Publié il y a quelques mois, le livre (en anglais) de Joas Wagemakers (Université d’Utrecht) propose une enquête remarquablement documentée sur les courants musulmans salafistes en Jordanie. Intitulée Salafism in Jordan : Political Islam in a Quietist Community (Cambridge University Press, 2016), cette étude combine les observations de terrain et l’attentif examen des publications salafistes. Si les courants quiétistes du salafisme sont au cœur de cette recherche, les autres types de salafisme ne sont pas ignorés (la classique distinction entre salafistes quiétistes, politiques et jihadistes est reprise. Sous une forme à la fois rigoureuse et lisible, c’est un modèle pour de futures recherches analogues sur le salafisme dans d’autres régions.
Une introduction au salafisme en préambule
Ce livre offre plus encore : la trentaine de pages du premier chapitre, sur l’idéologie salafiste globale, est l’une des meilleures introductions courtes au salafisme qu’il nous ait été donné de lire[1].
Pour saisir la nature de la démarche salafiste, il faut comprendre le caractère crucial de la recherche de la vérité, ce qui peut conduire à des interrogations même sur des points purement théoriques, dans une quête incessante de « pureté »doctrinale (pp. 67-68).
La référence à l’islam des origines est importante pour tous les musulmans, souligne l’auteur, et pas simplement pour les salafistes : cela explique aussi une certaine sensibilité au message salafiste dans des cercles musulmans plus larges, pavant la voie à la diffusion du salafisme (pp. 36-37). Mais le salafisme inclut aussi des approches spécifiques, par exemple le concept de al-wala wa-l-bara (loyauté et désaveu), que Religioscope a eu l’occasion d’évoquer dans une section d’un article publié en juillet 2016 ainsi que dans un compte rendu de livre en anglais en octobre 2016. Cette conviction de devoir se démarquer de tout ce qui — aux yeux des salafistes — conduit à dévier de l’islam connaît des applications sur les plans personnel, politique et législatif. Ce troisième aspect est le plus controversé parmi les salafistes eux-mêmes : les salafistes jihadistes considèrent comme inacceptable tout système politique fondé sur des lois humaines et non sur la shari’a (pp. 44-46). Mais les dirigeants de pays musulmans qui n’appliquent pas strictement la loi islamique se rendent-ils coupables d’un acte de kufr (mécréance) et encourent-ils le takfir (excommunication) ? Différentes positions s’expriment à ce sujet parmi les salafistes (pp. 49-50).
Sur la question du jihad, Wagemarkers rappelle que les salafistes jihadistes vont plus loin que la notion classique du jihad et l’idée du combat contre des envahisseurs non musulmans, puisqu’ils affirment la nécessité de combattre les régimes musulmans « apostats » (p. 56). Les salafistes quiétistes jordaniens ne sont certes pas opposés au jihad, mais sont attachés au respect des règles classiques : ils peuvent donc à la fois faire l’éloge d’un « martyr » tombé en Bosnie, par exemple, et décréter illégitime le soulèvement contre un dirigeant musulman (pp. 63-64). Les quiétistes jordaniens en sont même arrivés, au fil des ans, à pousser leur principe de soumission à l’autorité jusqu’à l’allégeance au souverain jordanien comme garant de la paix et de la sécurité (p. 87). La pression et le contrôle exercés par les autorités jordaniennes ne sont pas étrangers à cette évolution.
Histoire du salafisme en Jordanie
Dès le départ, note Wagemakers, le salafisme jordanien revêt une forte dimension transnationale, qu’il s’agisse de Jordaniens imprégnés par les idées salafistes durant des séjours à l’étranger ou de musulmans salafistes venus diffuser leurs idées en Jordanie (p. 109). Cela n’est pas étonnant, car, jusque dans les années 1970, il était difficile pour des personnes désireuses d’étudier la foi islamique d’obtenir une solide instruction religieuse en Jordanie, ce qui les conduisait à se rendre à l’étranger, notamment en Arabie saoudite (p. 97). Les premières bases du salafisme furent ainsi posées en Jordanie dès les années 1950 par des Jordaniens ayant obtenu une formation religieuse à l’étranger.
Mais celui qui permit au salafisme de s’implanter solidement en Jordanie fut le Sheikh Muhammad Nasir al-Din al-Albani (1914-1999). Comme son nom l’indique, il était né en Albanie, dans une famille strictement musulmane, qui préféra émigrer à Damas pour échapper aux réformes modernisatrices mises en œuvre dans son pays d’origine dès les années 1920. Al-Albani y fut formé religieusement et y apprit également le métier d’horloger, qu’il continua de pratiquer, fier de pouvoir affirmer ainsi son indépendance, même si cela lui valut souvent les regards condescendants de clercs. Il développa une méfiance envers le soufisme tout en étant influencé par la pensée de salafistes modernistes, dans une quête l’éloignant des écoles juridiques islamiques pour essayer de retrouver la voie d’un islam réformé à travers l’étude des hadiths (les traditions concernant les propos et actions du Prophète Muhammad). Al-Albani adopta une attitude à la fois rigoureuse et apolitique.
