Introduction
Depuis trois ans, l’Europe et les États-Unis ont été touchés par une vague d’attaques terroristes perpétrées par des individus motivés par l’idéologie jihadiste. En 2016, 135 personnes ont été tuées par des attaques inspirées par l’idéologie de l'État Islamique (EI) en Europe et 718 individus suspectés de terrorisme jihadiste arrêtés[1]. Un ensemble de données suggèrent depuis 2016 une tendance à la hausse des risques d’attentats en Europe, perpétrés par les partisans d’un califat paradoxalement à l’agonie. En avril de cette même année, il était estimé qu’environ 30% des jihadistes européens qui avaient rejoint la Syrie étaient rentrés dans leurs pays de résidence, soit approximativement 1200 individus. Actuellement, le total de jihadistes provenant de l’Union Européenne est d’environ 4000 individus, en majorité (2838) originaires de quatre pays : la Belgique (la proportion par habitant la plus haute du continent), la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni[2].
Entre 2014 et 2017, 73% des attaques terroristes commanditées ou inspirées par l’EI en Europe ont été commises par des musulmans citoyens du pays visé (dont 17% de convertis), 14% étaient des résidents ou visiteurs (en toute légalité) de pays voisins[3]. Les convertis forment une catégorie proportionnellement surreprésentée – avec de fortes variations entre les pays – parmi les jihadistes européens impliqués dans des attaques sur le continent et plus encore parmi ceux qui ont émigré vers la Syrie (ou d’autres zones de conflit)[4].
Le califat est en morceau et en retraite sur tous les fronts. Un nombre considérable de ses membres ont été tués et les défections accentuent l’hémorragie. Sa propagande fleuve s’est réduite à un ruisseau.
L’agonie militaire de l’État Islamique ne sonne pas le glas du jihadisme transnational. Les formes que prendra cette organisation dépendront largement de l’évolution des conditions locales et régionales qui ont permis son développement. Sa dangerosité demeure élevée et le retour potentiel de près de 2000 (ex-)jihadistes pose un très sérieux problème de sécurité pour les gouvernements européens. Le pouvoir d’attraction de l’EI, intimement lié à ses succès militaires et son utopie millénariste, s’est pour le moment épuisé. Personne n’aime s’identifier à un perdant. En revanche, l’idéologie salafiste-jihadiste, les environnements conducteurs et les causes qui ont alimenté cette vague de mobilisation n’ont pas disparu.
Depuis 2013, une multitude de publications, essais et débats s’efforcent d’expliquer le phénomène de la violence inspirée par l’utopie jihadiste et son pouvoir de séduction sur des milliers de jeunes musulmans occidentaux. Ce jihadisme A.O.C. est au cœur d’une course à la patente, dans laquelle se sont précipités divers entrepreneurs d’expertise. Cette compétition a provoqué chicanes académiques et pugilats médiatiques pour le contrôle du discours et la captation des mannes gouvernementales. Cette cacophonie est largement inaudible pour le non-initié et le public est bien en peine d’éviter les chausse-trapes généreusement posées aussi bien par des chefs d’orchestre que de petits maestros au service d’impératifs moraux, idéologiques ou tout simplement professionnels.
L’objet de cet article est de fournir au lecteur un compas critique pour naviguer la multiplicité des discours. Il se divise en trois chapitres :
- Une brève présentation des raisons pour lesquelles notre compréhension de ce phénomène est encore incomplète
- Une esquisse de ce qui est consensuellement entendu par radicalisation parmi les spécialistes, consensus qui nous servira d’étalon de mesure pour distinguer les hypothèses solides des interprétations mercenaires
- Une lecture critique des deux modèles d’explication les plus couramment invoqués et les objections que l’on peut y apporter.
Chapitre I
Une compréhension limitée
Annonçons d’emblée une frustrante réalité : malgré les progrès en termes qualitatifs et quantitatifs d’une recherche encore jeune sur le sujet, nous ne comprenons pas exhaustivement le phénomène jihadiste dans les pays occidentaux. Il existe quatre raisons principales à cela :
1. Le phénomène de l’extrémisme violent est complexe, fluide et évolutif
Si la majorité des observateurs s’accorde pour décrire le phénomène comme résultant de l’alignement d’un ensemble de facteurs externes et internes interagissant à différentes échelles et selon des dynamiques variant selon les espaces (locaux, nationaux, voire linguistiques), le défi consiste à évaluer si et dans quelles conditions ces alignements se renforcent réciproquement, et dans quelle mesure ils influent (ou non) sur les processus individuels de radicalisation (cognitive et/ou comportementale).
