Le moins qu’on puisse dire est que les perspectives ouvertes par les enquêtes et projections démographiques attestent la vitalité actuelle et future des appartenances religieuses dans le monde, malgré des perceptions contraires. Il est cependant vrai que cette vitalité n’est pas uniforme : en Europe, la population chrétienne est ainsi la seule dans laquelle le nombre des décès dépasse celui des naissances. Mais ce n’est pas le cas sur d’autres continents : c’est en Afrique que la croissance chrétienne sera la plus forte au cours des prochaines décennies.
À l’initiative de l’Institut Donner, du Département de religions comparées de l’Åbo Akademi (université finlandaise de langue suédoise) et de l’Institut de la migration, un colloque s’est tenu les 12 et 13 juin 2017 à Turku, en Finlande, sur le thème de l’avenir religieux et ethnique de l’Europe. De la palette assez disparate de recherches et données présentées à l’occasion de ce colloque, retenons quelques éléments et informations sur des travaux en cours.
L’exemple de la ville de Vienne
Chercheuse au Vienna Institute of Demography, une section de l’Académie autrichienne des sciences qui a mené des recherches pionnières dans le domaine de la démographie des religions, Anne Goujon rappelle que les données chiffrées sur l’affiliation religieuse ne disent rien sur la religiosité des intéressés. En outre, elle souligne la prudence qui s’impose dans l’utilisation des projections démographiques : celles-ci ne prédisent pas l’avenir et ont toujours un caractère conditionnel, esquissant ce qui pourrait être et pas ce qui sera. Dans les projections démographiques sur l’avenir religieux de l’Europe, nombre de questions restent ouvertes : la sécularisation se poursuivra-t-elle ou non, et jusqu’à quel point ? quelle sera l’influence des flux migratoires sur la structure religieuse des pays européens ?
Anne Goujon a présenté quelques observations recueillies dans le cadre du projet WIREL, une recherche sur l’évolution de la composition religieuse de la population viennoise entre 1950 et 2050, qui s’est achevée au printemps 2015. Les résultats détaillés de cette recherche sont accessibles sur un site dédié.
Les résultats d’une ville comme Vienne ne reflètent pas la situation du pays entier : on sait que les grandes villes présentent d’autres profils que les zones rurales, notamment en raison de concentrations de populations migrantes. L’évolution des équilibres religieux dans la population de Vienne en entre 1971 et 2011 montre que la sécularisation et la migration ont représenté les principaux facteurs de changement. Entre 1971 et 2011, la part des catholiques est passée de 79 % à 43 % de la population de la capitale de l’Autriche. Outre la part considérable des personnes sans affiliation religieuse, passée de 10 % en 1971 à 30 % en 2011, la présence chrétienne orthodoxe est montée à 9 % et représente, avec l’islam, la plus importante croissance de la présence d’un nouvel acteur religieux. Quant aux musulmans, leur part s’élevait à 11 % de la population viennoise en 2011.
Anne Goujon propose plusieurs scénarios d’évolution, selon l’impact de différents facteurs. Dans le cas du scénario de poursuite de l’évolution selon les tendances actuelles, les musulmans pourraient constituer 20 % de la population viennoise en 2046 et, surtout, représenter le groupe le plus important (33 %) parmi les moins de 25 ans à ce moment. Toujours selon les mêmes projections, le pourcentage des catholiques baissera d’ici 2046 (33 %), mais ils resteront le groupe religieux le plus nombreux à Vienne.
Parmi les personnes bénéficiant d’un niveau de formation élevé, les femmes ont à peu près le même niveau de fertilité quelle que soit leur religion. En revanche, parmi les personnes ayant un faible niveau d’éducation, la fertilité se révèle plus élevée parmi les femmes musulmanes.
Les musulmans en Europe : une population plus religieuse ?
De façon générale, l’auditeur ne pouvait manquer d’être frappé par la place importante donnée aux musulmans dans les sujets traités au cours du colloque. Il est vrai que, comme le rappelait Conrad Hackett (Pew Research Center), à l’échelle mondiale, l’islam est la religion dont l’âge moyen des membres est le moins élevé et présente les plus fortes perspectives de développement. Sur la base des études publiées ces dernières années par le Pew Research Center, au cours des 45 prochaines années, l’islam est destiné à croître plus que toutes les autres religions : malgré l’augmentation globale du nombre de naissances chez les chrétiens, il naîtra en 2035 plus de bébés musulmans que chrétiens dans le monde. Le nombre des musulmans dans le monde devrait dépasser le nombre des chrétiens après 2070. Comme pour les chrétiens, c’est en Afrique que la croissance sera la plus forte.