En 1961, al-Albani fut invité à venir enseigner à l’Université islamique de Médine, en Arabie saoudite, où il devint très populaire. Mais des controverses idéologiques liées à sa critique de certaines pratiques saoudiennes fondées sur l’école hanbalite finirent par l’obliger à quitter l’Arabie saoudite en 1963 pour retourner en Syrie, où il eut des frictions avec des figures soufies, ce qui lui valut même de brefs séjours en prison. Invité en Jordanie pour des visites dès 1967, il finit par y vivre de façon plus ou moins permanente à partir de la fin des années 1970. Mais son salafisme inquiéta les autorités, ce qui lui valut de devoir quitter le pays. Al-Albani se trouva également confronté à l’hostilité des Frères musulmans jordaniens, car les salafistes se montraient de plus en plus critiques envers ce mouvement. Mais la Révolution islamique d’Iran plaça sous un jour plus favorable, aux yeux des autorités jordaniennes, un mouvement aux convictions fortement antichiites (alors que les Frères musulmans sympathisaient avec la Révolution d’Iran). Autorisé à revenir en Jordanie en 1983, al-Albani y passa le reste de ses jours.
Le salafisme tel qu’il se développa autour d’al-Albani était faiblement organisé : les autorités jordaniennes ne souhaitaient pas voir les salafistes prendre le contrôle de mosquées ou développer des structures trop élaborées, et des formes organisées auraient soumis les salafistes à un lourd contrôle étatique qu’ils ne souhaitaient pas (p. 114).
Après la mort d’al-Albani, les salafistes quiétistes jordaniens connurent des divisions, où des rivalités de personnes jouèrent un rôle au moins aussi important que les considérations idéologiques.
En 2001, raconte Wagemakers, le Centre Imam al-Albani pour la connaissance et les études méthodologiques fut fondé à Amman. L’initiative vint en fait des autorités : vu le développement de ce courant, malgré sa taille encore petite, il parut sage au régime de mieux le garder sous contrôle en lui donnant une forme organisée. Les salafistes quiétistes se trouvèrent ainsi placés dans la sphère d’influence de l’État, tout en y trouvant aussi des avantages, puisque cette supervision officielle leur évitait les accusations d’extrémisme (pp. 137-139). Wagemakers résume en parlant d’une « utopie salafiste » ayant viré au « quiétisme loyaliste » (p. 143).
Tout un chapitre consacré à l’évolution du salafisme quiétiste en Jordanie après la césure du 11 septembre 2001 illustre cette évolution. Pour les autorités jordaniennes, les efforts portèrent dès ce moment sur le développement — relativement tardif — d’un « islam officiel » jordanien, pour contrer l’extrémisme, en incluant le dialogue avec les chiites et avec les chrétiens (pp. 147-148). Dès lors, il s’agit d’associer les salafistes quiétistes à cet islam officiel « modéré ». Comme l’observe Wagemakers, si l’aversion des salafistes quiétistes envers le terrorisme (condamné de façon répétée) et leur loyauté envers le pouvoir les prédisposent à s’inscrire dans ce cadre, en revanche leur approche puriste se trouve aux antipodes de la ligne de dialogue interreligieux du régime. Sur le plan politique, des figures de référence du salafisme quiétiste sont allées jusqu’à encourager la participation aux élections parlementaires de 2013 (p. 156).
Pour décrire l’adhésion au salafisme quiétiste en Jordanie, il semble plus judicieux à Wagemakers d’utiliser le terme de « conversion » que celui de « recrutement », en raison d’une approche éloignée de tout activisme politique et mettant avant tout l’accent sur la doctrine religieuse. Mais le terme de « conversion » doit être précisé : l’adhésion au salafisme représente un changement graduel de personnes déjà religieuses avant d’embrasser le salafisme, et dont toute la démarche demeure dans le cadre de l’islam sunnite (p. 167). Bien qu’ils continuent à venir surtout de milieux modestes, le niveau éducatif des adhérents au salafisme tend à s’élever (p. 168).
Il ne faut pas négliger l’attrait des figures religieuses salafistes : ces prédicateurs se montrent accessibles, introduisant volontiers des traits d’humour dans leurs propos, prêts à répondre à toutes les questions des étudiants aussi longtemps qu’il le faut, et les traitant comme des égaux (p. 165).
