Les cas de coopération entre communautés chrétiennes locales dans lesquels catholiques et évangéliques se retrouvent associés ne sont pas rares en Suisse aujourd’hui. L’image du milieu évangélique évolue, tandis que le regard de beaucoup d’évangéliques sur le catholicisme a lui aussi changé en quelques décennies, mettant plus l’accent sur l’attachement commun au Christ dans un contexte de sécularisation. En même temps, la discussion avec des chrétiens évangéliques révèle aussi les attitudes plus réservées de certains fidèles face au catholicisme (et parfois un refus net de tout ce qui peut ressembler à une approche œcuménique, interprétée comme dilution de la foi) : une longue histoire de polémiques et de méfiances laisse des traces.
À l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, la Schweizerische Evangelische Allianz (SEA) et le Réseau évangélique suisse (RES) avaient choisi les relations entre catholiques et évangéliques comme thème de leur réunion conjointe (bilingue) à Berne, le 20 mai 2017, avant de tenir leurs assemblées respectives.
Dès l’introduction, Marc Jost (secrétaire général de la SEA) et Michel Siegrist (membre du conseil exécutif du RES) ont évoqué la variété des approches évangéliques sur ce thème : tout le monde ne place pas le curseur au même endroit par rapport au monde catholique, a souligné Siegrist. Les relations individuelles sont une chose, les relations institutionnelles une autre. Jost a insisté pour sa part sur la nécessité de prendre au sérieux l’injonction du Christ pour l’unité.
En préambule, les participants ont pu voir en vidéo les témoignages de deux responsables évangéliques racontant leurs relations avec les catholiques dans un cadre local. En écoutant les propos de Stéphane Stoll, responsable de l’Église évangélique Fraternité Chrétienne à Yverdon, l’auditeur ne pouvait manquer de noter que le développement des relations était né de participations communes à des projets locaux concrets, beaucoup plus que de débats théologiques. Pascal Donzé (poste de l’Armée du Salut à Tramelan) évoquait lui aussi des gens qui se connaissent et s’apprécient, notamment à travers des projets menés ensemble, sans cacher que certaines communautés évangéliques préfèrent s’abstenir quand il s’agit de célébrations communes.
Quand des responsables évangéliques dialoguent avec Rome
Pour une présentation de fond, les organisateurs avaient fait appel au professeur d’éthique et sociologue des religions Thomas Schirrmacher, auteur de nombreux ouvrages, secrétaire général adjoint de l’Alliance évangélique mondiale, notamment chargé des relations avec l’Église catholique. À ce titre, il a souvent l’occasion de se rendre à Rome et de rencontrer le Pape. Au passage, Schirrmacher souligne les relations également entretenues par l’Alliance évangélique mondiale avec les Églises orthodoxes (en particulier avec le Patriarche œcuménique), même si elles sont moins médiatisées.
Schirrmacher n’oublie pas les différends historiques entre catholiques et évangéliques ; quand a été fondée l’Alliance évangélique en 1846, elle était perçue comme anticatholique, mais c’était dans un contexte de catholicisme ultramontain, aspirant à dominer la société. Cela n’a d’ailleurs pas empêché les évangéliques de prendre alors position également pour la liberté religieuse des catholiques, rappelle-t-il. Le principe de la liberté religieuse était crucial dans l’approche évangélique de la mission et qu’il est le cadre de l’interaction évangélique avec le monde.
Ce qui était hier évangélique est souvent compris aujourd’hui comme simplement chrétien, estime-t-il. L’Église catholique a théologiquement plus en commun avec les évangéliques qu’avec d’autres Églises, n’hésite pas à affirmer l’orateur. Lors de la visite du Pape à Lund pour rencontrer les luthériens le 31 octobre 2016, ce que le pape François a déclaré sur la justification a paru à Schirrmacher plus proche de ce qu’il croit que les déclarations de certains luthériens. À son avis, on observe de plus en plus, en milieu catholique, une approche de la Bible pour s’efforcer de comprendre ce que Jésus a vraiment voulu dire.
Selon cet observateur privilégié, le style du pape François permet aux évangéliques d’interagir avec lui de façon plus naturelle, sans les lourdeurs du protocole, sur un mode de relations personnelles. Mais cela ne signifie pas que tout change pour autant automatiquement et partout à l’échelle locale : il y a des régions du monde où les relations entre catholiques et évangéliques restent marquées par des tensions. Là où domine un catholicisme populaire, avec un accent sur les grands sites de pèlerinage, ce qui se dit à Rome ne modifie guère les relations.