Un rapport du Pew Research Center sur les musulmans en Europe est annoncé pour les mois qui viennent, et peut-être déjà dans le courant de l’été 2017. Il devrait permettre d’apporter des précisions.
Nombreuses sont aujourd’hui les recherches sur les musulmans en Europe ou dans certains pays européens. Ainsi, Müge Simsek (Université d’Utrecht) a présenté des travaux sur les développements religieux dans la jeunesse en Europe, avec une attention particulière prêtée aux musulmans en incluant des données comparatives. Elle s’intéresse notamment à la façon dont la religion évolue pendant l’adolescence, période cruciale pour la définition de l’identité. Les jeunes musulmans tendent à être en moyenne plus religieux que les jeunes chrétiens tant européens qu’immigrés, mais qu’ils seraient moins religieux que leurs parents. Des données recueillies entre 2010 et 2013 en Angleterre, Allemagne, Pays-Bas et Suède) auprès de 5.000 adolescents (entre 14 et 17 ans) dans chaque pays montrent que les musulmans présentent des résultats plus élevés quand ils sont interrogés sur l’importance subjective de la religion, sur la fréquence de la participation à des services religieux et sur la fréquence de la prière.
Musulmans au Royaume-Uni : observations préliminaires
Venus de la Turquie, Neslihan Cevik (Université d’Ankara) et Onur Unutulmaz (Université d’Anakara) ont présenté un nouveau projet qui en est à ses premiers pas, le Global Muslim Diaspora (GMD) Project. Particularité de ce projet : il est patronné par l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et une de ses agences, le Statistical, Economic and Social Research and Training Centre for Islamic Countries (SESRIC). Établi à Ankara, où il emploie plusieurs dizaines de chercheurs venus de différents pays musulmans, le SESRIC s’était surtout concentré jusqu’à maintenant sur des thèmes économiques. L’approche du SESRIC se veut impartiale et refuse la polarisation, affirme Cevik, même si ses recherches doivent tenir compte des sentiments des pays membres. La jurisprudence islamique n’avait pas envisagé la perspective de communautés musulmanes émigrant vers des zones non musulmanes du globe pour des raisons économiques : cela dit la nécessité, pour de grandes organisations islamiques, de mieux comprendre ce qu’implique le phénomène.
Dans une première étape, une enquête dans le cadre du GMD est actuellement menée au Royaume-Uni. Cet ambitieux projets s’étendra ensuite à l’Allemagne et à la France. La recherche se poursuivra dans d’autres pays et espère déboucher sur un atlas interactif de la diaspora musulmane, sur des rapports nationaux et sur un important rapport final. L’enquête ne se limite pas à des données statistiques, mais entend intégrer le contexte historique, social, légal et politique. Si le projet atteint ses objectifs, il pourrait donc offrir une importante base documentaire.
Onur Unutulmaz a présenté quelques observations préliminaires recueillies sur la situation des musulmans au Royaume-Uni dans le cadre de l’enquête en cours. Le Royaume-Uni comptait une population musulmane de quelque 2,7 millions de personnes en 2011 (par rapport à 1,55 millions en 2001), soit 5 % de la population du pays. Sur le plan ethnique, l’origine prédominante est asiatique (68 %) — ce qui la distingue des populations musulmanes en Allemagne (prédominance turque) et en France (prédominance nord-africaine).
La région de Londres présente une forte concentration de musulmans : 35 % de tous les musulmans du Royaume-Uni y résident, et les musulmans représentent 12,4 % de la population londonienne.
Toujours selon le recensement de 2011, 47 % des musulmans britanniques sont nés dans le pays. 33 % des musulmans au Royaume-Uni sont âgés de 15 ans ou moins (par rapport à 19 % de l’ensemble de la population pour cette classe d’âge). Le taux de chômage est plus important parmi les musulmans que dans le reste de la population, mais le niveau de formation s’améliore par rapport aux précédents recensements.
