Une religion constituée au 19e siècle
Parmi la douzaine de nouvelles religions nées au Japon et qui comptent plus d’un demi-million de membres, Tenrikyo est l’une des plus anciennes, puisqu’elle fait remonter sa fondation à 1838. Le mouvement a pour origine les révélations reçues d'Oyagami (Dieu-Parent) par Miki Nakayama (1798-1887). Cette religion « a pour but de guider les hommes vers la réalisation d'un monde de félicité », explique le site du Tenrikyo Europe Centre, établi dans la région parisienne. « Les maux du cœur de l'homme sont comparés à de la poussière. Faire sans cesse des efforts pour supprimer les erreurs du cœur, aussi minimes soient-elles, voilà le principe qui mène au Salut. » On trouve une brève présentation des enseignements de Tenrikyo sur ce site ainsi que sur d’autres sites du mouvement, en plusieurs langues, ainsi que dans des publications imprimées diffusées par Tenrikyo. Une description détaillée des doctrines, rites et pratiques de Tenrikyo dépasserait le propos de cet article. Cette religion a fait l’objet d’un certain nombre d’études par des universitaires occidentaux[2].
Le centre du mouvement est établi à Tenri, dans la préfecture de Nara : c’est un lieu vers lequel les fidèles de Tenrikyo se rendent en grand nombre en pèlerinage, et la présence du centre de ce mouvement religieux marque profondément la ville, même si seule une minorité de la population locale adhère à Tenrikyo[3]. C’est « la seule ville japonaise à porter le nom d’une religion »[4], note Nathalie Kouame. Pour les croyants, Tenri est le centre sacré du monde, puisque le sanctuaire central du mouvement aurait été édifié sur le site même de la création de l’humanité : c’est donc l’idée d’un retour au lieu originel qui marque la démarche du pèlerin.
Tenrikyo s’est engagé de longue date dans une activité missionnaire en dehors des frontières du Japon. Dans l’entre-deux-guerres déjà, Tenrikyo publiait un périodique en trois langues (allemand, français, anglais), intitulé Tenrikyo. Religio Divini Parentis Nostri (123 numéros entre 1932 et 1940). En 1926, la direction de Tenrikyo lança une campagne en vue de la croissance et de l’internationalisation du mouvement[5]. Une branche de Tenrikyo envoya ainsi des membres pour propager Tenrikyo au Brésil en 1927, et une autre branche incita dix familles à s’installer dans le même pays en 1929 pour y entreprendre un travail missionnaire[6]. Mais l’activité se limita de fait durant de longues années à la population japonaise au Brésil, où Tenrikyo compte aujourd’hui quelque 20.000 membres : ce n’est qu’à une époque récente que des personnes d’origine non japonaise commencèrent à rejoindre le mouvement.
Les premiers missionnaires de Tenrikyo arrivèrent en Europe en 1910. Sur ce continent, Tenrikyo a aujourd’hui une présence dans huit pays. Son importance en Occident demeure cependant modeste numériquement par rapport à certaines autres nouvelles religions japonaises. Mais on note la participation de représentants de Tenrikyo à certains importants rassemblements interreligieux ainsi que l'existence d'activités culturelles promues par le mouvement, à l'instar d'autres nouvelles religions du Japon.
Nous nous intéresserons ici à un étonnant épisode que relate un article dans le dernier numéro de la revue Tenri Journal of Religion (N° 45, mars 2017), qui nous est parvenu il y a quelques jours et qui illustre les implantations parfois inattendues de groupes religieux dans certaines régions du monde. Cet article raconte en effet comment Tenrikyo a pris pied au Congo-Brazzaville peu après l’indépendance de ce pays africain. La suite de ce texte s’appuie donc entièrement sur les informations fournies par Midori Horiuchi (professeur à l’Oyasato Institute for the Study of Religion, Tenri University).
