Réuni les 13 et 14 mars 2017 à Tbilissi (Géorgie), où il était accueilli par le Georgian Institute of Politics (GIP), un colloque a marqué l’aboutissement d’un projet de recherche de trois ans sur le thème Religion and Soft Power in South Caucasus. Avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche dans le cadre de son programme SCOPES pour promouvoir la collaboration scientifique entre les pays d’Europe orientale et la Suisse, et coordonné par Ansgar Jödicke (Université de Fribourg), ce projet a permis d’encourager des recherches tant par des universitaires chevronnés que par des jeunes chercheurs dans le Caucase. En septembre 2017 doit paraître chez l’éditeur Routledge un livre portant le titre du projet et rassemblant le fruit de ces recherches.
Dès maintenant, cependant, les interventions présentées lors du colloque de Tbilissi permettent de proposer des éclairages sur ces questions liées au rôle des religions dans les relations transnationales.
Le soft power : un concept contesté, mais heuristique
Le concept de soft power est apparu en 1990 sous la plume de Joseph Nye et a parfois été traduit en français par « pouvoir de convaincre », « puissance douce », « influence culturelle »… Connotant une dimension d’attrait ou de persuasion ainsi que le recours à des dimensions idéologiques et culturelles, il contraste avec l’idée de puissance pure ou dure (hard power). Il fait l’objet de critiques : certains le considèrent comme un « concept creux », à l’instar de Pierre Guerlain, qui explique que l’influence de productions culturelles américaines, par exemple, ne se traduit pas en puissance politique accrue pour les États-Unis (« Soft power: la fin d'une légende et la mort d'un concept », Huffington Post, 8 mai 2014). D’autres, à l’inverse, pensent qu’il est possible de mesurer le soft power.
Tout en étant conscients des limites du concept et des risques d’une application trop large, les chercheurs qui ont participé à ce projet ont envisagé le soft power avant tout comme un concept heuristique pour identifier des stratégies d’influence et l’impact des facteurs religieux transnationaux dans le Caucase du Sud (Transcaucasie). À voir les réactions qui peuvent accompagner certaines activités de groupes religieux et les craintes parfois exprimées face aux influences dont il peuvent être les vecteurs, il est légitime d’estimer que les facteurs religieux ne sont pas dénués d’importance, même si les retombées politiques concrètes exigent une analyse prudente. À vrai dire, que le concept de soft power soit pertinent ou non n’a pas grande importance : ce sont les connaissances apportées sur plusieurs dossiers par ces recherches qui méritent l’attention.
Généralités : les approches des États-Unis et de la Russie en matière de soft power
Le colloque de Tbilissi a commencé par donner la parole à des chercheurs invités, extérieurs au projet, pour exposer leur perception du soft power utilisé par différents acteurs internationaux importants.
Judd Birdsall (Cambridge Institute on Religion & International Studies, Université de Cambridge) s’est ainsi intéressé au soft power américain fondé sur la liberté religieuse américaine, tel qu’il s’est exprimé durant les présidences de George W. Bush (2001-2009), de Barack Obama (2009-2017) et maintenant de Donald Trump. Durant les années Bush, le nombre d’employés de l’Office for International Religious Freedom augmenta, mais l’approche — marquée par le choc du 11 septembre 2001 — partait de la conviction que l’hostilité envers les États-Unis découlait d’une mauvaise connaissance de ceux-ci (d’où de massives dépenses pour rectifier cette image, au risque de donner l’impression d’opérations de propagande) et que la liberté religieuse était une valeur partagée (tout en tendant à ignorer les valeurs religieuses et les croyances). Obama comprit qu’il fallait changer d’approche, comme le montra son discours aux musulmans en juin 2009. L’accent fut mis sur une approche de dialogue et sur la reconnaissance de la liberté religieuse comme source de tensions dans les relations entre les États-Unis et d’autres pays. Avec Trump, Birdsall estime que le soft power ainsi que le recours au thème de la liberté religieuse dans ce cadre ne sont plus au centre des préoccupations : le hard power aura la priorité. L’audience cible de Trump est avant tout américaine. Les publics qui lui sont sympathiques à l’étranger — par exemple en Europe ou en Inde — se trouvent dans des milieux qui n’étaient guère ceux auxquels les États-Unis s’adressaient jusqu’à maintenant.