Si l’on en vient aux résultats préliminaires de l’enquête en cours, on constate que les musulmans du Royaume-Uni n’acceptent pas tous sans autres la notion de diaspora : cette notion, explique l’un d’eux, suppose de cultiver l’idée d’un retour dans un pays d’origine : « Mais probablement la plupart d’entre nous ne pensent-ils pas que nous y retournerons. » Si l’on est musulman et citoyen britannique, on ne se sent pas membre d’une diaspora, remarque un autre interlocuteur. Un troisième souligne que la notion de diaspora n’est plus adaptée pour la génération née au Royaume-Uni, qui n’a plus de liens avec un autre pays. D’autres acceptent en revanche la notion de diaspora à travers la perception d’identités multiples.
Résider au Royaume-Uni présente pour un musulman nombre d’avantages, remarquent les personnes interrogées dans le cadre de la recherche, à commencer par les droits et libertés respectés dans le pays ainsi que les avantages sociaux et éducatifs dont bénéficient les résidents (on peut entendre de telles remarques lors de recherches menées dans d'autres pays européens aussi). Certains mentionnent cependant les problèmes rencontrés par les musulmans ou les frictions avec le mode de vie et la culture britanniques (la consommation d’alcool est souvent mentionnée).
Pour ce qui est des problèmes internes à la communauté, le manque d’unité et de leadership est souligné : le désir de figures représentant l’ensemble de la communauté, par exemple un grand mufti qui pourrait être l’équivalent de l’Archevêque de Cantorbery, est exprimé, tout en ayant conscience de la difficulté à s’entendre sur de telles figures, avec le risque de créer des divisions supplémentaires. Spontanément viennent des comparaisons avec la communauté juive qui, bien moins nombreuse, est bien mieux représentée dans la société. La part importante jouée encore par des migrants de première génération dans les institutions musulmanes est perçue comme l’une des sources du problème.
L’avenir des religions en Finlande
Puisque le colloque se déroulait en Finlande, il était intéressant d’en apprendre plus sur la situation religieuse dans ce pays, où existent deux Églises nationales pour des raisons historiques (la grande Église luthérienne et la petite Église orthodoxe). Cette tâche revenait à Tuomas Martikainen (Institut de la migration), l’un des organisateurs du colloque.
À l’instar d’autres pays du Nord de l’Europe, le niveau d’appartenance religieuse reste élevé en Finlande, mais la religiosité publique est faible. On peut estimer que la religion joue un rôle très important dans la vie de 15 % de la population environ. Mais si la religion n’occupe pas une place centrale chez la plupart des Finlandais, son héritage culturel reste apprécié.
L’avenir de l’Église luthérienne en Finlande dépend largement de l’avenir plus général de la religion dans le pays, souligne Martikainen. Depuis quinze ans, l’Église luthérienne s’attrribue de plus en plus un rôle de voix de la société civile. Cela n’empêche pas le nombre de ses membres de décliner (quand même encore 72 % de la population en 2016, mais forte baisse par rapport à 85,1 % en 2000 et 92,4 % en 1970), tandis que croît la part des personnes sans affiliation religieuse (25,3 % en 2016).
La diversité religieuse augmentera en Finlande, conclut Martikainen, mais il demeure d’important points d’interrogation, notamment jusqu’à quel point diminuera encore l’appartenance à l’Église luthérienne et à quel degré augmentera le nombre de migrants (et en provenance de quels pays). Les conséquences des ces transformations à venir pour la société restent difficiles à cerner à ce stade.
L’avenir démographique de la population sans appartenance religieuse
Si la question de l’islam a occupé une place importante durant le colloque, une intervention de Conard Hackett a prêté attention aux perspectives démographiques pour la population sans affiliation religieuse. Après tout, à l’heure où il est beaucoup question de sorties d’Églises et de nouvel athéisme ainsi que d’autres formes de non-croyance religieuse, tout porterait à croire que cette population va connaître une forte croissance.
