« Avec le pape François, les diplomates du Vatican ont été replacés tout en haut de l’organigramme de l’Église », affirme le journaliste et vaticaniste italien Sandro Magister (L’Espresso) dans le récent documentaire télévisé réalisé par Constance Colonna-Cesari, Les diplomates du Pape (2017). Dans le numéro spécial que vient de consacrer une revue américaine au rôle de la papauté dans les affaires internationales à l’époque contemporaine (nous y reviendrons plus loin), les deux chercheurs qui ont coordonné ce numéro disent observer « une renaissance non seulement de l’étude, mais aussi de la pratique de la diplomatie vaticane » depuis quelques années.
Les vœux du Pape
La coutumière présentation de vœux du Pape au corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, qui a eu lieu à nouveau en ce début d’année 2018, nous offre une bonne introduction à ce thème. Ces vœux sont plus qu’une simple rencontre de courtoisie : ils permettent au Souverain Pontife de souligner des sujets importants non seulement pour l’Église catholique romaine, mais pour les États et les relations internationales.
Le discours prononcé le 8 janvier 2018 par le pape François n’y a pas fait exception. « Dans les relations avec les Autorités civiles, le Saint-Siège ne vise rien d’autre que de favoriser le bien-être spirituel et matériel de la personne humaine et la promotion du bien commun », a répété le Pape, avant de mentionner certains de ses voyages de l’année écoulée, puis de rappeler que l’année 2018 marquera le centième anniversaire de la fin de la 1ère guerre mondiale. Deux avertissements ont été donnés par ce conflit : « vaincre ne signifie jamais humilier l’adversaire défait » et « la paix se consolide lorsque les Nations peuvent traiter entre elles dans un climat de parité ».
C’est ensuite à une réflexion sur la Déclaration universelle des droits de l’homme (adoptée le 10 décembre 1948) que se livre le Pape face à son auditoire de diplomates. Celle-ci se trouve mise en relation avec le message chrétien :
« Pour le Saint-Siège, en effet, parler des droits humains signifie, avant tout, proposer de nouveau la centralité de la dignité de la personne, en tant qu’elle est voulue et créée par Dieu à son image et à sa ressemblance. […] Du point de vue chrétien, il y a donc une relation significative entre le message évangélique et la reconnaissance des droits humains, dans l’esprit des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme.»
Le pape François relève le phénomène de multiplication des droits, postérieur au tournant de 1968 : « l’interprétation de certains droits s’est progressivement modifiée, de façon à inclure une multiplicité de ‘‘nouveaux droits’’, souvent en contradiction entre eux. » Selon l’analyse pontificale, cela a plutôt créé des tensions entre cultures, avec « des formes modernes de colonisation idéologique des plus forts et des plus riches au détriment des plus pauvres et des plus faibles ». Plutôt que de multiplier des « droits » parfois problématiques, le Pape insiste sur la nécessité de promouvoir le respect des « droits fondamentaux énoncés par la Déclaration universelle des droits humains », trop souvent encore bafoués.
Le pape François poursuit en appelant à l’arrêt de la course aux armements et à privilégier les solutions négociées lors de conflits. Il parle de différentes crises actuelles sur plusieurs continents, il souligne la responsabilité des sociétés pour soutenir les familles, il aborde longuement la question des migrations, sans oublier de parler de la liberté de conscience et des questions du travail.
Le Saint-Siège et son statut international
Cette allocution substantielle (dont on peut trouver le texte intégral en français sur le site du Saint-Siège) illustre le caractère unique du Saint-Siège parmi les institutions religieuses du monde : le Pape n’est pas la seule figure religieuse à s’adresser aux gouvernements et organisations internationales, mais il le fait à la fois en tant que chef d’Église et en tant que dirigeant religieux à la tête de l’État de la Cité du Vatican (le plus petit État du monde). Le site de l’État de la Cité du Vatican résume bien sa nature particulière et sa raison d’être :
« L’État de la Cité du Vatican a été créé par les Accords du Latran, signés le 11 février 1929 entre le Saint-Siège et l’Italie, et qui en ont défini son existence en tant qu’organisme souverain de droit public international. Comme l’indique l’introduction du traité en question, le but de ces accords était d’assurer au Saint-Siège, en sa qualité d’institution supérieure de l’Église catholique, “l’indépendance absolue et visible et [de] lui garantir une souveraineté indiscutable, même dans le domaine international”. »
Ainsi que le rappelle le numéro de revue auquel nous allons nous intéresser, le Saint-Siège est unique en tant qu’entité qui gouverne l’Église catholique et « a » un État (l’État de la Cité du Vatican) sans en être un. Cela lui permet d’être membre ou d’avoir un statut spécial dans la plupart des organisations internationales ayant une mission politique (par exemple le statut d’observateur permanent aux Nations Unies, dont ne jouit aucune autre religion et aucune ONG), tandis que l’État de la Cité du Vatican est membre d’organisations à vocation plus technique (par exemple l’Union postale universelle).
