Les circonstances politiques en Irak et en Syrie expliquent en partie l'impact qu'a réussi à avoir le groupe qui se dénomme aujourd'hui «État Islamique» (EI). Des raisons psychologiques ou sociales contribuent aussi à des ralliements à ce groupe dans d'autres régions du monde. Ces facteurs cruciaux n'autorisent cependant pas à ignorer les dimensions idéologiques: le projet de l'EI fonde sa légitimité sur son interprétation de l'islam. Celle-ci est également utilisée pour justifier le ralliement à l'EI de musulmans venus d'autres régions du monde et leur établissement dans les territoires contrôlés par l'EI: il ne s'agit pas simplement, pour ces partisans internationaux de l'EI, de «venir en aide» au peuple syrien ou irakien, mais de participer à la construction d'une utopie islamiste. Comme l'a pertinemment fait remarquer Wassim Nasr:
«Nier la dimension religieuse du phénomène jihadiste, c'est nier l'essence même de ce qui motive des hommes et des femmes de différentes nationalités et origines à franchir le pas du jihad.» (État islamique, le fait accompli, Paris, Plon, 2016, p. 173)
Les racines idéologiques de l'État Islamique
Même si les publications de l'EI contiennent de nombreuses informations sur ses positions et interprétations, la plupart des ouvrages sur le phénomène ne consacrent pourtant qu'une place limitée à une véritable analyse de l'idéologie.
Les formes à donner à un État islamique (au sens générique) ainsi que les moyens pour y parvenir sont loin d'être des sujets sur lesquels règne l'unanimité parmi les islamistes. On en trouvera une évocation contextualisée par rapport à la guerre en Syrie dans un article de Joas Wagemakers (Université d'Utrecht), «What Should an Islamic State Look Like? Jihadi-Salafi Debates on the War in Syria» (The Muslim World, vol. 106, N° 3, juillet 2016, pp. 501-522), qui porte une attention particulière aux influents théoriciens jordaniens du jihadisme. Cet article souligne les différences d'approche non seulement entre salafistes et salafistes jihadistes, mais aussi parmi les jihadistes. Il soulève la question de qui détient l'autorité pour parler au nom du jihad: les érudits connaisseurs du droit islamique ou les combattants qui ont l'expérience du champ de bataille, même si les deux coopèrent en général?
Jusqu'à la guerre en Syrie, remarque Wagemakers, les autorités religieuses du camp jihadiste étaient en accord dans les grandes lignes, mais l'apparition de l'EI a entraîné des divisions: certaines figures religieuses jihadistes ont qualifié l'EI de «terroriste», notamment parce qu'il s'en prend à des civils musulmans, et ont appelé à le combattre. D'autres, en revanche, impressionnés aussi par la nature d'État que revendique le groupe, ont pris sa défense et ont soutenu la légitimité du Califat institué par le groupe.
L'étude de Hassan Hassan, collaborateur du Tahrir Institute for Middle East Institute (Washington) retient donc l'attention. Longue d'un peu moins de 30 pages, elle est intitulée The Sectarianism of the Islamic State: Ideological Roots and Political Context (Carnegie Endowment for International Peace, 2016) et est téléchargeable en ligne.
Dans une étude publiée l'an dernier, From Paper State to Caliphate: The Ideology of the Islamic State (Washington, Brookings, 2015), elle aussi disponible en ligne, Cole Bunzel s'était livré à une semblable esquisse d'analyse, mais plutôt sous l'angle d'une histoire des différentes étapes ayant conduit à l'EI et à son Califat. Plus récemment, Bunzel a publié une autre étude qu'il est possible de télécharger, The Kingdom and the Caliphate: Duel of the Islamic States (Washington, Carnegie, 2016). Nous ferons également référence à ces deux textes dans la brève synthèse qui suit.
Selon Hassan, on ne peut identifier une source unique de l'idéologie de l'EI: il convient d'examiner «comment le groupe choisit, comprend et enseigne ses idées» (Hassan, p. 4).
Dans sa prétention à incarner l'islam authentique, tel qu'il était pratiqué par les premières générations de musulmans, l'EI présente des caractéristiques salafistes, et spécifiquement wahhabites. La fixation des religieux wahhabites sur la bidah (l'innovation blâmable), qui conduit notamment au rejet du soufisme et du chiisme, «crée une pente glissante qui conduit parfois à déclarer qu'un autre musulman est un apostat»: de nombreuses pratiques que le plupart des musulmans admettent se retrouvent déclarées illégitimes (Hassan, pp. 4-5).
L'EI a emprunté en grande partie au wahhabisme son code légal. Il voit aussi dans le wahhabisme la source du concept crucial de al-Wala’ wal Bara’, (loyauté envers l'islam et désaveu de ce qui n'est pas islamique), qui enjoint au vrai musulman de rejeter activement les actions non islamiques et les non musulmans. Dans la dernière section du présent article, nous reviendrons plus longuement sur cet important concept.
Selon le fondateur du wahhabisme, ceux qui n'adhèrent pas strictement au concept d'unicité (tawhid) en haïssant tout ce qui s'y oppose, ne sont pas de vrais musulmans. Selon l'EI, «cette obligation d'agir avec inimitié s'étend aux musulmans qui ne remplissent pas les critères du tawhid» (Hassan, p. 5). Quand l'EI s'empare d'une localité, il s'en prend à tout ce qu'il considère comme manifestation de «polythéisme».
Une hybridation sur fond de salafisme et d'islam politique?