Or, s’il est exact que la part des personnes sans affiliation religieuse a connu une augmentation forte dans des pays occidentaux et continuera d'augmenter en Europe et en Amérique du Nord au cours des trente prochaines années, les perspectives globales à plus long terme sont plus complexes. Avec un certain amusement, Hackett raconte que, lors de la publication de l’importante étude démographique du Pew Research Center sur l’avenir des religions en 2050, deux principaux résultats avaient été mis en évidence à cet horizon : la croissance de la population musulmane et le déclin du pourcentage des personnes sans affiliation religieuse dans la population mondiale. Or, tandis que le premier constat fit les grands titres, le second eut beaucoup moins d’écho, en raison de son caractère contre-intuitif : la plupart des journalistes ne pouvaient tout simplement pas imaginer une évolution de ce genre.
Selon les résultats des recherches du Pew Research Center, les personnes sans affiliation religieuse vont certes augmenter en nombre, mais pas en pourcentage de la population mondiale. Les personnes sans appartenance religieuse constituaient 16,4 % de la population mondiale en 2010. Leur âge moyen était de 34 ans, comparé à un âge moyen global de 28 ans. Leur taux de fertilité est inférieur au taux de remplacement. Les zones géographiques appelées à connaître la plus forte croissance démographique sont celles où les personnes sans affiliation religieuse sont le plus faiblement présentes.
L’évolution du pourcentage des personnes sans appartenance religieuse dans le monde dépendra considérablement de l’évolution de cette population en Asie, puisque c’est sur ce continent que se trouvent les effectifs les plus importants, notamment en Chine. Or, même si les perspectives statistiques d’évolution du paysage religieux chinois sont difficilement estimables, les indications suggèrent plutôt une augmentation du pourcentage des personnes embrassant une appartenance religieuse en Chine (tout en restant prudent quant à certaines estimations enthousiastes sur le nombre de chrétiens dans ce pays). Les projections du Pew Research Center prévoient une sensible diminution du pourcentage des personnes sans appartenance religieuse dans cette zone géographique : l'augmentation dans d'autres régions du monde ne compensera pas cette diminution. Le pourcentage global des personnes sans appartenance pourrait descendre à 13,2 % de la population mondiale à l'horizon 2050.
Certains critiques des projections du Pew Research Center rétorquent que la part des personnes sans attache religieuse augmentera dans des pays où presque tout le monde appartient aujourd’hui à une religion, par exemple en Afrique ou dans des pays musulmans. Même si un tel scénario ne peut être totalement exclu et modifierait en effet les perspectives dessinées par le rapport du Pew Research Center, les informations dont nous disposons n’indiquent aucune probabilité d’un tel scénario pour l’instant. Bien que les réseaux sociaux permettent, par exemple, à des athées de pays musulmans de se constituer en groupes informels, rien n’indique qu’ils soient l'annonce de mouvements de masse — et, de toute façon, des projections démographiques ne peuvent prendre en compte que les identifications d’appartenance ou de non-appartenance, et pas les convictions profondes des personnes. De même, s’il existe de petits groupes athées en Afrique, rien ne signale une croissance massive de non-appartenance religieuse sur ce continent. (Remarquons d'ailleurs au passage que les personnes sans appartenance religieuse sont loin d'être athées dans leur majorité : nombre d'entre elles disent croire en Dieu.)
Cela rappelle que la situation que nous observons aujourd’hui en Europe ne saurait automatiquement être appliquée au reste du monde. Le colloque de Turku a été l’occasion d’un dialogue entre tendances globales et éléments d’analyse sur la situation européenne. Les chiffres ne disent pas tout : il faut mettre de la chair sur ceux-ci et compléter les données démographiques et autres informations statistiques par des enquêtes quantitatives. Mais les chiffres nous fournissent d'importants indicateurs, permettant de mieux discerner les transformations et cibler les sujets à étudier de plus près.
Jean-François Mayer
C0mme les actes des précédents colloques, une sélection de communications présentées lors de l’édition 2017 sera publiée par l’Institut Donner au printemps 2018 dans sa série Scripta Instituti Donneriani Aboensis et librement accessible sous forme électronique :
https://ojs.abo.fi/ojs/index.php/scripta
Site de la recherche WIREL sur l’évolution religieuse de la ville de Vienne :
http://vidwirel.oeaw.ac.at/
Site du Pew Research Center sur l’avenir des religions dans le monde à l’horizon 2050 :
http://www.globalreligiousfutures.org
Le rapport The Future of World Religions : Population Growth Projections, 2010-2050 :
http://www.pewforum.org/2015/04/02/religious-projections-2010-2050/