C'est à Claire Lefort, étudiante en géopolitique et en anthropologie à l'École normale supérieure et à l'École des hautes études en sciences sociales, que nous devons Les Sabéens-Mandéens : premiers baptistes, derniers gnostiques (Éd. du Cygne, 2017). Ce livre est à la fois une synthèse aisément accessible sur cette minorité et un plaidoyer pour un groupe peu connu, dont le dramatique destin n'attire guère l'attention dans les turbulences du Moyen-Orient. Elle a rencontré son sujet sans l'avoir cherché : partie en Jordanie pour se pencher sur le sort des réfugiés d'Irak, elle avait l'intention de s'intéresser aux chrétiens et aux yézidis, mais a rencontré les mandéens au début de l'année 2016, ayant été invitée à assister à l'une de leurs cérémonies.
Il existe quelques études en langues occidentales sur les mandéens : la bibliographie du volume de Claire Lefort cite d'ailleurs les principaux titres. Mais il s'agit d'ouvrages universitaires ou d'articles parus dans des revues spécialisées. En français en tout cas, ce petit volume de moins de 100 pages est la seule introduction au mandéisme que peut trouver le lecteur curieux de connaître cette tradition religieuse. Le mandéisme a survécu depuis des siècles contre vents et marées, mais sa présence dans ses régions d'origine se trouve maintenant compromise par les événements politiques et l'affirmation de formes intolérantes d'islam. En outre, contrairement à d'autres communautés, son tragique destin et son existence même se trouvent largement ignorés du grand public et des efforts humanitaires :
« À la violence de l'exil s'ajoute celle de l'isolement et du silence, due à l'ignorance générale quant à l'existence de cette communauté et ce qu'elle endure. [...] [Ce livre] se pose d'abord comme une synthèse, brève mais actuelle, visant à rappeler l'existence de cette communauté et à donner une voix à ceux qui en sont aujourd'hui privés. » (pp. 6-7)
Religioscope avait eu l'occasion de présenter les mandéens et leur situation dans un article publié au début de cette année. Mais cet article ne saurait remplacer la lecture du petit ouvrage de Claire Lefort. Elle restitue probablement assez bien la compréhension que les mandéens ont aujourd'hui de leur identité. Lefort ne s'est cependant pas limitée à ce que ses interlocuteurs lui ont expliqué, mais s'est aussi efforcée de synthétiser les apports des principaux travaux de référence de chercheurs occidentaux sur le mandéisme.
Une première partie présente la culture et la religion des mandéens, « seule [secte gnostique] à avoir survécu jusqu'à nos jours » (pp. 16-17), comme Religioscope avait eu l'occasion de le rappeler. Le nom de sabéens-mandéens est de plus en plus souvent mis en avant par la communauté, souligne Lefort, car il permet de se référer aux sabéens mentionnés dans le Coran et considérés comme appartenant aux « gens du Livre » (p. 10).
Les mandéens intègrent certaines figures bibliques, mais en rejettent d'autres, notamment Abraham et ses descendants : « Ces derniers représentent en effet les premiers circoncis de l'Ancien Testament : dans la tradition mandéenne, la circoncision est considérée comme un péché [...]. » (p. 17) Ce refus de la circoncision leur vaut d'ailleurs d'être considérés comme impurs par bien des musulmans (p. 56). Jean-Baptiste est le principal et dernier prophète.