Similairement, les raisons expliquant pourquoi un individu se démobilise d’un groupe violent et/ou abandonne ses idées radicales demeurent sous-étudiées et passablement spéculatives. Il en va de même pour l’évaluation, encore embryonnaire, des différents programmes dits de « déradicalisation » ou « désengagement »[5].
2. Il n’existe pas de formule chimique de l’extrémisme
C’est un aspect évident et pourtant souvent négligé : l’extrémisme, les textes religieux ou l’idéologie jihadiste ne « font » ni ne « disent » rien ; les seuls agents sont les individus. Leur relation avec les idées extrémistes n’est pas linéaire et nécessaire, mais interactive et contingente. L’indétermination inhérente à l’humain rend le phénomène irréductible à une formule universelle et prédictive.
Il n’existe à ce jour aucun modèle unique pour analyser le processus par lequel une personne embrasse une idéologie radicale ou devient membre d’un groupe extrémiste violent. Les chercheurs Chuck Crossett et Jason Spitaletta identifiaient déjà en 2010 seize théories des causes fondamentales de radicalisation[6]. Nul doute que ce chiffre peut être revu à la hausse en 2017.
3. Il n’existe pas de profil du jihadiste
Les données recueillies démontrent clairement l’absence d’un profil unique du jihadiste européen : nous observons dans le contingent jihadiste européen une large diversité ethnique, éducationnelle et sociale. Ils sont issus de familles musulmanes ou convertis de souche, pratiquants et non pratiquants, résident en ville ou à la campagne, représentants de la classe moyenne salariée ou petits délinquants des banlieues, hommes et femmes, romantiques et voyous.
Il existe néanmoins des tendances qui mettent en évidence différents profils types. Par exemple, si nous observons la période allant de janvier 2012 à juillet 2015, les chiffres indiquent un clair rapport entre criminalité et radicalisation violente, relation qui n’est pas nouvelle dans le terrorisme, mais qui a connu une hausse notable avec les jihadistes européens : 80 % des individus ayant commis des attaques terroristes en Europe avaient un passé criminel et 60 % avaient fait de la prison[7]. En d’autres termes, une majorité des récents jihadistes occidentaux ayant participé à des attaques terroristes sont familiers avec un milieu et des pratiques impliquant violence et usage des armes. Criminels et jihadistes recrutent dans le même milieu.
4. L’extrémisme violent est d’abord une affaire locale
Nous tendons intuitivement à penser l’extrémisme violent sous la forme d’un modèle universel : un extrémisme objectif, indépendant de l’espace et du temps dans lesquels il se déploie.
Or non seulement l’extrémisme est un qualificatif culturellement relatif – les normes sociales et morales qui le circonscrivent ne sont pas les mêmes en Suède ou en Arabie Saoudite –, mais aussi les causes de l’extrémisme violent ne sont « mesurables » que dans des espaces particuliers créés par le jeu d’interactions entre un certain nombre de facteurs. Ceux-ci s’étagent sous trois dimensions : micro, à avoir au niveau de la psychologie de l’individu et son milieu immédiat ; meso-scopique, c’est-à-dire relatif à son milieu social et son environnement ; macroscopique, désignant la situation conjoncturelle, le régime politique ou la situation régionale.
Ces variations locales ou nationales du phénomène peuvent amener à des diagnostics des causes variant non seulement entre les pays, mais aussi entre les régions au sein même de ces derniers[8].
Par exemple, la recherche sur les radicalisations violentes dans les pays nordiques a mis en évidence une corrélation entre engagement jihadiste et individu en crise, socialement et psychologiquement mal ajusté, souvent avec un passé de petite délinquance. Cette variable est transposable, à des degrés divers, à d’autres terrains européens. En revanche, dans d’autres pays, par exemple le Canada, les enquêtes suggèrent que la majorité des individus qui se radicalisent suivant le script jihadiste ne semblent pas présenter d’inadéquation sociale particulière et sont souvent issus de familles stables et de la classe moyenne, avec un travail ou un diplôme, et sans casier judiciaire ou expérience préalable dans la petite criminalité.
Les jihadistes reflètent à bien des égards les sociétés dont ils sont issus. Les révoltés du Calife ne sont pas des produits importés ; ils sont occidentaux, souvent jusque dans leur ignorance de la tradition islamique.
Chapitre II
Qu’entendons-nous par radicalisation jihadiste ?