En ce qui concerne la Russie, Alicja Curanović (Institut des relations internationales de l’Université de Varsovie) note que ce pays se distingue de l’approche choisie par la Chine : tandis que cette dernière promeut son héritage culturel à l’étranger, la Russie pense qu’il faut avoir un message universel et s’appuie ici sur la tradition chrétienne. La Russie cultive le sentiment d’un destin spécial et d’une supériorité morale, se plaçant en gardienne de valeurs. Il y a convergence avec la façon dont l’Église orthodoxe russe comprend la mission de la Russie. Le sécularisme agressif, le terrorisme et la mondialisation sont perçus comme des menaces résultant des actions de l’Occident.
Le colloque était structuré autour de quatre acteurs dans le Caucase : la Turquie (qui a donné plus d’importance au soft power depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2001, en jouant notamment sur la religion dans sa politique étrangère), la Russie, l’Union européenne et l’Iran.
Influences turques dans le Caucase du Sud
Même si les Géorgiens semblent conserver en majorité une attitude positive envers la présence turque, l’influence turque grandissante a conduit plusieurs candidats à exprimer des préoccupations lors des élections de 2012, rappelle Vahram Ter-Matevosyan (Université américaine, Erevan). L’Église orthodoxe géorgienne incline également dans ce sens. L’agence de coopération turque (TIKA) est active en Géorgie depuis 1994 : la Géorgie est au septième rang parmi les destinataires de l’aide turque, mais celle-ci va essentiellement aux régions du pays peuplées par des musulmans. Les activités soutenues par la Turquie ou par des organisations turques s’étendent également aux sphères culturelle (fondation d’un centre culturel Yunus Emre à l’Université de Tbilissi en 2012) et religieuse.
Selon le recensement de 2014, 10,7 % des Géorgiens s’identifient comme musulmans. Dès 1995, le Diyanet (Présidence des affaires religieuses de Turquie) a créé un Conseil islamique eurasien (auquel participent des dirigeants musulmans de Géorgie), dont la neuvième assemblée s’est tenue en octobre 2016 à Istanbul. Le Diyanet diffuse des publications, envoie des prédicateurs turcs et a ouvert en l’an 2000 la seconde plus importante madrassa de Géorgie.
Le mouvement de Fethullah Gülen (Hizmet), aujourd’hui à couteaux tirés avec le gouvernement turc (qui l’accuse d’avoir inspiré le coup d’État de l’été 2016), compte sept écoles et une université privée en Géorgie. Tant « le gouvernement que le réseau Gülen ont contribué à créer une image positive de la Turquie parmi beaucoup de Géorgiens ».
C’est sur les activités de ce mouvement en Azerbaïdjan que s’est concentré Fuad Aliyev (Université ADA, Bakou). Selon le chercheur azerbaïdjanais, le mouvement de Gülen a été le plus efficace pour relayer le soft power turc dans le Caucase, mais la rupture des relations entre le mouvement et le gouvernement turc compromet les perspectives d’avenir à cet égard. Aliyev note que, en Azerbaïdjan comme ailleurs, les disciples de Gülen n’ont pas joué la carte religieuse et ont scrupuleusement respecté le cadre légal et séculier, méfiant envers l’activisme religieux.
Présent dès le début des années 1990, le mouvement de Gülen a rencontré un réel succès jusqu’à la rupture avec l’AKP. Outre les écoles, il avait également développé des activités dans le domaine des médias. Le soutien au président Erdoğan exprimé par les autorités de l’Azerbaïdjan après le coup d’État manqué de l’été 2016 et les accusations émises contre Gülen ont cependant ruiné les espoirs du mouvement dans ce pays. Des écoles inspirées par Gülen existent encore, mais sous un nouveau nom, avec une moindre envergure et avec un financement local. En tout cas, la rupture entre le gouvernement et le mouvement Gülen prive la Turquie d’un relais d’influence important. Mais il ne s’agit que d’une dimension : il ne faut pas oublier l’importance d’une intégration économique accrue entre les deux pays, qui appuie l’influence turque en Azerbaïdjan.
