L’islam est apparu au Kazakhstan à partir de 714 avec la conquête arabe de l’Asie centrale. Au XVème siècle, avec le développement du Khanat Kazakh, l’islam devient la religion prédominante, mais c’est seulement à partir du XVIIème siècle que les nomades s’islamisent. La tsarine Catherine II, pourtant chrétienne orthodoxe, encouragea d’ailleurs ce processus d’islamisation dans le but de civiliser les populations nomades.
A travers ses variations culturelles empreintes de chamanisme, son histoire atypique, l’influence du soufisme et son éloignement, le Kazakhstan montre une facette méconnue de l’islam, loin de la mouvance sunnite majoritaire, du rigorisme de la sharia, des débats européens sur le voile et des pratiques méditatives. Un élément central de cet islam sont les mazars, des mausolées d’éminents saints soufis sur lesquels les pèlerins se rendent en grand nombre comme c’est le cas à Beket-Ata, Shopan-Ata, Ukasha-Ata ou encore Aisha-Bibi.
Dévotion, processions et sacrifices
Dans les plaines semi-désertiques de l’Ouest du Kazakhstan, à environ trois cent kilomètres d’Aktau sur la mer Caspienne, une falaise déchire le plateau sur toute sa longueur. Les pèlerins longent le surplomb pour atteindre le mazar de Beket-Ata, un saint soufi du XVIIIème siècle. La famille de Batir a voyagé une douzaine d’heures pour atteindre la tombe et repartira à l’aube. Après avoir effectué ses ablutions rituelles, la famille traverse les infrastructures destinées aux pèlerins et passe un portail d’entrée décoré de deux statues de bouc sauvage qui feraient tressaillir les opposants à l’idolâtrie. Un sentier sinueux, aménagé, descend ensuite jusqu’à une source aux eaux miraculeuses. La famille remplit plusieurs bidons de cinq litres pour en offrir à des proches et pour son utilisation personnelle. Un peu plus loin, un imam habillé d’un long manteau et d’un taqiyah (petit couvre-chef pour la prière) accueille les pèlerins par petits groupes à l’entrée de la grotte. Pour atteindre la tombe de Beket-Ata, un boyau oblige les pèlerins à se mettre à quatre pattes. La grand-mère de Batir, sa canne à la main, rampe difficilement. Ses petits-enfants qui l’avaient déjà portée sur leur dos pendant toute la descente tentent de lui venir en aide en tirant sur ses bras et poussant sur ses jambes.
En face de la tombe de Beket-Ata et de l’imam, la famille forme un cercle. Assis en tailleur les hommes font face aux femmes. Après une formule de bienvenue de l’imam et quelques mots sur la vie de Beket-Ata, la grand-mère chante une première prière. Toute la famille se recueille alors, les paumes ouvertes, avant de les faire brièvement passer sur leur visage à la fin de la prière en signe de bénédiction. L’imam reprend la parole et, à son tour, partage une prière en arabe. Le petit cortège, en file indienne, s’avance vers la tombe et quelques-uns d’entre eux y déposent des pièces. Chacun touche la plaque tombale avec les deux mains avant de les poser légèrement sur leur front. La famille revient ensuite dans le hall d’entrée à reculons pour ne pas tourner le dos à la tombe, tout en prenant bien soin d’y pénétrer avec la jambe gauche.
La pratique se veut familiale avec une séparation entre hommes et femmes peu contraignante. Elle tranche radicalement avec de nombreuses mosquées à travers le monde dans lesquelles les genres ne peuvent guère interagir sur les lieux saints.
Les fidèles, à la queue leu leu, bifurquent ensuite vers la droite, traversent un petit couloir pour rejoindre une salle munie d’un piquet en forme de longue branche décrépie, tenu au sol par de gros cailloux et pointant vers le ciel à travers un orifice creusé dans le plafond de la grotte. Les pèlerins tournent trois fois autour de celui-ci, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ils y accrochent des fichus et, à chaque tour, après avoir effleuré le piquet, apposent leurs mains sur leur corps, prioritairement aux endroits douloureux.
Il est difficile de ne pas voir dans ce piquet la contrepartie kazakhe du sèrgè, présent notamment dans l’Altaï russe et en Bouriatie. Il permet d’attacher les chevaux et, plus encore dans le cadre d’une société nomade, de rendre intelligible des territoires inconnus[1]. Le sèrgè permet une figuration de l’espace dans son horizontalité et un accès au transcendant de par sa verticalité, ce qui lui a souvent valu une utilisation chamanique. En d’autres termes, il s’agit d’une réminiscence de l’axis mundi ou de l’Arbre cosmique habilement théorisé par Mircea Eliade.