Le terme radicalisation décrit un processus par lequel un individu adopte des idées extrémistes et/ou adopte un comportement violent (le terrorisme étant une des expressions de cette violence). Ce processus est évolutif et plus ou moins linéaire selon les modèles, c’est-à-dire qu’il ne suit pas nécessairement des étapes progressives et clairement définies.
Ce processus s’articule autour de quatre dimensions :
1. Les griefs : cette notion décrit le mécontentement personnel qui peut naître de la perte de statut, d’une crise transitionnelle, de la marginalisation économique ou culturelle, ou encore des ségrégations urbaines. Un sentiment d’aliénation ou de victimisation qui peut aussi naître de la perception d’une injustice généralisée : typiquement, l’idée que les populations musulmanes sont en état de siège partout dans le monde.
En d’autres termes, les émotions, perceptions et la dimension psychologique occupent une place importante dans la radicalisation de l’individu.
2. Les réseaux : cette dimension décrit les relations familiales ou d’amitiés entre individus ordinaires et radicaux menant à la diffusion d’idées extrémistes, des effets de pression et de dynamiques de groupe, une rupture avec le monde extérieur.
La radicalisation se fait le plus souvent par l’intermédiaire d’une socialisation, via des effets de synergies entre les membres d’un petit groupe d’amis ou d’une fratrie.
3. Les environnements conducteurs et structures de soutien : c’est-à-dire les lieux physiques (prisons, camps d’entraînement, lieux de rassemblement formels ou informels) et virtuels (réseaux sociaux, plateformes de socialisation virtuelle) qui procurent un support idéologique, technique et matériel, et solidifient l’engagement des individus radicalisés.
4. L’idéologie : la dimension idéologique, ou celle de la croyance, est la plus controversée et mérite un développement plus détaillé :
4.1. L’idéologie n’est pas un agent : contrairement à une idée courante qui veut qu’un individu soit totalement « agi » par ses croyances, la manière dont l’idéologie participe au processus de radicalisation est plus ambivalente. Le plus souvent, elle n’émerge pas comme un facteur déclencheur au début d’un processus, mais plutôt comme la dimension narrative ajoutée au sein d’un environnement conducteur. Elle est l’ingrédient nécessaire pour que le soufflé monte, mais pas la cause de son existence.
Très schématiquement, l’itinéraire d’un individu se radicalisant passe par trois phases : a) un état de crise, de recherche de sens et d’appartenance, souvent associé avec une perte d’estime de soi ; b) une offre, par un membre d’un réseau social ou d’un groupe radical, d’une manière de se reconstruire une identité, une quille et un gouvernail réduisant le roulis de l’incertitude identitaire et de l’anomie ; c) l’adoption de l’idéologie jihadiste qui sert ensuite d’outil pour justifier transgressions et violence, et rationaliser un choix fait initialement pour un ensemble de motivations tendanciellement plus opportunistes et émotionnelles qu’utilitaristes et rationnelles.
4.2. L’idéologie est une boîte à outils : elle représente un ensemble de ressources discursives et symboliques qui sont convoquées par les acteurs pour ordonner leur vision du monde, justifier et cadrer l’action. Le fait d’embrasser une idéologie radicale n’implique pas nécessairement le passage à la violence, et celui-ci peut se faire sans l’adoption d’un système de croyances cohérent.
L’acteur n’est pas une marionnette passive au service d’une idéologie : il négocie avec et s’approprie le bagage théorique qui lui est fourni, le mélange avec ses propres fantasmes, s’adapte à son environnement et, last but not least, choisit parfois de rompre avec ce répertoire ou de quitter sa nouvelle chapelle. Nous comptons d’anciens islamistes radicaux parmi les meilleurs spécialistes du phénomène.
4.3. Corrélation plutôt que causation : si les idées ne causent pas la radicalisation violente, elles sont néanmoins essentielles pour comprendre le phénomène : l’idéologie radicale contribue à la rupture d’un individu avec la société, à identifier l’ennemi, à justifier le dépassement du statu quo par la violence et à inciter au sacrifice rédempteur. L’idéologie explique les formes que prend la violence, ses victimes et ses cibles, les symboles, le langage, l’esthétique qu’affectent les acteurs. En somme, l’idéologie contribue à délimiter le faire et le croire d’un acteur dans un temps et un contexte donné.
Chapitre III
Le mythe du jihadisme causé par l’idéologie radicale
Dans sa forme la plus épurée, cette interprétation postule qu’une idéologie radicale a le pouvoir de déterminer les actions des individus selon un modèle causal linéaire : une idéologie/religion/culture X cause le comportement d’un individu/groupe Y. C’est une interprétation très courante, par exemple, dans les milieux critiques de l’islam(isme), où le néo-orientalisme[9] sert de grille de lecture.
