“Tout ici est pensé pour respecter la doctrine juive.” Ilya Savenko mène avec entrain le visiteur à travers les couloirs. “La nourriture servie dans les restaurants et cafés est kasher, nos portes et ascenseurs disposent d’un mode ‘Shabbat’. Ils fonctionnent en automatique, et s’arrêtent à chaque étage. Pas besoin d’appuyer sur un quelconque bouton.” Rien n’a été laissé au hasard dans la Menorah, le plus grand complexe ‘multifonctions’ juif du monde, qui domine, depuis 2012, la grande ville de Dnipro, dans le centre de l’Ukraine.
“Ici, on trouve de tout”, poursuit Ilya Savenko. Le centre accueille des bureaux, des salles de conférence, deux hôtels, des restaurants et cafés, des bureaux de banque et d’agences de voyage, un musée de la mémoire juive et de l’Holocauste, présenté comme le 3ème plus grand au monde, etc. Une petite cité autonome, répartie dans 7 tours de tailles différentes, dans le centre-ville. Un ensemble qui évoque les 7 branches de la menorah, le chandelier traditionnel juif. Avec, en son centre, la synagogue de la Rose d’Or, héritière esseulée d’un large réseau de synagogues détruites dans les affres du 20ème siècle.
“Le bâtiment a changé la psychologie des gens”, commente le Rabbin Shmuel Kaminezki, directeur de la Menorah et l’un des dirigeants de la communauté juive les plus influents en Ukraine. “Pendant longtemps, beaucoup de Juifs vivaient cachés, dans le placard, comme on dit. Ils payaient même pour changer leurs noms, de Rubinstein à Shevchenko, par exemple. Aujourd’hui, ils s’affirment en tant que Juifs, ils portent la kippa dans la rue. Je pense que la Menorah a aidé à ce changement.”
Du haut de son bureau, au 18ème étage de la Menorah, le Rabbin orchestre un véritable renouveau de la communauté juive. Estimée à 60 000 personnes à Dnipro, elle compterait entre 350 000 et 400 000 personnes en Ukraine. “Aucun recensement n’a été conduit depuis 2001, et les différentes communautés juives ne tiennent pas les comptes”, explique Vladislav Davidzon, expert des Juifs d’Ukraine, et membre de la communauté d’Odessa.
La Menorah est le seul centre juif de Dnipro, la seule communauté organisée autour d'une synagogue. Elle est ouverte à toutes les tendances du judaïsme. A Dnipro, on compte peu de tendances différentes, pour les raisons historiques et sociologiques développées dans l'article. Mais on rencontre certains représentants du sionisme moderne, et d'autres branches plus conservatrices. Le Rabbin, et 95% des fidèles se rendant à la Menorah, se reconnaissent dans le hassidisme Haba'd ou de Loubavitch. (SG)
Plusieurs décennies après les massacres nazis de la “Shoah par balles”, la répression soviétique de toute vie religieuse, et plusieurs vagues d’émigration vers Israël et autres pays, la communauté juive est en expansion culturelle et religieuse sans précédent. “Etant donné qu’il n’y avait plus de clergé, les besoins sont satisfaits par les mouvements les plus stricts et orthodoxes du judaïsme”, commente Vladislav Davidzon. “La majorité des rabbins en Ukraine viennent des Etats-Unis ou d’Israël, et sont de tradition hassidique.”
C’est le cas de Shmuel Kaminezki, qui bénéficie dans son entreprise du soutien de puissants bienfaiteurs locaux, les oligarques Hennadiy Boholyubov et Ihor Kolomoiskiy. Ceux-ci ont financé la construction de la Menorah à hauteur d’au moins 60 millions de dollars. Ce qui fait du complexe une vitrine de leurs puissants intérêts financiers, et justifie l’ouverture de la Menorah “à toutes les nationalités, à toutes les religions”, insiste Ilya Savenko. D’ailleurs, le jour de la visite, ce sont les participants d’une conférence sur les nouvelles technologies de la médecine qui encombrent les couloirs, sans aucun lien avec le judaïsme.
