à 58 %, tandis que les électeurs catholiques étaient divisés à 48 % de soutien pour chaque candidat. Depuis l’an 2000, c’était la première fois qu’il ne se trouvait pas une majorité de catholiques pour soutenir le candidat démocrate.
On trouve aussi quelques réflexions intéressantes sur la démarcation raciale en matière politique parmi les chrétiens américains (p. 39). 37 % des chrétiens blancs sont ancrés dans le camp républicain, mais seulement 6 % des chrétiens noirs. À l’inverse, 71 % des chrétiens noirs se définissent comme démocrates, mais seulement 31 % des chrétiens blancs. Cela recoupe des caractéristiques géographiques (concentration deux fois plus grandes des chrétiens noirs dans les centres urbains) et socio-économiques (le pourcentage d’enfants noirs vivant dans une situation de pauvreté représente un tiers du total et est trois fois plus élevé que celui des enfants blancs).
Un contexte plus seulement marqué par le christianisme
Dans l’une des sections, les rédacteurs du rapport ont interrogé Tom Krattenmaker, journaliste à USA Today, sur l’avenir du journalisme (pp. 125-126). En conclusion, ils lui demandent quelles sont les tendances auxquelles il faudra prêter attention dans le domaine religieux. Krattenmaker en identifie deux. D’une part, il y a le nombre croissant de personnes qui tournent le dos à toute appartenance religieuse (religious disaffiliation) : il faudra explorer les conséquences de cette évolution non seulement pour les institutions religieuses, mais aussi pour la société en général. D’autre part, un sujet important sera celui des implications des développements technologiques pour la foi religieuse : à l'heure où circulent même des rêves d'immortalité technologique, « ils pourraient profondément déstabiliser la religion traditionnelle. »
De façon plus immédiate, le rapport confirme l’omniprésence des technologies modernes : selon l’évaluation des parents américains, leurs enfants passent en moyenne cinq heures par jour de semaine à utiliser un appareil électronique. 62 % des parents consultent leur téléphone mobile durant la première heure du matin. Les trois quarts d’entre eux regardent bien sûr leur messagerie électronique, 48 % se rendent sur des médias sociaux, 36 % y lisent les actualités, entre autres indications ; et 17 % affirment, durant cette première heure de leur journée, utiliser une application pour lire la Bible ou d’autres activités religieuses. Quant aux enfants, après les heures d’école, 8 % consacrent une part de leur temps à des activités religieuses (prière, lecture de la Bible, etc.) (p. 32).
Les analystes de Barna estiment que les chrétiens pratiquants se trouvent de plus en plus influencés par des idées « non chrétiennes » — ce qu’ils décrivent comme « nouvelle spiritualité » (pp. 56-57). Dans cette section, la statistique sans doute la plus intéressante est celle sur le taux d’approbation de l’affirmation : « De nombreuses religions peuvent mener à la vie éternelle : il n’y pas une vraie religion unique. » 23 % des chrétiens pratiquants américains sont de cet avis, on note que, plus l’âge est élevé, plus le taux d’approbation faiblit (13 % parmi les chrétiens pratiquants les plus âgés). Cela semble révélateur d’un pluralisme croissant (et relativisme, ajoute le commentaire de Barna).
Et l’islam dans la société américaine ?
Sur les relations avec l’islam, selon les enquêtes de Barna (pp. 200-201), 41 % des adultes américains (chrétiens ou non) pensent que les chrétiens et les musulmans n’adorent pas le même Dieu, tandis que 34 % estiment au contraire qu’il s’agit du même Dieu et 25 % se disent incertains. Sans surprise, les évangéliques sont beaucoup plus nombreux à estimer qu’il ne s’agit pas du même Dieu : ils sont 86 % à le penser, et 44 % des chrétiens pratiquants.
Quant à la compatibilité entre islam et valeurs américaines, c’est une division à parts égales : 38 % des Américains pensent que cette compatibilité existe et 38 % sont d’avis contraire.