Cette interprétation est aussi intuitivement séduisante qu’elle est aisément démentie : la sociologie a définitivement mis en bière ces types de déterminisme. Il n’existe pas de lien de causalité linéaire et mécanique entre a) un corpus de texte, b) l’interprétation qui en est faite dans une communauté, c) ce qu’un individu professe croire, et finalement d) la manière dont il se comporte. Si c’était le cas, les mêmes causes entraînant les mêmes effets, nous aurions affaire à un phénomène prédictif indépendant des géographies et des époques. Ce n’est de toute évidence pas le cas.
Cependant, s’il est erroné de faire de l’idéologie salafiste, voire de l’islam, la cause des mobilisations jihadistes en Europe, la tentation inverse qui consiste à nier l’importance de l’idéologie ou des croyances religieuses dans les processus de radicalisation et le comportement des jihadistes n’est pas moins fallacieuse.
Michele Groppi a récemment complété une thèse au King’s College (Londres) dans laquelle il présente une large analyse quantitative et qualitative des causes possibles de radicalisation islamiste en Italie (440 individus de tous les âges et des deux genres, dans 15 villes du pays). Ses résultats n’ont mis en évidence aucune variable statistique soutenant les théories proposant comme facteurs de mobilisation les discriminations, les disparités économiques, l’indignation envers les politiques étrangères occidentales, l’oppression des musulmans, les expériences traumatiques, ni aucune variable sociologique standard (incluant le genre ou la conversion). Par contraste, les indicateurs les plus caractéristiques d’un soutien à la violence étaient l’indignation causée par les attaques contre l’islam et la préférence pour une forme théocratique de gouvernement[10].
Cela ne signifie pas que similaire enquête menée dans un autre pays européen révélerait nécessairement les mêmes résultats, mais suggère que la tentation de nier l’importance du religieux ou de l’idéologique dans l’explication du phénomène repose plus sur une pétition de principe que sur des données scientifiques.
Est-il légitime de dire que « la violence jihadiste n’a rien à voir avec l’islam » ?
Cette ligne de raisonnement s’est surtout développée depuis l’émergence spectaculaire de l’État Islamique et les mises en scène que ce groupe – qui se revendique la version la plus authentique de l’islam – fait de sa violence.
Elle se manifeste le plus souvent sous deux formes :
- Une lecture bienveillante qui y voit une anomalie défigurant un islam « authentique » : cette anomalie déploie une violence extrémiste qui la rendrait de facto illégitime, et donc peut être condamnée à la manière d’un virus étranger venu parasiter un corps sain.
- Une lecture plus sophistiquée, articulée sur une interprétation marxisante du phénomène religieux, qui voit le jihadisme comme une manifestation causée par les rapports de pouvoir dysfonctionnels entre Nord et Sud, ou le produit artificiel d’une caste de Machiavel irakiens instrumentalisant le salafisme-jihadiste à des fins purement politiques.
Il existe deux motivations principales à soutenir ces propositions :
La première entend sauver le mantra politique – basé sur un relativisme de courtoisie – qui s’est surtout imposé médiatiquement depuis le 11 septembre 2001, postulant que les (grandes) religions participent toutes d’une même double nature – celle justement d’être des « religions », et surtout des « religions de paix ». Gentil irénisme sur lequel il n’est pas nécessaire de s’attarder.
La seconde repose sur le souci compréhensible d’épargner aux communautés musulmanes occidentales un opprobre supplémentaire dans un climat de tensions où l’islamité est devenue une marchandise politique. Les communautés musulmanes rejettent l’État Islamique dans une quasi-unanimité, et donc il serait légitime de désislamiser le phénomène entièrement. S’il s’agit d’une anomalie, nous pouvons lui retirer son label et l’exclure du champ religieux en le transformant soit en objet purement politique, soit en une sorte de développement pathologique.
Cette interprétation fait face à une série d’objections, parmi lesquelles nous soulignerons ici plus particulièrement celles qui peuvent être formulées à partir d’observations empiriques :
1. Elle ne parvient pas à rendre compte du comportement collectif et institutionnel
1.1. Il existe un robuste faisceau d’indices qui mettent en évidence la place prépondérante qu’occupent a) les prophéties de la Fin des Temps et b) le récit coranique du Prophète et de ses Compagnons, aussi bien dans la formulation de l’utopie de l’État Islamique que dans les formes qu’adoptent sa violence, son esthétique, son lexique, ses conceptions de la gouvernance et du droit (police des mœurs, tribunaux chariatiques, etc.).