Aliyev estime que l’expérience des activités du mouvement de Gülen montre qu’il est possible pour un mouvement religieux de jouer un rôle complémentaire de soft power. Aliyev concède que la « solidarité ethnique » a joué le rôle le plus important dans le déploiement du soft power turc en Azerbaïdjan, mais « la rhétorique islamique a aussi contribué à un sentiment plus général de fraternité ».
Outre le mouvement Gülen, Aliyev a rappelé la présence d’autres acteurs religieux turcs en Azerbaïdjan. Le Diyanet, dont les activités se limitent à la communauté sunnite, collabore avec les organes officiels de l’islam en Azerbaïdjan. Les Süleymancılar (un mouvement néo-confrérique) proposent certaines activités de formation destinées principalement à des sunnites, surtout dans le nord de l’Azerbaïdjan. La Fondation Mahmut Ziya Hudayi agit dans le cadre d’un réseau de madrassas et d’organisations humanitaires, avec les jeunes sunnites comme principal public cible. La communauté de Mustafa Sungur vise également des jeunes, à travers des réseaux informels.
Yézidis ou Kurdes ? À la croisée des chemins en Arménie
Lia Evoyan et Tatevik Manukyan (Université d’État d’Erevan) se penchent sur un sujet original et complexe : celui de la religion comme facteur dans le discours identitaire kurde, avec les effets que cela exerce en Arménie. Après un détour par les Kurdes de Turquie — où la confrérie soufie Naqshbandie est la plus active, ce qui a ouvert à l’AKP une base de soutien parmi la population kurde face au PKK clairement situé à gauche — les chercheuses arméniennes se penchent sur le cas des yézidis, un terme s’appliquant à une identité disputée : doit-elle être comprise comme religieuse ou ethnoreligieuse ? (En décembre 2013, Religioscope avait publié un article d’Allan Kaval à ce sujet). En Arménie, rapportent les deux chercheuses, les yézidis représentent 1,3 % de la population : une majorité d’entre eux se considèrent comme ethniquement yézidis et pratiquant la religion yézidie ; une minorité se définit cependant comme kurde, dans la ligne des milieux kurdes qui les considèrent comme ethniquement kurdes et pratiquant la religion yézidie, distinguant son identité ethnique de son identité religieuse.
« La minorité kurde / yézidie en Arménie se trouve à la croisée de différents intérêts politiques, ce qui signifie que différents acteurs essaient de l’influencer. » On note des relations croissantes avec les yézidis d’Irak, y compris des réunions qui se tiennent tant à Erevan qu’à Erbil, où l’Arménie projette d’ailleurs d’ouvrir un consulat. Si les chercheuses estiment que le PKK n’a pas de présence en Arménie (celle-ci ne serait guère désirable aux yeux des autorités arméniennes), des organisations proches du PKK en Europe occidentale approcheraient en revanche des jeunes Kurdes / yézidis d’Arménie pour leur offrir des possibilités de venir étudier ou travailler en Europe. Les yézidis disent se montrer méfiants face à des tentatives de les assimiler. L’argument des milieux proches du PKK repose bien entendu sur l’ethnicité, et non sur l’identité religieuse, qui constitue un obstacle à celle-ci. À l’inverse, la stratégie de la majorité des yézidis arméniens est de s’y faire reconnaître — avec l’appui des autorités arméniennes — comme une minorité ethnoreligieuse établie et respectée. De façon générale, observent les deux chercheuses, les différences religieuses entre Kurdes (naqshbandis, nurcus, yézidis, alévis…) sont utilisées par la Turquie et d’autres pouvoirs extérieurs dans leur propre intérêt : cela touche particulièrement des communautés dont l’identité est fluide.