Une arrivée fortuite
À l’occasion de sa tournée internationale en 1960, qui le vit notamment participer à des colloques académiques, le dirigeant de Tenrikyo à cette époque fit étape durant deux jours au Congo-Brazzaville nouvellement indépendant, pour se rendre ensuite en Afrique du Sud. Le chauffeur de taxi aux services duquel il recourut, Alphonse Nsonga, lui donna une impression favorable. Une correspondance s’engagea. Nsonga et son frère cadet furent invités à Tenri en 1962. Nsonga revint en adepte convaincu de Tenrikyo, tandis que son frère apprit le japonais et passa huit ans au Japon pour sa formation médicale.
Le premier missionnaire japonais de Tenrikyo arriva à Brazzaville en 1963, devant d’abord surmonter la difficulté de la langue, car il ne parlait pas le français. Avec Nsonga, il commença à administrer le sazuke, une prière pour la guérison considérée par Tenrikyo comme un don divin sur le chemin de la quête du salut[7].
Un poste missionnaire de Tenrikyo fut établi en 1964 et l’Église de Tenrikyo au Congo-Brazzaville fut inaugurée en 1966, complétée par une clinique dans le cadre de l’action sociale du mouvement ; celle-ci fonctionna jusque dans la seconde moitié des années 1970 et contribua à l’image de Tenrikyo à Brazzaville. Succédant à trois Japonais, Nsonga fut désigné en 1975 comme ministre du culte principal de l’Église de Tenrikyo au Congo-Brazzaville, tandis qu’était inauguré la même année un centre missionnaire de Tenrikyo au Congo, sous la direction d’un missionnaire japonais.
Cependant, relate Midori Horiuchi, les deux hommes n’avaient pas la même vision de l’action à mener, et des frictions où les différences culturelles jouaient apparemment un rôle apparurent. Le centre missionnaire fut fermé finalement en 1989 : les missionnaires retournèrent alors au Japon. Pour tenter de trouver une solution à la situation, le département des missions étrangères de Tenrikyo invita en 1996 la fille de Nsonga et son époux, Pierre Bazebibaka, à venir passer huit mois au Japon pour y approfondir la doctrine du mouvement ainsi que ses rites et pratiques. Mais la guerre civile qui éclata en 1998 compliqua les choses : plusieurs membres de Tenrikyo perdirent la vie et l’église fut pillée. Il fallut donc tout reprendre après la guerre civile, tandis que Nsonga mourut en 2002 à Paris, où il était traité médicalement pour un cancer. Pierre Bazebibaka devint ministre du culte principal en 2003.
Évoquant les cérémonies d’installation de Bazebibaka en 2003, auxquelles il assista, Midori Horiuchi raconte combien il fut touché par les chants entraînants des fidèles congolais, dont les paroles décrivaient la doctrine en mots simples, révélant en même temps les spécificités culturelles du groupe local :
« Leurs expressions des enseignements diffèrent légèrement de celles des fidèles japonais de Tenrikyo. Cela révèle leur façon de comprendre les enseignements et, de plus, cela montre dans une certaine mesure qu’ils sont parvenus à saisir le cœur de ces enseignements plus précisément et plus fermement que certains fidèles japonais. Les paroles peuvent être considérées comme l’une des interprétations typiques des enseignements à leur propre façon, tandis que les chants choraux et mouvements peuvent être vus comme une interprétation originale, bien qu’ils aient été influencés depuis longtemps par les chorales chrétiennes. On pourrait parler d’une sorte d’adaptation ou d’adoption produite de façon unique par les Congolais. » (p. 56)
Des relations régulières sont aujourd’hui entretenues entre les pratiquants de Tenrikyo au Congo-Brazzaville et le centre du mouvement au Japon. Le périodique de Tenrikyo en langue française, publié au Japon, donne régulièrement des échos d’événements importants dans la vie de cette mission africaine de Tenrikyo.
Conclusion : religion et culture
Réfléchissant à l’histoire de Tenrikyo au Congo, Midori Horiuchi s'interroge sur les problèmes rencontrés par des missionnaires japonais qui ont eu de la difficulté à communiquer — linguistiquement et culturellement — avec les Congolais intéressés par cet enseignement. Il remarque qu’un missionnaire, même motivé par le plus grand zèle pour sauver et aider les autres, doit aussi développer des talents de communication interculturelle pour surmonter des tensions causées par les différences culturelles. Dans le cas de Tenrikyo au Congo, l’absence des missionnaires japonais a permis aux fidèles congolais de développer leur propre expression de leur foi, note-t-il.