Le Saint-Siège signe des accords internationaux (certains au nom de l’État de la Cité du Vatican, par exemple le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires en 2017 et entretient des relations diplomatiques avec 183 États (auxquels il faut ajouter l’Union européenne et l’Ordre de Malte).
Rien d’étonnant si la nature unique du Saint-Siège, avec sa présence mondiale, suscite la curiosité et retient l’attention des observateurs de l’actualité internationale. Le documentaire déjà cité de Constance Colonna-Cesari fascine par le sentiment qu’il communique de la vision prospective et à long terme d’une institution séculaire. Pour sa part, depuis quinze ans, la Review of Faith & International Affairs s’intéresse aux différentes dimensions et rôles des religions dans la vie publique à travers le monde. Son dernier numéro est entièrement consacré à la papauté moderne dans les affaires internationales. Si certains des neuf textes réunis dans ce numéro sont de nature historique ou portent sur des aspects très particuliers, plusieurs contribuent à un éclairage général du fonctionnement et de l’influence du Saint-Siège dans le champ international. Nous résumerons ci-après quelques observations au fil de la lecture de ce dossier, en nous prêtant une attention particulière aux tendances actuelles.
Une autorité morale pour rappeler des principes
Coordinateurs du dossier, Mariano Barbato (Université de Munster) et Robert J. Joustra (Redeemer University College) rappellent les interventions et la présence des diplomates du Saint-Siège : dans des négociations (par exemple la médiation entre les États-Unis et Cuba), dans les efforts pour promouvoir des traités internationaux (comme celui déjà mentionné sur l’interdiction des armes nucléaires) ou dans des initiatives pour apporter des réponses à des conflits.
Certes, on peut se demander si ces possibilités d’influence ne sont pas surévaluées parfois. La journaliste Isabelle Gaulmyn soulignait récemment que « l’influence du pape est limitée. C’est une diplomatie du “signal faible”, sans assise économique ou militaire derrière. Cela lui donne une forme de liberté. C’est aussi toute sa limite. » (La Croix, 9 janvier 2017). Tout en admettant ces limites, Barbato et Joustra sont convaincus que l’impact de l’action du Saint-Siège va plus loin qu’une activité de niche de « diplomatie morale », qui laisserait les poids lourds de la politique internationale seuls maîtres des décisions sur les « vraies questions ». Ils reconnaissent cependant que c’est avant tout dans l’affirmation de principes que réside la force du Saint-Siège (p. 2).
« Vous êtes mon homologue laïque », déclara un jour le pape Pie XII à Dag Hammarskjöld, alors secrétaire général des Nations Unies. Esquissant une comparaison entre le Pape et le Secrétaire général des Nations Unies dans la politique mondiale, Jodok Troy (Université d’Innsbruck) soutient que c’est « une combinaison d’individus dans les institutions [qui] conduit l’influence et à la possession d’une autorité morale par-delà les dispositions institutionnelles ainsi que les limites structurelles externes et les occasions qui se présentent. » (p. 71) Le cas de Jean-Paul II offre un bon exemple de charisme transformateur s’appuyant sur sa position institutionnelle.
Tant le Pape que le Secrétaire général des Nations Unies représentent des institutions transnationales et considèrent qu’ils parlent au nom de l’humanité. Leur fonction se fonde sur une capacité matérielle faible et un pouvoir normatif, remarque Troy. Leur position leur donne le potentiel d’être des dirigeants moraux (moral leaders) (p. 71). C’est en tant qu’autorités morales que ces figures peuvent exercer une influence (p. 73).