Ihor Kolomoiskiy, classé seconde fortune d’Ukraine en 2016 avec 1,3 milliards de dollars, selon le magazine Forbes, a une réputation sulfureuse, en particulier dans ses pratiques d’affaires. Mais ce n’est pas pour embarrasser Shmuel Kaminezki, qui “remercie le ciel du succès inespéré de ces quelques membres de notre communauté”. Cela lui permet de mener de nombreuses actions caritatives en faveur des plus défavorisés. Le patronage d’Ihor Kolomoiskiy le conforte aussi dans le positionnement des Juifs d’Ukraine dans le narratif historique national.
“Le nationalisme ukrainien dont nous avions peur autrefois a changé”, affirme-t-il, citant l’engagement de l’oligarque, ancien gouverneur de Dnipro, et de nombreux membres de sa communauté, dans la défense territoriale de l’Ukraine à partir de 2014. “Les Juifs sont devenus les plus fervents patriotes de l’Ukraine! J’en ai été le premier surpris”, s’exclame-t-il.
“Dans l’Ukraine post-Maïdan, l’idée d’appartenance à la nation est basée sur des critères plus civiques qu’ethniques”, analyse Peter Zalmayev, représentant de l’association “Rencontres Ukraino-Juives”. “Aussi les Juifs sont à la fois libres de s’affirmer en tant que tels, mais aussi de plus en plus inclus dans la vision d’une Ukraine multiculturelle et européenne.” Et d’ajouter que le Premier ministre Volodymyr Hroïssman est lui-même d’origine juive, sans que cela dérange quiconque dans la classe politique. Des signes encourageants, malgré des conflits d’historiographie persistants.
Le 29 et 30 septembre 2016, l’Ukraine commémorait ainsi les 75 ans du massacre de Babi Yar. En septembre 1941, les Nazis occupaient Kiev depuis à peine quelques semaines qu’ils s’étaient attelés avec diligence à tuer par balles, avec l’assistance de milices locales, près de 34000 Juifs. Les corps des victimes furent jetées dans le ravin de Babi Yar, au nord de la ville.
En 2016, les commémorations ont pris une ampleur inédite, car “il semble que le gouvernement ukrainien a pris conscience qu’il est important de tirer des leçons de l’Histoire”, estime Peter Zalmayev, un des principaux organisateurs des commémorations.
Malgré cela, un discours du Président israélien Reuven Rivlin à la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien), le 27 septembre, provoquait un scandale. Il y insistait sur la participation de milices nationalistes ukrainiennes dans l’organisation du massacre de Babi Yar. Un rappel qui en a choqué plus d’un, côté ukrainien, qui préfèrent voir Babi Yar comme une tragédie imposée par les Nazis sur des populations locales. Les autorités nationales sont régulièrement pointées du doigt pour leur manque de responsabilité dans l’analyse de ces pages sombres de l’histoire.
“Les Juifs et les Ukrainiens ont une relation ambigüe”, reconnaît Shmuel Kaminezki. “D’un côté, beaucoup de belles choses ont été développées ici: le hassidisme, le sionisme, la culture yiddish… D’un autre côté, il y a les pogroms, l’holocauste…” Pour le Rabbin, ces clivages historiques sont une raison de plus d’intensifier les échanges. “C’est le moment de discuter de toutes ces questions, et nous bâtir un bel avenir commun. Car les Juifs ne vont nulle part. Ils veulent vivre ici, en Ukraine.”
Sébastien Gobert
Juifs: les règles de typographie française demandent la minuscule pour les noms de membres de religions. Ce site écrit donc habituellement “un juif”. Cependant, la rédaction a respecté le choix de la majuscule par l’auteur de cet article, qui entend ainsi exprimer le fait que la perception du judaïsme en Ukraine est celle d’une “ethno-religion” (NDLR).
Sébastien Gobert est un journaliste indépendant qui réside à Kyiv, en Ukraine. On peut notamment le suivre sur son blog Nouvelles de l’Est.