Le nombre de salafistes quiétistes en Jordanie n’est pas connu, mais il n’est pas très élevé : selon Wagemakers, il ne se chiffre pas en dizaines de milliers. Il faut y ajouter les salafistes d’autres tendances : les adeptes et sympathisants du salafisme jihadiste seraient ainsi moins de 10.000, selon des évaluations du Ministère de l’Intérieur en 2015 (p. 166). Wagemakers note en outre la présence d’un nombre assez important de salafistes d’origine étrangère en Jordanie, originaires de pays d’Afrique subsaharienne ou de l’Asie du Sud-Est (p. 165).
Le salafisme quiétiste en Jordanie se présente donc largement aujourd’hui sous une forme « domestiquée » et institutionnalisée, protégé par les autorités et au service de leur projet de contrer l’islam « extrémiste ». Ses adhérents se signalent par une adhésion rigoureuse aux normes islamiques héritées du Prophète, telles qu’ils les comprennent. Au centre de la démarche des salafistes quiétistes jordaniens (et dans d’autres pays) se trouve l’idée du retour à la « vraie religion » comme solution de tous les problèmes du monde musulman contemporain (pp. 85-86).
Mais les salafistes quiétistes ne sont pas les seuls présents en Jordanie : même s’ils sont le principal objet de l’étude de Wagemakers, son livre évoque aussi la présence d’autres courants qui se réclament du salafisme.
La présence des salafistes politiques
Au début des années 1990, la Jordanie vit s’installer des salafistes politiques (ou « réformistes ») d’origine palestinienne, venant du Koweït, au tempérament plus activiste, convaincus de devoir s’engager dans des activités électorales ou pour différentes causes (pp. 113-114). Certains salafistes politiques invoquent également l’héritage d’al-Albani et affirment qu’il aurait approuvé leurs choix s’il s’était trouvé placé dans les mêmes circonstances, accusant ses disciples d’avoir promu une position plus strictement apolitique que lui (p. 204).
Une première association salafiste « réformiste » fut fondée en Jordanie en 1993, menant des activités guère différentes de celles des quiétistes. Mais, confrontés à un fort contrôle par les autorités, méfiantes envers toute forme possible de radicalisme islamique, ses membres suivirent par la suite différentes autres voies (p. 205). Si certains observateurs vont jusqu’à mettre en doute la véritable existence d’un salafisme politique en Jordanie aujourd’hui, Wagemakers soutient qu’il existe bel et bien des associations de cette tendance, et que deux traits les distinguent des salafistes quiétistes :
- une palette beaucoup plus large de thèmes est abordée dans leurs discours, ne se limitant pas à des questions de pureté doctrinale ;
- ils se montrent disposés à s’engager dans la société et dans les affaires publiques, en mettant l’accent sur l’action (al-amal) (p. 207).
Une grande partie de l’idéologie des salafistes réformistes / politiques n’est pas différente de celle de leurs homologues quiétistes. Mais ils voient la réticence politique de ces derniers comme une soumission à des pouvoirs politiques répressifs. Quant aux jihadistes, ils ne sont pas plus considérés comme de vrais salafistes. Le jihad est compris comme un légitime moyen pour défendre la communauté musulmane, mais les actes terroristes sont condamnés (pp. 209-210).
À la différence des quiétistes, les réformistes se livrent à une analyse politique de situations comme celle de la Palestine. Ils sont également enclins à un engagement de type social. Ils insistent pour une participation politique selon des termes islamiques, et pas comme simple adaptation à un cadre séculier. Ils peuvent admettre les moyens de la démocratie (élections, etc.), mais pas les principes de celle-ci, car cela reviendrait, selon eux, à contredire « l’idée que Dieu est souverain et l’arbitre ultime dans la sphère légale » (p. 216). Ils ont accueilli positivement le « Printemps arabe » et la constitution de partis salafistes, qui leur semblent être des canaux pour promouvoir l’influence des idées salafistes dans la société (pp. 217-219). Mais ils ne semblent pas en mesure de pouvoir lancer un tel parti dans le jeu politique jordanien dans un avenir proche, pour des raisons internes et externes, sans parler de la difficulté qu’il y aurait à se distinguer d’autres partis islamistes déjà actifs.
Après une certaine ouverture initiale envers les Frères musulmans, tant les autorités jordaniennes qu’al-Albani étaient devenus de plus en plus critiques à leur égard à partir des années 1980. Tant le pouvoir jordanien que les salafistes quiétistes se montrent également méfiants envers le salafisme politique : pas question de laisser un salafisme politique se développer comme en Égypte (pp. 219-226). Même si certains quiétistes concèdent que, dans certains cas, la révolte peut devenir légitime comme un moindre mal, leur attitude est avant tout empreinte d’un regard négatif sur tout ce qui provoque la fitna (chaos, querelles), ce qui détermine principalement le regard qu’ils portent sur le « Printemps arabe ».
