Le N° 177 des Archives de sciences sociales des religions propose un dossier intitulé « Mondes juifs en mouvement : frontières, porosités, circulations ». Les coordinateurs de ce dossier observent les « forces centrifuges qui travaillent le judaïsme contemporain » tout en constatant « la persistance d'un horizon partagé » (p. 28). Le premier des huit articles s'intéresse aux définitions juridiques de l'identité juive en Israël, sous la plume de Sébastien Tank-Storper (Centre d'études en sciences sociales du religieux, EHESS). Durant les dix premières années d'existence de l'État d'Israël, rappelle-t-il, il n'y avait aucune « définition juridique explicite de la judéité ». La permission d'émigrer donnée à ses ressortissants juifs par la Pologne en 1956 souleva une première interrogation, car 10 % des immigrants environ ne remplissaient pas les critères de la loi juive (identité juive transmise par la mère ou acquise par conversion) pour être reconnus comme tels (p. 33). Dans un contexte politique où le fonctionnement gouvernemental sous la forme de coalitions est souvent nécessaire, des partis religieux mirent dans la balance depuis ce moment l'exigence de l'application des critères rabbiniques à la définition de l'identité juive. Dans la pratique, cependant, l'auteur souligne que des critères séculiers ont parfois été utilisés pour refuser de reconnaître comme juifs des convertis : paradoxalement, le droit rabbinique considère qu'un juif apostat demeure néanmoins juif, mais la Cour suprême décida en 1962 qu'un juif qui a embrassé une autre religion n'est plus juif au sens national, celui de la « Loi du retour » qui permet à tout juif d'immigrer en Israël (pp. 36-37). En revanche, un juif athée peut toujours être un Juif par la nationalité sans être un juif par la religion, puisque ces deux catégories sont légalement enregistrées en Israël. Depuis 1970, est reconnue comme juive une personne née d'une mère juive ou convertie et n'appartenant à aucune autre religion.
La question de l'identité juive oblige aussi l'État d'Israël à définir son attitude par rapport aux différents courants du judaïsme : aux États-Unis, seuls 10 % des juifs sont orthodoxes, tandis que les courants « conservateur » et « réformé » du judaïsme rassemblent plus de membres (outre les juifs sans dénomination religieuse) ; en Israël, le rabbinat d'État relève du judaïsme orthodoxe. La question des conversions effectuées par les autres branches du judaïsme (4.000 à 5.000 par an aux États-Unis, selon des estimations) devient ainsi épineuse, car elles ne sont pas reconnues par les courants orthodoxes. Plusieurs décisions de la Cour suprême ont cependant reconnu que les convertis des branches non orthodoxes du judaïsme devaient être enregistrés comme Juifs par l'État. À partir des années 1990, l'arrivée de nombreux immigrants provenant de l'ex-Union soviétique, dont nombre n'étaient pas juifs du point de vue de la loi religieuse, mais avaient des parents ou grands-parents juifs, a soulevé également d'autres questions. Elle a également divisé les juifs orthodoxes israéliens, car des courants sionistes religieux, soucieux de renforcer l'État juif, ont milité « pour une plus grande ouverture des conversions dans le contexte israélien », tandis que les milieux orthodoxes qui n'accordent pas de signification religieuse à l'État d'Israël y sont opposés (pp. 44-45).
Tout cela illustre la difficulté à trouver une solution de compromis satisfaisante pour toutes les parties à long terme, souligne Tank-Storper : « le dispositif juridique et institutionnel du statu quo, qui entrelace le droit rabbinique et le droit civil et qui multiplie les instances de certification identitaire, crée une situation structurellement conflictuelle » (p. 46). Cela crée « une sorte de zone grise de l'identité juive » et exacerbe « les tensions entre les différents courants du judaïsme » (p. 47).
Sébastien Tank-Storper, « “Qui est juif ?” Loi du retour, conversions et définitions juridiques de l’identité juive en Israël », Archives de sciences sociales des religions, 62e année, N° 177, janvier-mars 2017, pp. 31-50.
Site : https://assr.revues.org/
Sur le judaïsme américain, voir le rapport publié en octobre 2013 par le Pew Research Center – Religion & Public Life :
A Portrait of Jewish Americans
http://www.pewforum.org/2013/10/01/jewish-american-beliefs-attitudes-culture-survey/
Ce rapport a été complété en août 2015 par une analyse spécifique du secteur orthodoxe:
A Portrait of American Orthodox Jews. A Further Analysis of the 2013 Survey of U.S. Jews
http://www.pewforum.org/2015/08/26/a-portrait-of-american-orthodox-jews/
Sur les différences de catégories du judaïsme entre les États-Unis et Israël, on peut lire une utile mise au point de Michael Lipka, également publiée par Pew (en mars 2016) :
Unlike U.S., few Jews in Israel identify as Reform or Conservative
http://www.pewresearch.org/fact-tank/2016/03/15/unlike-u-s-few-jews-in-israel-identify-as-reform-or-conservative/