« Si les mythes sacrés peuvent connaître, dans leur forme ou leur contenu, diverses déclinaisons, les rites sont quant à eux strictement fixés et pratiqués : ce sont eux qui permettent au croyant, par leur observance, de jouer son rôle au sein du cosmos.» (p. 24)
« Bien que gnostiques, les Sabéens considèrent que ce n'est pas tant la connaissance (gnose, manda) qui permet le salut de l'âme, que l'observance des rites : notamment le baptême (masbuta) et les “offices dédiés à l'âme”, indispensables à son salut. » (p. 29)
Le livre décrit la cérémonie du baptême dans l'eau vive, rite qui « n'est pas seulement une purification des péchés et des fautes, mais également une communion (laufa) avec le Monde de la Lumière » (p. 29). Il présente également, de façon brève, les ouvrages sacrés et liturgiques, les fêtes principales, la hiérarchie religieuse et le symbole mandéen, la Grande Bannière (al Darfash Taqana) :« Il s'agit de deux branches d'olivier, symbole de paix, attachés de sorte à former une croix indiquant les quatre points cardinaux et pointant vers le Nord, où se trouve le Royaume de Lumière. Cette croix est drapée d'une étole blanche, symbole de pureté, et surmontée d'un rameau de myrte qui représente la vie à venir, l'éternelle fraîcheur et la renaissance. » (p. 27)
Lefort prête ensuite attention aux défis du monde moderne pour cette communauté pacifique, endogame et refusant le prosélytisme (on naît mandéen, on ne peut le devenir) — défis en Iran et en Irak, auxquels s'ajoute celui de l'avenir à recréer dans une situation de diaspora loin du pays natal.
En Irak, les sabéens-mandéens ont finalement été reconnus par la Constitution de 2005-2006 comme l'un des « peuples indigènes d'Irak », composante à part entière de la nation irakienne (p. 50). Dans la pratique quotidienne, cependant, ils continuent de subir des discriminations en raison de leur appartenance religieuse. En outre, depuis la chute de Saddam Hussein, les violences et vexations sont nombreuses, tandis que les mandéens ne se sentent guère protégés par l'État face à ce qui ressemble fort à des tentatives d'éradication. Une section annexe (pp. 75-88) rassemble quelques témoignages de mandéens, ce qui permet de donner chair à ces dures réalités à travers les expériences personnelles concrètes relatées par les témoins.
En tout cas, les effectifs de cette communauté endogame (et qui ne peut donc compenser les pertes subies) ont considérablement décru depuis le début du XXe siècle : des responsables de la communauté cités par Lefort estiment qu'il reste aujourd'hui moins de 100.000 mandéens dans le monde (pp. 57-58). Même si la fuite vers d'autres pays leur permet de survivre physiquement, c'est la question de la survie de leur culture qui s'y pose (p. 63) : d'autant plus que l'exil conduit à leur dispersion dans différentes régions du monde, au gré des visas obtenus et possibilités d'asile offertes, ce qui fragilise la transmission et les pratiques (par exemple pour avoir accès à des représentants du clergé mandéen afin de présider certaines cérémonies et de transmettre leurs connaissances religieuses).
Ce n'est donc pas simplement un petit résumé de l'histoire et des croyances d'une communauté originale que nous propose le livre de Claire Lefort, mais aussi une documentation, au tournant peut-être le plus crucial de leur histoire, sur l'avenir incertain des derniers héritiers en ligne directe de courants gnostiques antiques.
Claire Lefort, Les Sabéens-Mandéens : premiers baptistes, derniers gnostiques, Paris, Éd. du Cygne, 2017, 94 p.
L’intégralité des droits d’auteur provenant de la vente de l’ouvrage est versée à l’association Noor Solidarity, qui vient en aide aux victimes des conflits, aux populations oubliées et aux minorités au Moyen Orient : la somme recueillie sera utilisée pour financer des projets venant en aide aux mandéens.
On peut également lire un article introductif de Claire Lefort sur les mandéens, avec de belles photographies prises par ses soins:
https://fromjordanblog.wordpress.com/2016/03/18/les-mandeens/
Un certain intérêt semble émerger pour les mandéens, puisque cette annnée est paru la traduction française d’un ouvrage de E.S. Drower (1879-1972), publié en 1960 en anglais : Adam secret. La religion gnostique des Mandéens du Moyen-Orient, Ville d’Avray, La Fontaine de Pierre, 2017, 216 p.