Cela signifie aussi que, tout en conservant des éléments de continuité, les accents de papes successifs peuvent être différents. C’est à un original exercice que se livrent Petr Kratochvíl (Institut de relations internationales, Prague) et Jana Hovorková (École supérieure d'économie de Prague) en essayant de cerner la carte mentale géopolitique des papes Benoît XVI et François à travers l’examen du contenu des messages Urbi et Orbi prononcés chaque année à Noël et à Pâques (pp. 79-92). Ces messages sont diffusés sur tous les continents et écoutés par des millions de personnes à travers le monde.
Ces messages mettent naturellement l’accent d’abord sur des situations conflictuelles. Tant chez Benoît XVI que chez François, l’Afrique et le Moyen-Orient sont les préoccupations dominantes (74 % des allusions territoriales dans les propos Benoît XVI, 87 % dans ceux de François). Les propos de Benoît XVI tendaient à inscrire les États dans des contextes territoriaux plus larges, les utilisant comme exemples spécifiques de problèmes déterritorialisés (guerres, famines…). François se concentre sur des États, des problèmes territorialisés circonscrits. Sans surprise, la Terre sainte (Israël/Palestine) est mentionnée de façon quasi rituelle, mais en évitant de faire allusion directe aux États occupant ce territoire, en dépolitisant les références et en faisant de cette région une sorte de lieu entre espace terrestre et spirituel. Le concept de crise morale se trouve pour sa part relié spatialement la plupart du temps à l’Occident (Europe et Amérique du Nord).
Insistant sur les dimensions religieuses, et notamment sur les atteintes à la liberté religieuse, Benoît XVI s’exprimait en tant que chef religieux chrétien, parlant au nom des communautés chrétiennes. François, pour sa part, tend plutôt à adopter une posture de défenseur de l’humanité dans ses messages Urbi et Orbi, avec un accent plus fort sur les problèmes socio-économiques.
Les capacités d’intervention d’une Église transnationale
La place attribuée au Pape dans un monde sécularisé peut surprendre, reconnaît Timothy Byrnes (Colgate University) : le Saint-Siège et le Pape jouent aujourd’hui des rôles plus larges qu’autrefois. Il l’explique par l’affirmation du statut légal du Pape sur le plan global, par le renforcement du rôle institutionnel centralisé du Pape dans l’Église catholique romaine et par l’intensité de l’attention médiatique pour le Pape en tant que « célébrité globale » (p. 6). À cet égard, on ne peut manquer de souligner l’importance du long règne de Jean-Paul II, avec ses nombreux voyages, pour forger la nature du rôle pontifical dans la politique mondiale (p. 17).
Aujourd’hui, le pape François, tout en veillant soigneusement à s’exprimer « en termes d’enseignement moral plus que d’exhortations politiques », se livre à un exercice de soft power en s’immisçant dans des débats politiques globaux portant sur des sujets tels que le changement climatique, les réfugiés ou la définition du mariage (p. 8). Ses propos sont répercutés par des médias du monde entier.
Selon Byrnes, souveraineté, supranationalisme et soft power représentent « la constellation de ressources et de statut » auxquels le Saint-Siège recourt pour sa participation à la politique mondiale (p. 17). Ce n’est pas seulement en tant que chef d’une entité souveraine que le Pape exerce une influence, mais que cela va au-delà des aspects diplomatiques formels : c’est aussi en tant que chef d’une Église transnationale, ce qui lui permet d’avoir une présence (et des intérêts) dans presque tous les pays du monde. De plus, les dirigeants et communautés catholiques sont actifs « en tant qu’acteurs domestiques dans une vaste palette de contextes politiques ayant des ramifications internationales » (p. 7). L’étroite relation entre acteurs catholiques nationaux et Saint-Siège a un effet multiplicateur sur la présence de celui-ci sur la scène internationale (p. 17).
C’est donc, à travers l’Église catholique romaine, une présence à différents niveaux, à l’intersection des politiques nationales et des relations internationales. Dans la conclusion de son article, Byrnes s’intéresse au rôle de médiation du Saint-Siège pour le dégel des relations entre Cuba et les États-Unis, recourant à des intermédiaires de confiance (le cardinal Ortega à Cuba, les cardinaux McCarrick et O’Malley aux États-Unis) qui sont à la fois citoyens des États concernés et évêques d’une Église globale qui est l’institution médiatrice — laquelle entretient des relations diplomatiques avec les deux pays (pp. 18-19).