Cependant, 72 % des Américains sont d’avis que les musulmans doivent être libres d’exercer leur culte ; 15 % s’y opposent et 13 % se montrent indécis. Mais parmi les évangéliques, malgré le fort soutien affiché pour défendre la liberté religieuse, seuls 27 % se disent complètement d’accord avec le droit des musulmans à jouir d’une entière liberté de pratique religieuse.
Sur un autre plan, on peut noter que, malgré les événements des dernières années, 54 % des Américains tendent à penser que les musulmans sont des personnes pacifiques ; 27 % ne sont pas ou pas du tout de cet avis.
Quel type de culte chrétien ?
Le rapport de Barna s’intéresse à des indicateurs tels que l’intensité avec laquelle les chrétiens lisent ou étudient la Bible, mais trois pages sont aussi consacrées à l’évolution des pratiques et du rapport avec la liturgie (pp. 140-142). Ce n’est pas pour rien qu’est introduit ce sujet : « ces dernières années, il y a eu des indices d’un regain d’intérêt pour la liturgie, ou au moins pour un mélange de formes et de styles de culte anciens et modernes. » Cela serait-il le signe d’un déplacement vers une sensibilité plus liturgique ? D’autant plus que ce sont particulièrement des jeunes qui semblent ouverts à ces dimensions.
Cependant, selon les données recueillies par Barna, cette tendance ne se confirmerait que partiellement. Certes, 14 % des sondés se sont tournés vers des formes plus liturgiques ; mais 30 % seraient allés en sens opposé, s’éloignant de formes liturgiques pour des environnements non liturgiques. Dans les deux cas, ce sont particulièrement des jeunes qui changent d’orientation.
Quant aux raisons des uns et des autres, 27 % des Américains interrogés qui se tournent vers une approche plus liturgique entendent y trouve un lien plus profond avec l’héritage chrétien et 24 % disent faire une expérience plus profonde de leurs relations avec Dieu dans un cadre liturgique. Quant à ceux qui se détournent d’une pratique religieuse de type liturgique, 32 % disent avoir une plus grande expérience de Dieu dans leur nouvel environnement et 24 % être attirés par le style musical.
Commentant ces résultats (p. 143), Cheryl Jones, professeur de formation spirituelle dans un séminaire de théologie pentecôtiste, dit n’être pas surprise par les déplacements — surtout parmi les jeunes — entre des environnements liturgiques et d’autres qui ne le sont pas. Elle dit connaître beaucoup de millennials (c’est-à-dire les personnes nées entre 1984 et 2002) « qui déchantent tellement de ce qu’ils appellent “la liturgie du concert de rock” qu’ils refusent d’assister aux cultes dans des églises évangéliques ou sont même hostiles à des formes de louange et de culte évangéliques ». De plus, l’environnement frénétique de la société contemporaine créerait le besoin de moments de silence et de retour sur soi-même. Même si elle reconnaît la difficulté de cette démarche en contexte évangélique, Cheryl Jones dit espérer des voies d’intégration entre culte liturgique et pentecôtiste.
Une Amérique encore marquée par le christianisme
Résumant les données recueillies dans le cadre de ses enquêtes des dernières annnées, les chercheurs de Barna concluent que 78 % des Américains seraient chrétiens, 7 % appartiendraient à une autre famille religieuse et 13 % ne seraient pas attachés à une foi religieuse. 36 % des Américains seraient des chrétiens pratiquants, c’est-à-dire assistant à un service religieux au moins une fois par mois. Si l’on étend la période à six mois (en excluant la participation à un mariage ou à des obsèques), 57 % des Américains adultes (quelle que soit leur confession) auraient participé au moins une fois à un service religieux durant cette période. On peut noter les différences non négligeables entre ces chiffres et ceux mentionnés par le sociologue Mark Chaves, auxquels Religioscope avait donné écho : selon ce chercheur, le taux de pratique religieuse aux États-Unis serait en réalité proche de 25 % et le nombre de personnes sans affiliation religieuse atteindrait 20 %.
Barna Trends 2018. What’s New and What’s Next at the Intersection of Faith and Culture, Grand Rapids (Michigan), Baker Books, 2017, 224 p.