C’est pour Schirrmacher l’occasion de souligner que la diversité n’est pas seulement une réalité chez les évangéliques, mais aussi du côté catholique. Il distingue trois principaux courants. À côté du catholicisme de type plutôt traditionnel et conservateur qu’il venait d’évoquer, il note que l’aile libérale a beaucoup perdu de son influence, comme on peut l’observer notamment aux États-Unis. Le courant qui grandit actuellement, selon lui, est celui du catholicisme « évangélique » (dans laquelle il inclut le courant charismatique), mettant fortement l’accent sur la mission, dont le pape François est un représentant. Schirrmacher relève que, sur 35 cardinaux désignés par le pape François, 29 peuvent être rangés dans ce courant.
Cela ne signifie pas pour autant que les divergences théologiques avec les catholiques ont disparu. La question n’est cependant plus celle de la Bible ou de la justification. Comme point central de ces divergences, Schirrmacher identifie la vénération de la Vierge Marie. Cela reste une pierre d’achoppement et un fossé difficile à combler. Il n’y a personne, dans la hiérarchie catholique, qui remette en question la vénération de Marie. Mais l’orateur note des accents différents selon les papes : selon lui, alors que Jean-Paul II mentionnait constamment la Vierge, les propos de Benoît XVI (pour lequel nombre d’évangéliques ne dissimulent pas leur estime) auraient été beaucoup plus centrés sur la personne de Jésus.
Schirrmacher fait observer que les nouvelles orientations apportées par un Pape sont, dans l’Église catholique, le premier pas vers des transformations, mais qu’un tel processus ne s’étend pas sur un seul pontificat : si le successeur du pape François poursuit sur la même ligne, nous pourrions alors voir des changements substantiels.
Schirrmacher est d’avis qu’il faut aller aussi loin que possible dans la collaboration des évangéliques avec les catholiques. Mais les évangéliques ne sauraient faire prévaloir l’unité à tout prix : Bible en main, ils entendent la fonder sur la vérité telle qu’ils la comprennent. Il n’est ainsi pas possible de participer à une prière invoquant la Vierge Marie. Les points communs sont devenus bien plus nombreux, mais les évangéliques ne sauraient se cacher qu’il y a encore beaucoup de travail à faire, conclut-il.
Les participants n’ont pas manqué de poser des questions, tant à l’orateur qu’à des responsables évangéliques venus le rejoindre pour la discussion. Plusieurs questions suggéraient que la vénération mariale était loin de représenter le seul point de divergence entre catholiques et évangéliques, en mentionnant notamment la compréhension de la célébration eucharistique, le rôle du magistère et de l’Église dans le chemin de salut selon la doctrine catholique, le purgatoire ou les messes pour les défunts, ou encore le baptême des enfants. Certaines questions évoquaient également l’approche interreligieuse de l’Église catholique. Et quelques-uns, tout en se disant d’accord avec de bonnes relations, s’interrogeaient sur un possible aboutissement d’un tel dialogue comme « mort de la Réforme » ou « fin du vrai Évangile ». Ces quelques réactions montrent bien que la question des relations entre catholiques et évangéliques n’a pas fini de faire débat.
Les réponses ont été l’occasion d’observer que certains points soulevés ne font pas l’unanimité parmi les évangéliques eux-mêmes : par exemple le baptême des enfants ou la célébration de la Cène. L’insistance a plutôt porté, à côté des dialogues qui se déroulent sur le plan institutionnel, sur les possibilités de collaboration concrète, notamment à l’échelle locale (par exemple pour des initiatives d’action sociale). Au passage, parmi les conséquences du dialogue, Michael Mutzner, secrétaire général adjoint du RES, a relevé l’impact positif des bonnes relations tant avec les catholiques qu’avec les réformés pour une perception publique positive des évangéliques.
Un document de travail pour alimenter la discussion
Mais ce petit débat à l’occasion de la Conférence nationale SEA-RES s’inscrivait dans une effort de plus longue haleine : depuis deux ans, la SEA se penche sur ce sujet et vient de publier en mai 2017 un document de travail de 26 pages : 500 Jahre nach der Reformation. Verhältnis der Schewizerischen Evangelischen Allianz SEA zur römisch-Katholischen Kirche (le document peut être téléchargé au format PDF). Ce texte représente une base de discussion, qui a fait et continuera de faire l’objet d’une consultation au sein de la SEA. Traduit en français par le RES, il n’est pas encore disponible publiquement, mais alimentera aussi la discussion des responsables d’Églises évangéliques en Suisse romande.
Que nous dit donc ce document ? Il se décline en sept thèses (comme il se doit pour un anniversaire de la Réforme !), résumées ci-dessous par nos soins.
