En mars 2002, Religioscope avait publié un article relatant l’histoire des Abayudaya, alors que quelques centaines d’entre eux venaient d’être formellement reçus dans le judaïsme par des rabbins américains de la branche conservatrice. Depuis sa publication, cet article a suscité la curiosité de nombreux lecteurs. Durant certaines périodes, il a même été l’article le plus souvent consulté sur le site. Près de quinze ans plus tard, il est opportun de faire le point sur l’évolution de ce groupe, car l’année 2016 a été cruciale pour les Abayudaya.
Lors de la réception formelle des Abayudaya dans le judaïsme en 2002, certains avaient refusé de se soumettre à ce rituel, se sentant déjà juifs et estimant donc qu’une « conversion » était superflue. Par la suite, un petit groupe avait, à l’inverse, appris que le Grand Rabbinat d’Israël ne reconnaissait pas les conversions effectuées par des rabbins conservateurs et avait choisi la voie du judaïsme orthodoxe. Tandis que le groupe principal demeura à Nuabugoye, les partisans du judaïsme orthodoxe allèrent s’installer à Putti, où ils forment un groupe d’environ 130 personnes, reçus en partie dans les rangs juifs orthodoxes par un rabbin israélien. La démarche de ces Abayudaya « dissidents » semble liée — chez certains au moins — au rêve d’aller s’installer un jour en Israël (Ben Sales, « Uganda’s century-old Jewish community riven by sectarian divide », Forward, 24 mars 2014). Cette communauté se désigne sous le nom de Kahal Kadosh She'erit Yisrael (« She’erit Yisrael » signifie « les restes d’Israël ») et a une présence sur Facebook ainsi qu’un compte Twitter. Une petite organisation a également été mise sur pied pour offrir une assistance au développement du village.
La plus grande partie de la communauté reste dans l’orbite conservatrice et rassemble près de 2.000 fidèles. Ils se réunissent dans cinq synagogues (dont certaines sont en fait de très modestes locaux). L’essor de contacts internationaux avec des associations juives a joué un rôle important dans l’évolution du groupe. Comme l’a bien remarqué Edith Bruder, « l’attirance spontanée des Abayudaya pour la religion de Moïse, combinée à la vision universaliste du judaïsme des associations qui soutiennent les nidhei Yisrael (exilés d’Israël), ont su donner une réalité à leurs aspirations » (Black Jews. Les Juifs noirs d’Afrique et le mythe des Tribus perdues, Paris, Albin Michel, 2014, p. 236).En 2002, selon les informations fournies par Diane Tobin, directrice exécutive de Be'chol Lashon (GlobalJews.org), les responsables de la communauté des Abayudaya ont sollicité Be'chol Lashon pour forger un partenariat à long terme et établir des ressources financières. Le projet ne se limitait pas à une aide directe aux Abayudaya, mais visait également à améliorer la vie de l’ensemble des habitants de la région où sont établis les Abayudaya à travers des projets dans le domaine du développement et de la santé, et ainsi de contribuer tant à la coexistence interreligieuse qu’à la prévention de l’antisémitisme. Cela s’est concrétisé en 2007 avec le Abayudaya Community Health & Development Plan : forage de puits pour accéder à une eau propre, distribution de moustiquaires et ouverture d’un centre de santé (ouvert à tous) à Mbale. Les résultats sont tangibles : « Il n’y a plus eu de décès causés par la malaria dans la communauté des Abayudaya depuis l’ouverture du Tobin Health Center en 2010 », explique Diane Tobin.
L’actuel dirigeant, le rabbin Gershon Sizomu, souhaitait aussi approfondir sa connaissance du judaïsme et ainsi renforcer les liens entre les Abayudaya et les juifs ailleurs dans le monde, explique Diane Tobin. Grâce à une bourse reçue de Be'chol Lashon, Sizomu put venir étudier durant cinq ans aux États-Unis et recevoir une formation rabbinique à la Ziegler School of Rabbinic Studies ( American Jewish University, Los Angeles). Sizomu fut ensuite ordonné dans la branche conservatrice en mai 2008 et formellement installé dans les fonctions de Grand Rabbin de l’Ouganda en juillet 2008 (Jordan Namerow, « Ugandan Jews’ hopes rise with new Chief Rabbi », Forward, 17 juillet 2008).
L’année 2016 a été jalonnée par trois événements marquants pour la communauté des Abayudaya.Tout d’abord, le 19 février 2016, Gershom Sizomu est arrivé en tête des huits candidats en concurrence pour occuper le siège de député du district rural de Bungokho Nord (dans la région de Mbale). Premier juif élu au Parlement ougandais, le rabbin Sizomu se présentait sur une liste de l’opposition. Il s’était déjà présenté en 2011, mais était arrivé en deuxième position, après le candidat du parti gouvernemental (Anna Cavell, « Uganda rabbi says defeat in election not kosher », The Jerusalem Post, 21 février 2011). Cette élection démontre la popularité du rabbin ougandais dans une région où les musulmans sont par ailleurs nombreux : il a bénéficié des votes de catholiques et de musulmans. En 2011 déjà, une partie de son succès semble avoir été liée aux espoirs de bénéficier de soutiens internationaux pour la région, grâce aux liens développés avec des bienfaiteurs juifs dans d’autres parties du monde, concrétisés par les projets de développement déjà évoqués. Sizomu entend en outre lutter contre la corruption et s’est signalé — en contraste avec les autres candidats — par une attitude bienveillante envers les homosexuels : son séjour comme étudiant dans une institution rabbinique américaine a contribué à son approche de ce sujet sensible en Ouganda (Sam Kestenbaum, « Uganda Rabbi wins opposition seat in Parliament as authoritarian leader clings to power », Forward, 21 février 2016).