L’Union européenne : désirable et menaçante ?
Eiki Berg et Alar Kilp (Université de Tartu) se livrent à un tour d’horizon de l’action de l’Union européenne (UE) dans le Caucase du Sud. L’UE bénéficie d’une attitude généralement plutôt positive sur le plan politique et économique, mais doit faire face à des réactions quand elle s’ingère dans des questions de morale (par exemple la défense des droits des homosexuels[1]). « Ce n’est pas un secret que l’UE a essayé d’influences des développements régionaux en imposant des normes démocratiques libérales aux pays tiers intéressés par des relations plus étroites avec l’Union. » L’approche occidentale est marquée par des valeurs d’individualisme libéral : les tentatives d’exporter celui-ci vers le Caucase sont ressenties comme paternalistes et produisent des tensions dans ces sociétés. L’opposition à cet aspect de l’action de l’UE s’accompagne cependant d’une attitude généralement positive envers l’UE sur les autres plans.
Dans une fine analyse, Kilp note que l’UE est un acteur sécularisé. La mise en application des normes dictées par l’UE a pour conséquence d’affaiblir les traditions nationales et l’autorité des institutions religieuses. Dans des pays tels que la Géorgie ou l’Arménie, les efforts pour protéger des minorités exercent potentiellement un effet sécularisateur, avec des conséquences pour ces institutions religieuses.
La Russie et l’Église orthodoxe
L’Église orthodoxe peut-elle être considérée comme un élément de soft power dans les relations entre la Russie et la Géorgie ? Cette question a retenu l’attention de Salome Minesashvili (Université libre de Berlin). Malgré la brève guerre russo-géorgienne d’août 2008, l’Église orthodoxe géorgienne et l’Église orthodoxe russe ont maintenu de bonnes relations : elles reconnaissent mutuellement leurs droits canoniques respectifs dans des territoires contestés (Abkhazie, Ossétie, Moldavie). Elles partagent une approche qui valorise un modèle civilisationnel orthodoxe, contrastant avec les vues de l’Occident, considérées comme moralement inférieures. Elles se méfient l’une et l’autre de la mondialisation et sont prudentes face à l’œcuménisme (l’Église de Géorgie a quitté le Conseil œcuménique des Églises, après y avoir été active durant des années). Des sources russes alimentent idéologiquement l’Église géorgienne.
Cependant, Minesashvili souligne que l’Église peut se montrer souple dans certaines positions et peut à la fois s’engager dans une résistance culturelle à l’Occident et soutenir à l’occasion l’intégration politique de la Géorgie dans la sphère occidentale, dans un pays où le soutien pour cette approche est très élevé (plus de 80 %) : la rhétorique envers l’Occident et l’attitude à l’égard de ce qui vient de la Russie présentent ainsi des aspects contradictoires — elles ne doivent pas être vues comme intangibles, mais susceptibles de fluctuer en fonction de considérations tant intérieures qu’extérieures.
Andrey Makarychev (Université de Tartu) et Alexandrea Yatsyk (Université fédérale de Kazan, Russie) font le même constat ambivalent. Ils remarquent aussi que, depuis la guerre de 2008 et la rupture des relations diplomatiques avec la Russie qui l’a suivie, l’Église se trouve être l’un des principaux canaux de communication entre les deux pays. Si les deux Églises se retrouvent autour de valeurs conservatrices, il ne faut pas imaginer que l’Église russe donne des directions à l’Église géorgienne : cette dernière s’approprie un discours produit en Russie pour l’appliquer à ce qu’elle voit comme le cœur d’une identité géorgienne authentique fondée sur des valeurs traditionnelles. Et une partie du clergé se méfie d’une trop forte influence russe, surtout si cela devait déboucher sur une dépendance politique.
