Cette controverse était apparue en 2003 lorsqu’une professeure de philosophie de l’université Thammasat, Chatsumarn Kabilsingh, avait été la première femme ordonnée bhikkhuni en Thaïlande depuis le début du XXe siècle. Le 9 décembre, Chatsumarn, qui porte désormais le nom religieux de Dhammananda Bhikkhuni, a voulu rendre hommage à la dépouille du roi avec 71 autres bhikkhunis et novices de son monastère de la province de Nakhon Pathom. Un officiel gardant l’entrée du Palais a refusé de laisser entrer les bhikkunis par la porte réservée aux moines thaïlandais, les accusant de conduite illégale. Et les bhikkhunis ont dû rebrousser chemin, car elles n’ont pas voulu utiliser l’entrée réservée aux laïcs.
À l’heure actuelle, une centaine de bhikkhunis vivent en Thaïlande, dans des monastères dans les provinces de Nakhon Pathom, de Chiang Mai, de Sakhon Nakhon, de Yasothorn et de Songkhla. Mais elles ne sont pas reconnues légalement comme religieuses, ni par les autorités étatiques ni par la hiérarchie religieuse. Historiquement, le Bouddha a autorisé, après plusieurs hésitations, les femmes à devenir des religieuses à l’égal des hommes. Dans un monde empreint des valeurs sociales indiennes, cette décision était révolutionnaire. Le bouddhisme est de fait la première religion au monde qui a reconnu que les femmes pouvaient tout aussi bien que les hommes atteindre l’éveil spirituel. Mais la lignée des bhikkhunis semble s’être brisée dans plusieurs pays dans lequel le bouddhisme Theravada a essaimé. En Thaïlande, il n’y a pas de témoignages historiques sur l’existence de bhikkhunis.
Une première polémique a eu lieu dans les années 1920. Narin Phasit, un ancien gouverneur de province à la personnalité originale, avait fait ordonner en 1928 ses deux filles par un moine. L’affaire avait fait scandale et le patriarche suprême lui-même – le chef administratif de la communauté monastique thaïlandaise – avait ordonné que les filles de Narin soient défroquées de force par la police. La même année, le patriarche suprême avait pris un décret interdisant aux moines d’ordonner des femmes[1].
Actuellement, la situation juridique des bhikkhunis est ambiguë. Le sangha (la communauté monastique) continue à invoquer le décret religieux de 1928, mais toutes les Constitutions depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932 stipulent que les citoyens thaïlandais jouissent d’une « pleine liberté de religion ». À Églises d’Asie, Sutada Mekrungruangkul, employée à la Commission nationale des droits de l’homme et experte de la question des bhikkhunis, confie que l’article constitutionnel rend caduc le décret de 1928.
Du fait du manque de reconnaissance légale, les bhikkhunis ne peuvent pas établir de véritables wats (temples) reconnus par le sangha, mais simplement des centres de méditation sous l’égide d’une fondation. Elles ne peuvent pas non plus recevoir de soutien financier de l’Etat (tous les supérieurs de temple en Thaïlande sont salariés par l’Etat), ni de carte d’identité spécifiquement destinée aux religieux avec une photo en habit religieux. Ces désavantages n’ont pas empêché les rangs des bhikkhunis en Thaïlande de grossir au fur et à mesure (elles étaient 25 en 2011) et de se montrer actives dans les activités d’aide aux femmes en difficultés et de propagation des enseignements du Bouddha (dhamma). Du fait de la discipline bouddhique (qui interdit les contacts physiques entre une femme et un moine et interdit à une femme de se retrouver seule avec un moine), les moines masculins ne peuvent pas conseiller et guider les femmes laïques pour toute une série de questions – des problèmes de couples et d’enfants aux problèmes spécifiquement féminins. Le rôle des bhikkhunis a donc une claire utilité sociale.
Beaucoup se posent toutefois la question de la validité doctrinale de la résurgence de l’ordre des bhikkhunis en Thaïlande. Dans le bouddhisme Theravada, le fait d’avoir une lignée ininterrompue dans la communauté monastique – chaque nouveau moine étant ordonné par un nombre imposé de moines ayant au moins dix ans d’ancienneté, et cela depuis des siècles – est primordial. Elle traduit la transmission sur la longue durée du dhamma du Bouddha par le sangha. La lignée semble avoir été clairement interrompue pour les bhikkhunis en Thaïlande et même dans nombre des pays du Theravada. Les partisans des bhikkhunis mettent toutefois en avant le fait que Dhamananada Bhikkhuni, qui a relancé l’ordre des moines femmes, en Thaïlande a été ordonnée au Sri Lanka en 2003, par des bhikkhunis qui elles-mêmes avaient été ordonnées en 1998 par des moines femmes venus de l’ordre Theravada de Chine. Selon eux, la lignée aurait donc été préservée.
Conscientes que la question reste très sensible en Thaïlande où la majorité des habitants ne conçoivent pas qu’une femme puisse être ordonnée moine, Dhammananda et ses coreligionnaires se gardent de mener une campagne tapageuse pour réclamer la reconnaissance légale de leur statut, mais elles sont parvenues à se faire bien accepter par les populations locales autour de leurs monastères : les villageois leur offrent de la nourriture tous les matins lors de la tournée des offrandes et viennent y écouter les prêches. Une pétition a aussi été lancée il y a plusieurs années pour demander aux autorités que les bhikkhunis soient classées dans la catégorie « autre sangha », définie par la loi monastique de 1962, qui comprend déjà les moines Mahayana chinois et vietnamiens (la première catégorie « sangha » comprenant les moines thaïlandais). (eda/ad)
Note
- L'histoire de Narin et de ses filles est merveilleusement racontée dans le livre The Man who accused the King of Killing a Fish, par Peter Koret, Silkworm Books, 2012. ↑
Cet article a été publié le 30 janvier 2017 sur le site du service de presse Églises d’Asie. Reproduit avec autorisation. Nous recommandons cette utile source d’information sur l’actualité religieuse (en particulier chrétienne, mais pas seulement) dans le monde asiatique.