Le deuxième événement important de l’année 2016 a été l’attestation de la reconnaissance des Abayudaya par l’Agence juive, organisme para-étatique pour l’immigration en Israël (Rose Kaplan, « Abayudaya Jews of Uganda now officially recognized by Jewish Agency », Tablet, 14 avril 2016). Dans une lettre adressée au rabbin Andrew Sacks, chef de file du mouvement conservateur en Israël, l’Agence juive déclare reconnaître depuis 2009 les Abayudaya comme groupe enregistré de la branche conservatrice du judaïsme, et reconnaître également l’autorité du rabbin Gershom Sizomu. Même si cette reconnaissance n’engage pas celle du ministère de l’Intérieur, qui ne s’est pas encore prononcé sur cette question « complexe », cela devrait rendre plus aisée l’obtention de visas pour des séjours d’étude en Israël, notamment, mais pourrait aussi susciter le sentiment que les Abayudaya cherchent à émigrer vers Israël (« BJF Helps Ugandan Jews Gain Recognition », 18 avril 2016). Le rabbin Sizomu assure cependant qu’il n’y a aucun projet d’émigration et explique : « C’est une sorte d’assurance. L’assurance que nous faisons maintenant partie du monde juif plus large, et c’est un privilège. Partout où il y a des juifs, je suis le bienvenu. » (Rodney Muhumuza, « Once outlawed, Uganda's tiny Jewish group opens synagogue », Associated Press, 21 décembre 2016).
Enfin, le grand événement de l’année a été l’ouverture de la nouvelle synagogue des Abayudaya (Lauren Markoe, « In Uganda, a new synagogue for a remote group of Jews », Religion News Service, 15 septembre 2016). Elle porte le nom de « synagogue Stern » : les principaux donateurs, Ralph et Sue Stern, résident en Californie. Cela reflète les relations progressivement développées par les Abayudaya avec des juifs qui sympathisent avec leur démarche et qui sont convaincus par la persévérance de ce groupe depuis plusieurs décennies, avec des hauts et des bas, notamment sous la dictature d’Idi Amin Dada, durant laquelle les Abayudaya furent réduits à un noyau de 300 fidèles.
Plus largement, par la durée de son existence et par la crédibilité acquise auprès d’interlocuteurs juifs, la démarche des Abayudaya est une source d’inspiration et peut-être un modèle pour des groupes attirés par le judaïsme dans d’autres régions de l’Afrique. D’ailleurs, lors l’installation de Gershom Sizomu dans ses fonctions en 2008, des juifs noirs venus du Nigeria, du Ghana, du Kenya et de la Tanzanie étaient également présents, convertis formellement par un cour rabbinique à l’occasion de leur visite en Ouganda. « Le rabbin Sizomu a également ouvert une yeshiva pour former des enseignants et des rabbins au service des communautés juives d’Afrique », précise Diane Tobin. L’étonnante histoire des Abayudaya a ainsi des répercussions aujourd’hui au-delà des frontières ougandaises.
Jean-François Mayer
Deux organisations américaines représentent des sources d’information importantes sur les Abayudaya et d’autres communautés aux itinéraires semblables à travers le monde:
- Be’chol Lashon (GlobalJews.org), dont la directrice exécutive, Diane Tobin, a aimablement fourni des informations pour la préparation de cet article, cultive la vision d’un judaïsme transcendant les différences de classe, de race, d’ethnie, de pratique rituelle et de croyance, et pouvant ainsi croître. Le nom hébreu signifie « En toute langue ».
http://bechollashon.org - Kulanu (« Nous tous ») se donne pour mission de soutenir des communautés juives isolées ou émergentes à travers le monde et de les aider dans leur démarche pour mieux connaître le judaïsme ou renouer avec celui-ci. Son site est une mine d’informations sur ces groupes peu connus ou sur de nouvelles formations de communautés.
http://kulanu.org
En français, il existe un ouvrage (traduit de l’anglais après mise à jour) qui propose un utile panorama sur les groupes juifs noirs : Edith Bruder, Black Jews. Les Juifs noirs d’Afrique et le mythe des Tribus perdues, Paris, Albin Michel, 2014, 316 p. Les pp. 227-236 sont consacrées aux Abayudaya. En février 2009, Religioscope avait publié un compte rendu de l’édition originale anglaise de cet ouvrage.
Plusieurs ouvrages récents ont été publiés en anglais, mais nous n’avons pas encore eu l’occasion de les lire. La lettre d’information de décembre 2016 de Kulanu signale ainsi deux nouveaux volumes : In the Shadow of Moses : New Jewish Movements in Africa and the Diaspora (Tsehai Publishers) et Becoming Jewish : New Jews and Emerging Jewish Communities in a Globalized World (Cambridge Scholars).