- La coexistence avec d’autres Églises reste caractérisée par un manque de clarté et des différences d’approche. La notion d’œcuménisme reste souvent associée à l’action du Conseil œcuménique des Églises (COE), avec un manque de clarté biblique et des préoccupations quant aux buts poursuivis, ce qui ne rend pas l’usage du terme souhaitable pour exprimer l’approche de la SEA : en revanche, elle peut se retrouver sans réserve dans la notion d’unité spirituelle de tous les chrétiens. En ce qui concerne l’Église catholique romaine, la rupture du XVIe siècle demeure une réalité et il existe des attitudes différentes parmi les évangéliques, allant du rejet jusqu’à l’ouverture à une collaboration.
- Le témoignage du Nouveau Testament nous enjoint de rechercher l’unité des chrétiens. En effet, leur division contredit l’appel de Jésus à être un, entrave la mission et l’évangélisation, affaiblit les chrétiens au regard des discriminations ou persécutions qu’ils subissent et entame la crédibilité du témoignage apporté au monde. Les conditions posées à une unité visible de l’Église sont l’unité dans la vérité, dans l’amour et dans la liberté.
- En dépit des différences, il existe d’importantes convictions communes. Même si le désaccord subsiste sur le Pape, Marie, les saints, l’Église et les sacrements, il y a de bonnes raisons pour redéfinir les relations avec l’Église catholique. Non seulement celle-ci a renoncé à sa prétention exclusive comme médiatrice du salut et admet que c’est par le Christ, par la grâce et par la foi que l’homme est sauvé, mais il y a aussi d’importantes convergences sur les questions éthiques.
- L’intensité de la collaboration dépend de la situation locale. Celle-ci peut beaucoup varier. Il convient de prendre en compte ces différences et ne jamais se sentir sous pression, en donnant préséance à l’action de l’Esprit saint sur les actions et organisations humaines. Il est recommandé, localement, de cultiver des relations avec toutes les Églises chrétiennes, en cherchant à faire croître la confiance et l’amour fraternel, dans le respect des différences. Des projets communs peuvent en découler, en fonction de situations données.
- La collaboration pour un « témoignage commun » peut se manifester de diverses façons. Il peut s’agir de participations communes à des réunions ou de prises de position ensemble. Un témoignage peut s’exprimer par une collaboration pour un projet social ou humanitaire, ou encore par des actions publiques dans lesquelles tous les chrétiens s’expriment ensemble (pour les croyants persécutés, pour distribuer la Bible, pour des préoccupations éthiques). Il y a aussi des possibilités de réunions de prière ou cultes en commun. Quant à l’évangélisation en commun, des obstacles existent sur des points doctrinaux importants, mais elle n’est pas impossible localement à certaines conditions.
- Le nom, le logo et l’identité « Alliance évangélique » doivent être maintenus. La collaboration avec l’Église catholique romaine est déjà une réalité dans de nombreux domaines pour des sections locales de la SEA. Il est recommandé de préserver cette identité, qui donne une unité et une certaine réputation au milieu évangélique au-delà du cadre local.
- Le statut d’invité pour des paroisses catholiques au sein de l’Alliance évangélique est possible, celui de membre est imaginable. La SEA propose à des communautés locales catholiques le statut d’invité dans des sections locales (participation avec voix consultative). L’éventualité de l’adhésion de communautés locales comme membres (tant au sein de la SEA que de sections locales) est pensable, du moment que ces communautés s’identifient avec les principes, la base de foi et les objectifs de la SEA. Quant à savoir si une telle appartenance est compatible avec la compréhension catholique de l’Église, c’est à ces communautés d’en décider.
Les vingt pages suivantes commentent et précisent ces différents points, déjà condensés ci-dessus par rapport au texte d’origine. Dans le cadre du présent article, impossible de proposer une analyse détaillée de ce document de travail : il reviendrait à un article de revue de se pencher de façon approfondie sur ce texte. Les lecteurs intéressés qui comprennent l’allemand pourront le télécharger ; sans doute un document semblable en français, peut-être différent sur certains points, sera-t-il publié dans les mois qui viennent.
L’existence même de cette discussion dans le milieu évangélique en Suisse illustre les rapides et profondes transformations des relations entre Églises chrétiennes à l’époque contemporaine. Il y a une bonne cinquantaine d’années , il arrivait que des groupes de croyants évangéliques se rendent dans des cantons suisses catholiques, afin d’y prier pour que Dieu ouvre ces territoires à la prédication de l’Évangile (au sens où ils comprenaient celle-ci). L’évolution intervenue depuis est considérable, conséquence de transformations tant dans l’Église catholique que dans les milieux évangéliques. Les observateurs du champ religieux européen contemporain seraient avisés d’y prêter attention : des études de terrain sur des situations locales seraient bienvenues pour comprendre le déroulement de ces initiatives, quelles réactions ces collaborations rencontrent, et aussi quelles conséquences elles ont dans la vie des communautés — tant évangéliques que catholiques — qui y participent.
Jean-François Mayer