1.2. Un certain nombre de décisions stratégiques prises par cette organisation sont incompréhensibles si l’on applique un schéma coût-bénéfice cohérent avec l’hypothèse que le religieux n’est qu’une façade cachant une stratégie « séculière » de prise de pouvoir. Les investissements en temps et ressources pour prendre (août 2014) un village, Dabiq (nord d’Alep, Syrie), sans intérêt stratégique; les destructions spectaculaires des patrimoines culturels et archéologiques syriens et irakiens; les massacres de la minorité religieuse yézidie; ou encore l’incapacité au compromis et la déclaration de guerre tous azimuts : ce type d’actions ne fait sens que dans le cadre de l’utopie religieuse et millénariste du groupe. Dabiq est le lieu où les traditions prophétiques situent une bataille cosmique entre les forces musulmanes et les Romains ; l’iconoclasme et les pogroms contre les Yézidis sont les résultats de l’obsession purificatrice de leur néo-wahhabisme apocalyptique. Sans intégrer la variable de la croyance, le seul recours explicatif est celui de l’irrationalité ou de l’amateurisme, qualités qui se conjuguent difficilement avec le machiavélisme politique.
1.3. Les interprétations religieuses de l’État Islamique sont bien sûr le fruit d’une sélection très arbitraire des textes, mais elles s’appuient néanmoins sur la vitesse acquise de symboles, références et récits qui font incontestablement parties de l’univers culturel sunnite. Le grand récit célébrant les victorieuses conquêtes du VIIe siècle mandatées par Allah via son Prophète, l’utopique communauté des pieux et loyaux fidèles qui prient et se battent ensemble contre les Infidèles et pour l’expansion de l’islam, est un récit très présent dans les populations sunnites. Ces référents symboliques et ces histoires édifiantes n’ont pas été inventés par les séides de Baghdadi.
1.4. Le nouveau curriculum scolaire dans les terres du Calife, introduit en février 2015, par exemple, est une importation du modèle saoudien. Le premier sujet couvert par le manuel, et de loin le plus important, est consacré à l’étude du monothéisme sous la plume de Muhammad Abdul al-Wahhab (1703-1792). Les discours des fondateurs de l’organisation qui deviendra l’État Islamique, Abu ‘Umar al-Baghdadi (1947-2010) et Abu Hamza al-Muhajir (1967/8-2010), s’inspiraient déjà largement d’auteurs salafistes dont beaucoup s’inscrivent dans la tradition wahhabite. Un nombre considérable de références, prêches et publication de l’organisation semblent n’être d’ailleurs que de longues citations d’auteurs de cette forme de salafisme.
Déclarer que l’État Islamique est une anomalie extérieure au champ islamique n’est pas plus pertinent que de nier les similitudes entre le califat d’al-Baghdadi et l’idéologie de l’État saoudien sous le prétexte que ce dernier rejette fermement cette comparaison.
2. Elle est en contradiction avec les observations du comportement individuel des membres
2.1. La masse croissante de témoignages et d’analyses du comportement des membres de l’État Islamique – y compris ceux issus de sociétés sécularisées européennes, pointent fermement vers l’importance de la croyance et du sacré. Cette réalité s’exprime aussi bien dans leurs déclarations d’intention que dans leur quotidienneté, c’est-à-dire leur façon de parler, d’interagir avec les populations locales, de s’habiller et de se raconter.
2.2. La sous-culture hybride du jihad, articulée sur un rejet des normes et valeurs occidentales, dans laquelle baignent nos jihadistes made in the West est elle-même empreinte de religiosité (poésie chantée, hagiographies de combattants, esthétique de la violence sacrée, langage émaillé d’expressions islamiques, etc.). Leur enthousiasme pour le martyr et le combat a très probablement diverses racines, dont une forme de nihilisme, mais l’une d’entre elles se nourrit incontestablement de la croyance d’une Fin des Temps proche et d’un combat cosmique.
2.3. L’argument chassant le religieux de l’équation jihadiste se construit souvent sur l’observation que de nombreux jeunes radicalisés européens sont religieusement illettrés, ne vont pas à la mosquée, boivent de l’alcool, prennent des drogues et flirtent. Cette ignorance et ce comportement ne se conjuguent guère avec l’image du pieux musulman, donc ils ne seraient pas de « vrais » musulmans et leur extrémisme n’aurait rien à voir avec l’islam. Le problème ne réside pas ici dans cette observation, mais dans la conclusion qui en est tirée.