L’Iran : une présence de nature différente d’un pays à l’autre
Selon Maria Gabedava et Koba Turmanidze (Caucasus Research Resource Center, Tbilissi), autant il existe un potentiel pour des investissements économiques accrus de l’Iran en Géorgie, autant le soft power ne se manifeste qu’à un modeste niveau. Les deux pays n’ont pas de frontière commune, la Géorgie a choisi de s’aligner sur l’Occident, l’histoire a laissé les traces de peurs envers l’islam, l’Église orthodoxe occupe une position dominante et l’Iran ne veut pas froisser des susceptibilités russes.
Les citoyens géorgiens d’ethnie azerbaïdjanaise sont essentiellement concentrés dans la région administrative de Kvemo Kartli. Principalement chiites, mais ne faisant guère de différence entre les deux grands courants de l’islam et largement sécularisés après 70 années de domination soviétique, ils représentent 6,5 % de la population de la Géorgie. Ils forment la population la plus pauvre et la moins instruite du pays. L’intérêt pour la religion augmente, mais ne s’est pas accompagné de l’émergence de dirigeants religieux d’envergure nationale. À noter que, sous les auspices des autorités géorgiennes, une administration des musulmans de Géorgie, avec un mufti, a été établie en 2011.
À côté de l’Arabie saoudite et de l’Azerbaïdjan, l’Iran serait le plus actif pour proposer à la population musulmane une instruction religieuse et offrir la possibilité, pour ceux qui le souhaitent, de parfaire cette formation à Qom, où une branche géorgienne de l’Université Al Mustafa a été ouverte en 2011, avec un programme de théologie de cinq ans en langue azérie, entièrement couvert par l’Iran (y compris l’hébergement). Cependant, selon Turmanidze, on ne perçoit pas une forte influence iranienne dans cette population : même si les efforts iraniens dans le domaine éducatif ou médical sont appréciés, cela ne fait pas de l’Iran un modèle à suivre, et la Turquie et l’Azerbaïdjan passent avant. Il reste cependant à voir si la persévérance des efforts iraniens permettra d’accroître l’influence de ce pays parmi les musulmans de Géorgie.
Pour ce qui est de la présence iranienne en Arménie, Tatevik Mkrtchyan (Université d’État d’Erevan) remarque qu’il n’existe aucun litige territorial entre les deux pays, qui partagent une frontière commune. Elle souligne le rôle des diasporas des deux pays pour créer un lien entre eux, à commencer par la présence arménienne en Iran, où existent plus de 200 églises arméniennes et où la minorité arménienne se trouve représentée au Parlement. Le nombre de musulmans en Arménie est plus modeste : les chiffres du recensement de 2011 sont trop bas (812 musulmans), et le nombre réel peut être estimé à 8.000 environ (à 80 % des étrangers résidant en Arménie), en majorité chiites.
Dans ce contexte, les efforts iraniens en Arménie mettent l’accent sur les aspects universels et culturels (l’héritage perse), avec quelques références au chiisme. Les centres culturels sont au cœur du dispositif de diplomatie culturelle de l’Iran en Arménie. Mais les fêtes religieuses deviennent aussi une occasion d’ouverture au public non musulman : en 2016, nombre d’Arméniens et de yézidis ont été invités à assister aux célébrations de la fête d’Ashura, qui ont fait l’objet d’une bonne couverture par la télévision publique arménienne. On n’observe pour le moment aucune tentative d’influence religieuse ou de prosélytisme envers le seul pays chrétien limitrophe de l’Iran.
À noter aussi un nouveau secteur, inattendu, pour développer les relations entre les deux pays : ce mois même, des services d’exportation de produits certifiés halal à destination de l’Iran et d’autres pays ont débuté leurs opérations.
Quant aux relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, Anar Valiyev (Université ADA, Bakou) les décrit comme étant « parmi les plus compliquées dans la région », allant des relations cordiales de la fin de la période soviétique à une situation proche d’un conflit armé en 2001, et tendue depuis.