Après avoir rejoint les hommes à la sortie, deux femmes préparent un bref feu dans un petit foyer prévu à cet effet. Toute la famille viendra s’y purifier les paumes. Parfois, l’imam organise lui-même ces rituels sacrificiels.
La nuit est déjà tombée sur Shopan-Ata, un autre mazar situé à quatre-vingt kilomètres de Beket Ata. Un petit groupe longe le cimetière pour atteindre l’entrée du mausolée où hommes et femmes s’asseyent séparément sur des bancs. L’imam allume un feu; les fidèles y jettent des morceaux de gras d’agneau qu’ils ont apporté avec eux. De l’avis des pèlerins, ce feu sacrificiel permet de chasser les esprits, purifier et soigner. Le rituel est suivi d’un passage dans la grotte comprenant incantations, rituel autour du piquet et bref passage devant la tombe du saint.
Ces pratiques révèlent plusieurs influences. Le sèrgè et les rites sacrificiels constituent les éléments chamanistes les plus visibles. Ils dévoilent une cosmologie faite d’esprits avec lesquels des interactions sont possibles. Ces lieux sont classés sous la dénomination soufie qui transparaît à travers le recueillement devant la tombe d’un saint et les modalités de prières. Cependant, les pratiques de méditation et de transe extatique, avec lesquelles le soufisme est si souvent associé en Occident, sont laissées de côté. Ces lieux accueillent une pratique avant tout dévotionnelle, qui se retrouve dans la raison même du voyage de la grande majorité des pèlerins; ces derniers viennent souvent de loin pour s’attirer les bonnes grâces, obtenir une eau miraculeuse et voir leurs vœux exaucés.
D’ailleurs, les pèlerins ne s’intéressent en général pas aux étiquettes, dans un pays qui a subi le délitement des modes de transmission de l’héritage religieux sous le communisme. Souvent incapables de distinguer sunnite, shiite ou soufi, les fidèles se disent simplement musulmans, l’écrasante majorité étant de facto sunnite de rite hanafite.
Ces diverses influences ne constituent pas des pratiques secondaires accolées à un islam orthodoxe, mais apparaissent comme centrales dans l’islam kazakh. A contrario, des pratiques généralement considérées comme orthodoxes dans le monde musulman sont reléguées au second plan.
Dans les mazars, les cinq prières quotidiennes, communément considérées comme un des piliers de l’islam sont inexistantes, tant sur le fond que sur la forme, en dehors de quelques individus isolés. Les pèlerins prient devant les mausolées et aux heures de repas sans tenir compte de la position du soleil, de la Mecque ou du nombre de prières quotidiennes requis. Le rituel se construit sur la récitation en commun d’une prière, les paumes des mains ouvertes vers l’intérieur, sans tenir compte des prosternations et des temps de prières prédominants. L’expérience personnelle et le côté dévotionnel sont privilégiés; la sharia et le Coran se trouvent relégués au second plan.
Loin des crispations identitaires
L’islam kazakh a été façonné par un islam relativement souple et fortement marqué par la sécularisation forcée de la période soviétique. Les codes vestimentaires dans les mazars ainsi que la séparation peu contraignante entre homme et femmes témoignent de cet héritage.
Sur les lieux de pèlerinage, les hommes ont tous un pantalon et portent le plus souvent un couvre-chef. Les femmes habillent de longues robes, un voile ne couvrant pas toujours l’ensemble de la chevelure et laissent leur cou dégagé. Le voile est le plus souvent laissé de côté dans la vie de tous les jours, ce qui n’est pas sans rappeler les pratiques des orthodoxes russes, revêtant une longue robe et un maigre foulard dans l’enceinte des églises. A Aisha-Bibi, un mausolée du XIème siècle proche de Taraz, un groupe de fillettes d’une dizaine d’années viennent visiter les lieux. Elles ne sont pas voilées et leurs cuisses ne sont pas couvertes. Sans y prêter attention, l’imam leur fait visiter les lieux. Nous sommes ici bien loin du puritanisme et des polémiques.
Une hospitalité automatique
Les mazars, souvent installés dans des lieux reculés, éclairent l’organisation sociale kazakhe et révèlent un islam tentant tant de briser les différences sociales que de se départir des contingences économiques.