La contradiction entre des jeunes musulmans au passé de délinquants et de jouisseurs, et leur revendication de représenter par leur violence sacrée l’avant-garde de l’islam, n’est qu’apparente. Ces convertis au jihadisme ne se sont pas convertis à l’islam traditionnel et folklorique de leurs parents, à celui orthodoxe des centres du sunnisme, ou même à celui, rigoriste et puritain, du salafisme (même si ce dernier occupe une position plus ambivalente dans l’équation de la radicalisation que beaucoup sont prêts à l’admettre[11]). Ils se sont convertis d’abord à la radicalité d’un grand récit utopique qui leur procure identité, reconnaissance et rédemption.
3. Elle confond religion et religiosité
Un des problèmes majeurs soulevés ci-dessus réside dans la confusion entre appartenance à une orthodoxie religieuse, et disposition affective, arbitraire et personnelle, souvent adogmatique, à adopter une identité définie en termes religieux. Dire que ce jihadisme « n’a rien à voir avec l’islam » ne fait sens qu’en rapport au double étalon de mesure de l’orthodoxie et orthopraxie sunnite qui délimite les autorités légitimes, les interprétations correctes et les comportements adéquats. Dans ce point de vue, l’idéologie de l’État Islamique gravite en effet sur les confins de la galaxie musulmane. En revanche, cet étalon ne nous dit rien de la religiosité et de l’intensité de l’engagement d’acteurs qui, eux, sont convaincus de représenter l’islam dans sa forme la plus pure.
Le mythe du jihadisme européen causé par le politique et l’économique
Cette interprétation part du postulat que le jihadisme s’articule fondamentalement sur une dialectique humiliation-revanche. Elle tend à identifier la cause majeure de conversion au jihadisme en Europe dans le dysfonctionnement des institutions politiques et d’allocation de ressources, à la fois au Moyen-Orient et dans les pays occidentaux. Ce rapport Nord vs Sud s’exprimerait sous diverses formes aux échelles internationales et nationales, et alimenterait une globalisation du ressentiment, et consécutivement les révoltes violentes utilisant un lexique islamiste.
Cette interprétation s’appuie sur trois propositions :
- Les révoltes de nature politique utilisent très souvent un lexique religieux servant à exprimer et justifier leurs actions.
- Les causes de ces révoltes ne peuvent pas être déduites de ce répertoire symbolique « en surface » et doivent être identifiées dans des facteurs non idéologiques qui sont la vraie infrastructure du phénomène, à savoir, inter alia, les échecs de l’intégration, le passé colonial des pays européens et leurs interventions militaires dans les pays musulmans.
- La mise en évidence du lexique religieux sert souvent à islamiser des problèmes de nature sociale ou politique, et ainsi à délivrer l’Occident de sa responsabilité dans les causes de ces révoltes.
Ces propositions prêtent le flanc à plusieurs objections :
1. Ces causalités sont inapplicables au terrain européen
Dans le contexte européen, établir un rapport causal entre facteurs structurels et mobilisation jihadiste n’est pas confirmé par les données disponibles.
À l’image de la diversité des profils de jihadistes, le phénomène en Europe émerge dans une diversité de contextes présentant des variations de grande amplitude tant au niveau des politiques publiques et étrangères, des rapports au (ou l’absence d’un) passé colonial, des histoires des implantations de populations musulmanes, ou encore des modèles de gestion des minorités. Si nous pouvions identifier un ou des facteurs structurels, par exemple le fait de vivre dans un ghetto urbain, ou des législations discriminantes, applicables à l’ensemble des espaces d’où les jihadistes proviennent, nous posséderions des indicateurs potentiellement prédictifs. Ce n’est pas le cas.
La Bulgarie abrite l’un des pourcentages de musulmans les plus élevés du continent (13.4%), mais n’exporte qu’un nombre négligeable de jihadistes (une dizaine), au contraire de la Belgique (6%) qui occupe proportionnellement la tête de ce podium (env. 500 individus). Ces communautés ne jouissent pas d’un statut privilégié et ne sont pas mieux traitées qu’en Belgique ou au Danemark. Les populations musulmanes bulgares sont en revanche implantées dans la région depuis la période ottomane.
Les pays du sud de l’Europe, en général, font face à un nombre de radicalisés nettement inférieur aux pays nord-européens, en dépit de ressources plus faibles et de politiques d’intégration moins développées. L’Italie a exporté une centaine de jihadistes tandis que la France voisine a vu partir environ 1800 individus.