L’héritage chiite de l’Azerbaïdjan représente en principe un atout majeur pour l’Iran. Des missionnaires iraniens ont été particulièrement actifs dans le sud de l’Azerbaïdjan ainsi que dans les villages à majorité chiite des environs de Bakou. Une littérature religieuse iranienne traduite en azéri circule dans le pays et a été une source majeure d’information religieuse islamique pour les Azerbaïdjanais jusqu’en 2010 ; depuis l’établissement d’organismes de contrôle a limité la diffusion d’une partie de cette littérature importée. De 1993 à 2013, une organisation iranienne a été parmi les plus importants acteurs humanitaires en Azerbaïdjan (pour aider les réfugiés du Nagorno-Karabakh), une activité accompagnée de la diffusion de publications iraniennes. Le gouvernement azerbaïdjanais a suspendu ses activités en 2013, avec l’argument que la situation économique du pays ne justifiait plus la présence d’organismes humanitaires étrangers.
Les autorités se montrent particulièrement méfiantes envers le risque d’émergence d’un clergé chiite indépendant, qui se trouverait influencé par les théologiens iraniens. Mais le clergé officiel, formé en Azerbaïdjan et soumis à l’État, ne jouit que d’un faible degré de confiance parmi les fidèles. Malgré les efforts du gouvernement pour contrôler la situation, cela laisse en fait la voie ouverte à l’influence iranienne à long terme.
Influences religieuses : garder les yeux ouverts sur la longue durée
L’intérêt d’un programme de recherche comme celui-ci et des publications qui en découlent est d’abord d’offrir une série d’études de cas qui enrichissent nos connaissances de ces terrains. Mais nous pouvons en tirer des enseignements plus larges.
Ces études montrent sans doute les limites et la complexité des stratégies d’influence et de leur recours à la dimension religieuse. Il ne suffit pas d’une référence religieuse commune pour créer les bases d’une entente ou une stratégie internationale commune. Il y a des réalités géopolitiques, économiques ou ethniques qui jouent un rôle au moins aussi important, et offrent d’autres intérêts communs. C’est de l’interaction entre ces multiples facteurs qu’émergent des équilibres, tensions ou alliances.
En même temps, au sein de chaque ensemble religieux, différents courants s’affirment également dans des contextes transnationaux, et peuvent tirer profit de bouleversements tels que ceux intervenus à la fin de la période soviétique pour étendre leur champ d’action. De même, il ne faut pas négliger les déplacements lents, à long terme, que peuvent entraîner la diffusion de publications ou les offres de formation. Tout cela n’est pas mesurable sur une période courte, mais pas sans conséquences dans la longue durée.
Pourtant, même en intégrant différentes influences extérieures, les milieux religieux de chacun de ces pays ne sont pas simplement des pions sur un échiquier, mais aussi des acteurs autonomes, capables de s’approprier des apports extérieurs en procédant à un tri, dans des contextes de recomposition du champ religieux et de redéfinition du rôle des institutions religieuses dans la société, en lien avec les évolutions politiques.
Jean-François Mayer
Note
- Parmi les quinze pays européens couverts par la World Values Survey 2010-2014, les sociétés du Caucase du Sud étaient celles où le plus de gens considéraient l’homosexualité comme « jamais justifiable », relèvent les auteurs : 95 5 en Arménie, 93% en Azerbaïdjan et 86 % en Géorgie. ↑
En attendant l’ouvrage à paraître chez Routledge en septembre 2017 (Religion and Soft Power in the South Caucasus), le Georgian Institute of Politics a publié une série de notes préparées en vue du colloque de mars 2017. Certains apports de ces articles ont été intégrés dans l’article ci-dessus. Le document peut être téléchargé librement au format PDF sur le site du GIP : http://gip.ge/religion-and-soft-power-in-the-south-caucasus/
Signalons un autre ouvrage déjà publié sous la direction d’Alexander Agadjanian, Ansgar Jödicke et Evert van der Zweerde, Religion, Nation and Democracy in the South Caucasus, Londres / New York, Routledge, 2014, XVI+280 p.
Rappelons également le passionnant volume dirigé par Bayram Balci et Raoul Motika, Religion et politique dans le Caucase post-soviétique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007, 336 p.