Le défi du salafisme jihadiste
Parmi les salafistes arrivés du Koweït se trouvaient également des salafistes jihadistes. Le plus connu de ceux-ci est Abu Muhammad al-Maqdisi (de son vrai nom Isam al-Barqawi, né en 1959 près de Naplouse), qui s’installa en Jordanie en 1992[2].
Maqdisi fournit un cadre idéologique à des Jordaniens déçus du régime et du parlementarisme (p. 181). Tout avocat du jihad qu’il soit, Maqdisi souligne cependant que le jihad n’est pas toujours la voie à suivre : il faut aussi se consacrer à répandre la connaissance de l’islam et appeler à suivre celui-ci (da’wa) et se garder de l’extrémisme dans le takfir. Lié à un groupe emprisonné pour avoir planifié un attentat contre une cible israélienne en réplique à la tuerie commise par le terroriste juif Baruch Goldstein à Hébron en 1994, il se retrouva en prison avec les autres membres du groupe jusqu’en 1999. Il s’efforça de propager ses vues en prison, mais la majorité des détenus étaient plus attirés par la figure de Zarqawi (futur fondateur du groupe dont est issu le mouvement se désignant comme l’État Islamique), aux vues plus radicales et auréolé de la participation au jihad afghan, tandis que Maqdisi n’a jamais pratiqué le jihad lui-même (p. 183). Par la suite, Maqdisi effectua plusieurs autres séjours plus ou moins longs dans les prisons jordaniennes.
Maqdisi n’est pas le seul cheikh jihadiste en Jordanie : outre plusieurs figures moins connues, une autre figure de proue jihadiste d’origine palestinienne (et de nationalité jordanienne), Abu Qatada (né en 1960), réside en Jordanie depuis 2013, après avoir été expulsé de Grande-Bretagne.
Cependant, remarque Wagemakers, le « Printemps arabe », puis — plus encore — la montée en puissance du groupe État Islamique (EI). Si Maqdisi a toujours souhaité un jihad conduisant à l’établissement d’un système étatique islamique, il est opposé au type de comportement radical adopté par l’EI en Irak et en Syrie. Abu Qatada l’a rejoint dans une attitude toujours plus critique envers l’EI, après d’initiales tentatives des deux personnages en vue de médiations entre Al Qaïda et l’EI, notamment. Certains autres cheikhs jihadistes jordaniens ont cependant rallié l’EI (pp. 187-188).
Sur un autre front, des polémiques opposent salafistes quiétistes et salafistes jihadistes, avec accusations et contre-accusations. Les salafistes jihadistes s’engagent aussi dans une critique plus ou moins forte de certaines positions d’al-Albani. Les salafistes quiétistes rejoignent le régime dans le discours dénonçant les jihadistes comme « extrémistes ».
Des fissures dans le salafisme
L’étude de Wagemakers met clairement l’accent sur l’héritage d’al-Albani comme trait central du salafisme quiétiste dans la Jordanie d’aujourd’hui. Mais il y différentes façons de perpétuer cet héritage. Une partie — la plus influente — des salafistes quiétistes a accepté la voie de la collaboration avec le régime, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à l’intervention de celui-ci, mais aussi à la nature même de ce salafisme apolitique, et donc enclin à une attitude loyaliste. À leurs côtés, cependant, sous une forme non organisée, il reste d’autres salafistes quiétistes qui préfèrent se tenir à l’écart de toute organisation ou collaboration avec les autorités. Et, comme nous venons de le voir, les autres composantes des courants islamiques contemporains se référant au salafisme sont également présentes en Jordanie, illustrant à travers cette implantation locale la diffusion globale des différents types de discours salafistes.
Jean-François Mayer
Notes
- Cette introduction permet également de clarifier un point qui suscite fréquemment la perplexité : considérer les célèbres réformateurs Jamal al-Din al-Afghani (1838/9-1897) et Muhammad Abduh (1849-1905) comme les représentants d’un « salafisme éclairé » relève plutôt d’un mélange d’étiquettes, estime Wagemakers, à la suite de Henri Lauzière : rien n’indique qu’ils se soient considérés eux-mêmes comme salafistes. Il est en revanche vrai que certains salafistes n’avaient pas simplement pour but la purification de l’islam, mais aussi sa modernisation (p. 35). ↑
- C’est un sujet que Wagemakers connaît bien, puisqu’il lui a consacré un autre livre : A Quietist Jihadi : The Ideology and Influence of Abu Muhammad al-Maqdisi (Cambridge University Press, 2012). ↑
Joas Wagemakers, Salafism in Jordan : Political Islam in a Quietist Community, Cambridge University Press, 2016, XII+300 p.