2. Elles ignorent deux indicateurs saillants
Au contraire des espoirs d’identifier des variables structurelles au phénomène, les indicateurs les plus saillants du paysage de la radicalisation jihadiste en Europe semblent être :
- Un effet générationnel : le point commun qui relie une confortable majorité des jihadistes européens n’est pas leur situation socio-économique, leur niveau d’éducation, ou leur degré d’intégration, mais celui d’être de deuxième génération, issu de familles musulmanes arrivées sur le continent dans les décennies précédentes.
- Le facteur de la socialisation conductrice : c’est-à-dire la présence de pôles de gravitation plus ou moins structurés où la conversion jihadiste prend place (sous la forme du groupe salafiste informel, de la mosquée radicale, du groupe d’amis, différents types de lieux de socialisation qui varient selon les pays).
Notons que cela ne signifie pas que les discriminations politiques et économiques (réelles ou imaginées), les rapports entre l’État et les communautés musulmanes n’exercent aucun impact. Il est inévitable que le politique et l’économique participent des environnements potentiellement conducteurs dans lesquelles les individus évoluent. Personne ne se radicalise sous vide en laboratoire.
Le phénomène du jihadisme européen est un symptôme reflétant les sociétés dont sont issus les jeunes moudjahidines du califat. De même que leur pop-jihadisme mélange sous-culture « occidentale » du divertissement de masse et un fondamentalisme islamique extérieur à la culture et aux normes de leurs sociétés, les déficiences des politiques institutionnelles et des entités de la société civile dans les pays européens participent, elles aussi, du phénomène. Elles ne le causent pas.
3. Elles négligent l’ancrage local des mobilisations
L’interprétation du jihadisme comme produit du politique considère que l’utilisation d’un même lexique jihadiste, sur la durée et par une diversité d’acteurs mobilisés dans des circonstances différentes, suggère une similarité des causes de ces mobilisations. Cette approche postule une cause fondamentale similaire pour expliquer la mobilisation d’individus dans le jihadisme à travers le temps et l’espace.
Il y a ici deux objections majeures :
- S’il est vain d’analyser la trajectoire d’un Bédouin du Sinaï ou d’un Syrien rejoignant un groupe salafiste-jihadiste sans introduire les variables de la violence économique, politique et militaire de l’État, cela n’implique pas pour autant que toutes les mobilisations utilisant le lexique du jihadisme soient articulées sur des mobiles politiques, ou qu’il s’agisse de révoltes de même nature. En un mot, la globalisation du langage jihadiste n’implique pas l’universalité des causes.
- La conversion au jihadisme est toujours locale : dans un lieu, un temps et via une socialisation donnés. Dans le cas des jihadistes européens, leurs itinéraires de radicalisation se sont initiés et souvent cristallisés sur le sol européen, dans un environnement particulier et par l’intermédiaire d’un processus en partie singulier (telle ou telle figure charismatique, effet de fratrie, gang, prison, etc.). Il semble donc a priori plus prometteur de chercher les causes dans ces espaces. La majorité des auteurs de la récente attaque à Barcelone (17 août 2017) étaient résidents de Ripoll en Espagne. Une petite ville pittoresque, au pied des Pyrénées, abritant 500 musulmans distribués dans une population de 11'000 habitants, sans ghetto urbain, qui travaillent dans les mêmes entreprises et consomment dans les mêmes commerces. Ces jihadistes parlaient non seulement couramment espagnol, mais apparemment aussi catalan. Gageons que diriger son investigation des causes vers des facteurs de politique étrangère, d’injustice sociale ou d’héritage colonial ne sera pas très productif.
4. Dépolitisation comme déculpabilisation de l’Occident
La valeur explicative de la proposition faisant de la dépolitisation des facteurs de mobilisation des jihadistes européens le cache-sexe de la culpabilité des sociétés occidentales est particulièrement faible. Cette idée est inspirée par les discours visant à dépolitiser et islamiser plus que de raison des formes de résistances armées qui sont de nature politique, mais qui utilisent un lexique religieux. La manière dont certains milieux idéologiquement ankylosés décrivent les mouvements comme le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais représentent des cas d’école en la matière.
Cependant :
- Suggérer que les causes expliquant le jihadisme européen et l’islamo-nationalisme participent d’une même dynamique sous prétexte qu’ils partagent une même rhétorique anti-occidentale et qu’ils utilisent tous deux des référents religieux est un glissement arbitraire. À moins de souscrire à un essentialisme de la « révolte musulmane », il s’agit là de deux phénomènes clairement distincts.