Si nous sommes familiers aujourd’hui avec les adaptations culturelles des grandes Églises chrétiennes, cet exemple montre que ce genre d’évolution tand à se produire dans tout courant religieux. Dans le cas de Tenrikyo, des phénomènes analogues se sont produits au Brésil, raconte Masanobu Yamada dans l’article qu’il a consacré au mouvement, en montrant comment s’opère un « bricolage » religieux chez des convertis, par exemple en intégrant des références chrétiennes dans la démarche qui conduit à Tenrikyo et l’interprétation des enseignements. D’autres membres brésiliens de Tenrikyo trouvent des similitudes entre des pratiques ou croyances du mouvement et le spiritualisme kardeciste, qui est très répandu au Brésil et dont certains d’entre eux ont été des pratiquants avant de découvrir Tenrikyo[8].
La rencontre qui se produit entre l’exportation d’un mouvement et les croyances de la société dans laquelle il s’implante peut se produire au niveau individuel, avec le « bricolage » évoqué dans le cas brésilien. Mais elle peut aussi conduire à des adaptations collectives, avec des expressions culturelles spécifiques, comme l’illustre le cas congolais. Cela dépend de circonstances, mais aussi de la disponibilité d’un mouvement à accepter que ses croyances soient traduites selon d’autres modalités que celles associées à sa culture d’origine. Dans quelle mesure l’adoption de formes en partie différentes préserve-t-elle l’intégrité de la doctrine ? De la réponse à cette question dépendra aussi l’attitude d’un groupe religieux, avec un large registre de variations possibles.
Jean-François Mayer
Notes
- Nous résumons ici à partir de l’introduction du livre Birgit Staemmler et Ulrich Dehn (dir.), Establishing the Revolutionary : An Introduction to New Religions in Japan, Vienne / Berlin, LIT Verlag, 2011, ainsi que des autres articles de la partie introductive de ce volume. ↑
- À commencer par le livre du prêtre missionnaire et théologien Henry van Straelen (1903-2004), The Religion of Divine Wisdom: Japan’s Most Powerful Religious Movement, Tokyo, Veritas Shoin, 1957. On peut citer aussi : Robert S. Ellwood, Tenrikyo : A Pilgrimage Faith. The Structure and Meanings of a Modern Japanese Religion, Tenri, Oyasato Research Institute, 1982; Johannes Laube, Oyagami. Die heutige Gottesvorstellung der Tenrikyo, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1978. ↑
- Cf. Nathalie Kouame, « Tenri, les trois visages d'une ville religieuse », Ebisu, 8/1, 1995, pp. 57-75 ; cet article est librement accessible en ligne et peut également être téléchargé au format PDF, http://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_1995_num_8_1_917. ↑
- Ibid., p. 60. ↑
- Rafael Shoji et Frank Usarski, « Japanese New Religions in Brazil and the Dynamics of Globalization versus Glocalization », Journal of Religion in Japan, vol. 3, 2014, pp. 247-269 (p. 253). ↑
- Masanobu Yamada, « Tenrikyo in Brazil from the Perspective of Globalization », Revista de Estudos da Religião, mars 2010, pp. 29-49, téléchargeable au format PDF : http://www.pucsp.br/rever/rv1_2010/t_yamada.pdf. ↑
- « Guérir est une étape pour atteindre une meilleure maturation d'esprit. La maladie ou la difficulté n'est point négative mais un signe conducteur pour mettre en évidence la protection de Dieu-Parent […]. Le Sazuke est une prière sous forme de gestes des mains pour le rétablissement corporel. » (site de la branche lyonnaise de Tenrikyo). ↑
- Masanobu Yamada, art. cit, pp. 41-47. ↑
Midori Horiuchi, « A unique expression of doctrine : A case study of the Tenrikyo Congo-Brazzaville Church », Tenri Journal of Religion, N° 45, mars 2017, pp. 49-61.