Les mazars de Shopan-Ata et de Beket-Ata ont repris leurs activités à la fin du communisme et sont placés sous la gestion d’une famille élargie. Ils sont les témoins d’une liberté religieuse retrouvée et de l’incapacité de l’athéisme d’Etat à éradiquer le champ religieux. Dans un bâtiment avoisinant le mausolée, les fidèles s’asseyent sur de fins matelas posés à même le sol, devant une longue table basse toujours dressée avec des piles de pains plats, des biscuits et des friandises que les pèlerins réalimentent parfois. Une servante officie en permanence et le thé au lait coule à flot. De larges salles avec des tapis pour seul mobilier sont mises à disposition des pèlerins. Il suffit à ces derniers de prendre un fin matelas, un coussin et une couverture entreposés au fond de la pièce et de s’y installer pour la nuit.
Les rapports de classe sont laissés de côté, tous partageant les mêmes locaux au confort rudimentaire : « Un homme était là comme moi. Nous avons rigolé pendant toute la soirée et à la fin je me suis rendu compte qu’il était général », raconte Kairat, un petit fonctionnaire d’Aktobe.
Le soir, à Beket-Ata, les fidèles — hommes et femmes séparés, mais dans la même salle — s’asseyent en petits groupes d’une dizaine de personnes dans une grande salle pour le beshbarmak, un plat traditionnel se composant de mouton bouilli et d’un féculent, souvent des nouilles. Les employés apportent un large plat et un couteau pour seul service. Un membre du groupe se charge de distribuer les os à ronger et de couper les morceaux de viande trop grands. Avant de sortir de table, une prière commune est récitée, souvent par une femme. Après le repas, quelques grands-mères s’essayent parfois à l’ostéomancie en analysant et lançant des osselets du repas.
A Beket-Ata, vu l’affluence, deux moutons par jour sont abattus pour le dîner. Le plus souvent, ce sont des pèlerins d’un jour, venus donner un coup de main en cuisine, qui se chargent de dépecer l’animal.
Dans ces lieux, les rapports monétaires ne reposent pas sur une économie du marché, mais sur une économie du don : le fidèle répond parfois aux grâces divines par une donation au mazar. Dépenser le moindre centime pour l’achat de souvenirs, de nourriture ou pour l’hébergement est ici impossible. L’argent transite uniquement par les dons et les offrandes. Certains pèlerins préfèrent les présents en nature et n’hésitent pas à offrir l’un de leurs moutons. On raconte qu’un couple put enfin avoir un enfant après leur retour de Beket-Ata et l’homme paya tous les frais pour raccorder le site au réseau électrique, distant d’une centaine de kilomètres.
Un islam des légendes
Les légendes sur les hauts faits de ces saints hommes constituent une autre originalité de l’islam kazakh. Elles dévoilent un islam tourné vers la régionalisation et la singularité, en complémentarité à sa composante universaliste. Ces récits circulent de bouche à oreille entre les pèlerins et au sein des familles.
On raconte que Beket-Ata a sauvé son peuple grâce à ses pouvoirs surnaturels. Un hiver, alors que les troupeaux étaient affamés, il conseilla à son peuple de partir vers le nord en direction de l’Ouralsk qu’il avait visité grâce à la téléportation. Il ne les accompagna pas dans leur périple. Ayant lu l’avenir, il savait que l’or noir serait abondant dans la région et que, s’il partait, d’autres peuples s’approprieraient ces terres.
A Ukasha-Ata, dans le Sud-Ouest du pays, la légende permet même de sanctifier les lieux. Ukasha-Ata était un garde du corps de Mohammed et un courageux guerrier qui ne perdait aucune bataille. Ses ennemis soudoyèrent sa femme qui leur révéla son point faible : « Quand il prie, il sort complètement de lui et n’entend plus rien ». Ses adversaires ont attendu la prière du matin pour l’attaquer et lui couper la tête qui roula jusqu’à un puits et y tomba. Elle réapparut quelque temps plus tard à la Mecque. L’eau du puit fut dès lors considérée comme sacrée et permis de trouver un substitut à la Mecque, si lointaine et, dans l’histoire récente, située de l’autre côté du rideau de fer.