Soulignant la difficulté de catégoriser le Saint-Siège et le Pape dans le système politique international, Mathias Albert (Université de Bielefeld) relève différents types d’interventions. C’est d’abord l’activité diplomatique directe, qui va du travail des nonciatures aux médiations. C’est aussi l’insistance sur des questions spécifiques, habituellement pour des raisons morales. Mais ce sont aussi les interventions normatives, s’appuyant surtout sur l’autorité religieuse du Saint-Siège et du Pape, en particulier sous la forme d’encycliques (pp. 22-23).
« […] quand elles traitent de questions importantes de politique internationale, les encycliques ne sont en un sens rien d’autre que les déclarations programmatiques telles que les ferait tout ministère des affaires étrangères dans le monde. Elles sont cependant clairement de nature différente, car elles intègrent ces questions dans le cadre d’un ordre plus large que celui qui se trouve habituellement en jeu dans les stratégies et politiques gouvernementales. Pour autant, elles ne sont pas “hors” du temps et de la société, mais souvent étroitement imbriqués avec ceux-ci […]. » (p. 24)
Albert relève au passage que le Saint-Siège bénéficie d’un statut qui lui est reconnu par les acteurs du système politique international : ceux-ci lui confèrent ainsi une légitimité et une influence lui permettant de développer un soft power d’une façon dont ne peut rêver aucune ONG, si importante soit-elle.
Un contexte favorable de transformation de la pratique des relations internationales
Mais il y a d’autres raisons favorables à l’action du Saint-Siège et qui sont liées à la transformation de la société internationale, lui permettant d’échapper à la marginalisation qui lui semblait promise il y a quelques décennies, explique pour sa part Thomas Diez (Université de Tubingen). Même si cette évolution rencontre des résistances, n’est de loin pas complète et n’ouvre pas la porte d’un paradis global, le contexte actuel est celui d’une « solidarisation » de la société internationale, affirmant le principe de valeurs s’appliquant à toute l’humanité et reconnaissant aux individus des droits accrus face aux États, en ignorant les frontières territoriales. Cela permet une convergence entre les valeurs ainsi affirmées et les convictions centrales de l’Église catholique — même si les normes catholiques et celles de la société mondiale divergent par ailleurs sur certains thèmes (p. 37).
En lien avec ce processus de solidarisation ainsi qu’avec les changements dans les technologies de l’information et de la communication, poursuit Diez, la nature de la diplomatie se transforme. Cela favorise aussi la paradiplomatie d’acteurs subnationaux, d’ONG ou de figures connues. Dans le nouvel environnement, les individus ont besoin de voix qui puissent faire entendre leurs demandes. La diplomatie publique prend une place accrue, car les gouvernements ne peuvent se contenter de s’adresser à d’autres gouvernements. La rapidité avec laquelle des problèmes internationaux émergent exige de faire appel à un complexe réseau d’acteurs autres que les seuls États. « […] ces changements ont permis au pape et au Saint-Siège d’accroître leur visibilité et leur influence dans la politique internationale. » (p. 34)
Certes, admet Diez, le statut atypique du Saint-Siège ne va pas sans contestations. « […] la souveraineté du Pape ne réside pas dans l’existence d’un territoire, d’un peuple et d’une autorité, comme le demandent les critères de Montevideo pour la souveraineté étatique, mais d’une “souveraineté spirituelle” […] aux antipodes des normes centrales d’une société pluraliste […]. » (p. 35) Cela peut constituer un facteur de marginalisation, mais donne aussi plus de liberté au Saint-Siège pour faire part de ses vues et rend cet acteur attrayant comme médiateur dans des conflits. Si l’influence des acteurs autres que les États classiques devait être battue en brèche dans les décennies à venir et si les normes d’une société internationale solidariste se trouvaient remises en cause, l’influence du Saint-Siège en subirait aussi le contrecoup (p. 37).
« Popes on the Rise : The Modern Papacy in World Affairs », The Review of Faith & International Affairs, 15/4, hiver 2017. Informations et abonnements : http://tandfonline.com/rfia. Cette revue est publiée par le Center on Faith & International Affairs (Institute for Global Engagement).