- Même si l’on accepte la proposition qu’il existe un néo-impérialisme occidental et considère que ce dernier est un facteur explicatif valide des révoltes insurrectionnelles en Syrie, Libye, Irak, etc., cette hypothèse ne s’applique ni au contexte européen ni aux profils majoritaires du jihadiste européen.
- Cette proposition est à double tranchant : il peut tout aussi aisément être reproché aux tenants de cette lecture tiers-mondiste de favoriser une prémisse morale afin de déresponsabiliser les acteurs jihadistes. Le procès d’intention n’est pas un argument.
Conclusion
Malgré le fort degré d’incertitude qui entoure les causes des mobilisations jihadistes en Europe, nous pouvons prudemment circonscrire le cœur du phénomène autour de la recherche de statut, d’identité et de rédemption, une dynamique qui touche plus particulièrement – mais pas seulement – une minorité parmi les jeunes musulmans ouest-européens de deuxième génération.
Nés ou élevés dans les sociétés libérales et démocratiques, ces derniers sont aux prises avec une crise d’identité, naviguant sans gouvernail entre d’un côté une société qu’ils rejettent violemment et à laquelle ils ne se sentent pas appartenir, et de l’autre un héritage culturel familial qui n’exerce plus aucune autorité normative.
Le néo-jihadisme européen présente les atours d’une révolte jeune et « expressionniste ». En partie rébellion narcissique fascinée par la violence et la terreur, trouvant dans la radicalité l’engin de revanche et d’émancipation corrigeant humiliation, désespoir et aliénation ; en partie mutinerie romantique contre la part d’ombre de la modernité occidentale, un réenchantement existentiel par le lyrisme du combat et la sacralité d’une cause.
La propagande jihadiste offre une solution à cette dérive, une nouvelle identité qui s’obtient par la violence radicale et la transgression des valeurs de leurs sociétés. En ce sens, c’est d’abord la radicalité même qui les séduit, plus que le contenu théologique ou les slogans politiques.
Dans les pays européens, la séduction du label Khilafah s’appuie sur le branding efficace d’un produit de consommation qui répond aux attentes et besoins d’un public niche. Au banlieusard en révolte, il procure un espace où inverser positivement les stigmates d’un parcours en échec et en dérive, canalise la part de plaisir de la transgression délinquante en la chargeant de slogans politico-religieux. Au converti en recherche d’une nouvelle patrie spirituelle, il offre un terrain où la restauration physique du Califat correspond à l’injection de sacré et d’ardeur venant solidifier l’acquisition d’une nouvelle identité.
Olivier Moos
Notes
- Europol, Terrorism Situation and Trend Report, 2017. ↑
- The Foreign Fighters Phenomenon in the European Union, ICCT Research Paper, avril 2016. ↑
- Lorenzo Vidino, Francesco Marone, Eva Entenmann, Fear Thy Neighbor Radicalization and Jihadist Attacks in the West, ICCT/ISPI Program on Extremism Georges W. University, juin 2017. ↑
- Bart Schuurman Peter Grol Scott Flower, Converts and Islamist Terrorism, ICCT Policy Brief, juin 2016. ↑
- Steven Windisch, Pete Simi, Gina Sott Ligon, Hillary McNeel, « Disengagement from Ideologically-Based and Violent Organizations: A Systematic Review of the Literature », in Journal for Deradicalization, n° 9, hiver 2016-17. ↑
- Radicalization: Relevant psychological and sociological concepts, Ft. Meade, MD: U.S. Army Asymmetric Warfare Group, septembre 2010. ↑
- Manni Crone, « Radicalization revisited : Violence, politics and the skills of the body », in International Affairs, vol. 92, n° 3, p. 592. ↑
- Nate Rosenblatt, « All Jihad Is Local: What ISIS’ Files Tell Us About Its Fighters », New America, juillet 2016. ↑
- A ce sujet, voir Lénine en djellaba : néo-orientalisme et critique de l'islam, Cahier Religioscope n° 7, août 2011 - https://www.religion.info/pdf/2011_08_Moos.pdf ↑
- « An Empirical Analysis of Causes of Islamist Radicalisation: Italian Case Study », in Perspectives on Terrorism, vol. 11, n° 1, février 2017, pp. 68-75. ↑
- Voir Fernando Reinares, « Jihadist mobilisation, undemocratic Salafism and terrorist threat in the EU », in What the New Administration Needs to Know About Terrorism & Counterterrorism, in Georgetown Security Studies Review, février 2017, pp. 70-76. ↑