La défiance face aux puristes
Bien que ces lieux jouissent d’une grande popularité au Kazakhstan, ils ne font pas l’unanimité. Après la chute du communisme, certains musulmans ont cherché un islam orthodoxe purifié des pratiques traditionnelles hétérodoxes, en prenant exemple sur la Turquie ou le monde arabe. Ces puristes critiquent ce genre de pratiques dévotionnelles, les assimilant à de l’idolâtrie. Ils y voient une reconnaissance de prophètes postérieurs à Mohammed et pensent que la Mecque devrait être le seul lieu saint reconnu. Désireux de faire table rase de la tradition, ils tentent d’importer un style vestimentaire, selon eux plus en phase avec l’islam, refusent d’écouter la musique traditionnelle et doutent du caractère hallal des produits servis dans des restaurants ou par des amis. Ils critiquent enfin les superstitions et le manque de rigueur des musulmans à l’égard des prescriptions islamiques, comme en témoigne le peu d’engouement pour le ramadan dont la pratique n’est visible qu’aux abords des mosquées par des pancartes et des distributions d’eau après le crépuscule.
Ces orthodoxes sont vus d’un mauvais œil par la majorité qui n’a pas l’intention de détrôner La Mecque avec ses lieux saints régionaux et refuse de considérer le recueillement devant une tombe comme un signe d’idolâtrie. Ils voient ces critiques comme une attaque contre leur traditions et disent préférer le fond à la forme, comme le résume Azan, un habitué des mazars du pays : « Moi, je leur réponds que ce n’est pas en s’habillant comme le prophète, en mangeant comme lui ou en priant cinq fois par jour que vous êtes un bon musulman. Si Mohammed était parmi nous, je suis sûr qu’il ne s’habillerait pas comme vous, mais s’habillerait à la mode d’aujourd’hui, justement parce que pour son époque, il était habillé classe. Ce qui est important ce n’est pas de suivre des règles tous les jours et de juger les autres ; ce qui est important, c’est ce qu’il y a dans mon cœur ».
En dépit d’une société fortement sécularisée, le pouvoir autoritaire kazakh encourage l’islam traditionnel et se méfie de toute activité religieuse non conventionnelle, difficile à contrôler et donc susceptible de le mettre à mal[2].
L’originalité des mazars
L’islam kazakh interpelle bien au-delà des contrées steppiques. Il interroge le concept d’orthodoxie et d’universalisme au sein de l’islam. Les sacrifices rituels sont, à cet égard, symptomatiques d’une relation à l’histoire religieuse de la région et d’un besoin de recourir à des pratiques qui tout en étant porteuses de sens pour les intéressés, s’écartent de l’orthodoxie. Les tendances universalisantes de l’islam se frottent ainsi à un besoin de différenciation, induit par une situation historique et traditionnelle singulière.
Les mazars kazakhs interrogent également les préjugés occidentaux sur l’islam, les prenant à revers un à un. Le voile est utilisé avant tout dans les lieux saints, se met et s’enlève à l’envi, loin des crispations identitaires. La mosquée et son minaret, souvent perçus comme un symbole de l’impérialisme musulman, sont complétement délaissés dans les mazars et même parfois inexistants. Le soufisme n’échappe pas à cette remise en questions des préjugés. Souvent idéalisé en Europe comme une pratique mystique et indulgente, le soufisme se mue en une pratique traditionnelle et dévotionnelle.
Enfin, l’islam kazakh est riche en enseignement pour le chercheur en sciences sociales: se baser sur la liturgie pour en déduire des pratiques est un procédé, certes logique, mais risquant d’éloigner de la réalité du terrain. Le meilleur exemple est certainement la prière, fortement codifiée et l’un des cinq piliers de l’islam. Une étude approfondie des textes conclurait que sa pratique est uniforme, essentielle et contraignante. Les mazars kazakhs montrent, au contraire, que l’étude des textes ne peut faire l’économie du terrain : tant sur le fond que sur la forme, l’islam kazakh prend ses distances sur les modalités orthodoxes de la prière.
Dimitri Paccaud
Notes
- Tilman Musch, Espaces nomades bouriates. L’éleveur face à ses environnements en Sibérie et Mongolie, L’Harmattan, 2008, Paris. ↑
- Régis Genté, « Kazakhstan : Observations sur la vague inédite d’attentats islamistes en 2011 », Religioscope, 4 janvier 2012. ↑
Dimitri Paccaud voyage à vélo sur les routes d’Europe et d’Asie depuis mai 2015. Sur son site www.vibrations-d-ames.fr, il accorde une attention particulière au fait religieux, aux rencontres impromptues et aux fondements de la diversité sociale. Il s’intéresse particulièrement aux cheminements atypiques, notamment spirituel, de ceux qui — par choix ou par héritage — assument un mode de vie différent.
© 2017 Dimitri Paccaud