Pourtant, en dépit de ces sources salafistes et wahhabites, Hassan met en garde contre une approche trop simpliste qui imputerait uniquement au salafisme et au wahhabisme l'extrémisme de l'EI. Selon lui, il faut interpréter l'EI comme le produit d'une «lente hybridation entre un salafisme doctrinaire et d'autres courants islamistes» (Hassan, p. 6).
Parmi ces sources de l'EI, Hassan cite notamment la bataille d'idées en Arabie saoudite et en Égypte entre salafisme et Frères musulmans: cela a débouché sur le mouvement de la Sahwa (réveil islamique) en Arabie saoudite dès les années 1970 et s'est également exprimé dans des phénomènes de mélange entre salafisme et islamisme politique des Frères dans le sillage des «Printemps arabes» de 2011. Ces nouvelles formes de salafisme se sont montrées critiques envers leurs prédécesseurs (tant salafistes que Frères). Entre autres faits connus, Hassan cite également les pratiques de «takfirisme» («excommunication» de musulmans considérés comme apostats) dès les années 1960 et l'influence de la pensée de Sayyid Qutb, avec l'idée selon laquelle les musulmans auraient foncièrement dévié de la voie de l'islam véritable, seule une révolution permettant de corriger le cours des événements par la force. Hassan cite les propos d'un de ses interlocuteurs, membre de l'EI:
«Si vous pensez que les gens accepteront le projet islamique [volontairement], vous avez tort. Ils doivent d'abord être contraints. Les autres groupes pensent qu'ils peuvent convaincre les gens et les rallier, mais ils ont tort. Vous avez un projet prêt, vous devez le placer sur la société comme une couronne sur une dent et vous assurer de le maintenir.» (cité par Hassan, p. 7)
Les influences mutuelles entre salafisme et Frères musulmans auraient donc produit différents résultats: l'EI serait l'un d'eux, continuant d'ailleurs d'utiliser largement la même littérature jihadiste que celle d'Al Qaïda, malgré la brouille entre les deux groupes.
«L'avant-garde du salafisme activiste n'a pas simplement emprunté les concepts salafistes, mais les a transformés. [...] Les religieux jihadistes ont repris le terme coranique de taghut (faux dieu) et ont construit sur celui-ci toute une idéologie: les dirigeants du monde musulman ont apostasié et, sur cette base, un musulman qui travaille au service du gouvernant — des clercs aux fonctionnaires — peut être une cible légitime.» (Hassan, p. 8)
Hassan insiste sur l'héritage takfiriste de l'EI, rappelant les divergences bien connues entre le Jordanien Zarqawi (à la source de l'EI) et les dirigeants d'Al Qaïda, notamment par rapport aux chiites: Al Qaïda était opposé à des actions visant de simples chiites, excusés de leurs erreurs par leur ignorance. En revanche, rappelle Bunzel, même alors que les Américains occupaient l'Irak en 2004, Zarqawi voyait dans les chiites une menace plus grave: les Américains partiraient, tandis que les chiites resteraient, dangereux ennemis des sunnites (Bunzel 2015, p. 14).
Sur plusieurs plans, l'EI pousse à l'extrême les principes salafistes, refusant toute nuance et transformant ce qui n'est que recommandé par d'autres courants salafistes en obligations. Le musulman qui n'identifie et ne dénonce pas les infidèles et les apostats court le risque d'en devenir un lui-même. Mais cet extrémisme risque toujours de trouver plus extrême que lui: en 2014, l'EI a exécuté quatre de ses membres accusés d'extrémisme, qui se seraient rebellés contre le groupe parce qu'il ne mettait pas assez strictement en application la sharia. (Sur les «extrémistes de l'EI», on peut lire en ligne un article de Tore Hamming, «The Extremist Wing of the Islamic State», 9 juin 2016.)
Hassan identifie plusieurs clercs, notamment saoudiens, dissidents de l'establishment religieux de ce pays et ayant déjà exercé une influence sur Al Qaïda, qui sont des références tenues en haute estime par l'EI — par exemple Al-Khudayr (en prison en Arabie saoudite depuis 2003), qui adopte une attitude radicale face à quiconque adhère à des enseignements jugés non islamiques. Ces auteurs sont aussi violemment antichiites. Les lecteurs intéressés par les différents clercs dont les écrits ont été utilisés par l'EI peuvent se référer à l'étude de Hassan (pp. 12-17).
Pour se placer en authentique successeur de l'islam des origines, l'EI fait presque uniquement lire à ses membres des textes religieux et des récits de l'histoire islamique (notamment ceux qui semblent justifier des actes d'extrême violence): comme le note Hassan, ces récits impressionnent plus les membres que la simple mention de règles islamiques, mais seraient souvent «ce que les clercs musulmans considèrent comme des incidents isolés, qui ne devraient pas être suivis comme des règles» (p. 18).
«Des conversations avec de nouveaux membres de l'EI suggèrent que les religieux du groupe vont souvent puiser loin dans l'histoire islamique d'obscurs récits ou hadiths pour impressionner les nouveaux membres et leur montrer que le véritable islam a été absent de leur société.» (Hassan, p. 19)
Hassan estime donc qu'il faut considérer l'EI comme un symptôme de bouleversements survenus dans le milieu salafiste, permettant la naissance de nouveaux mouvements qui s'alimentent à la fois au salafisme et à l'islamisme politique (p. 19). Dans les grandes lignes, son étude ne révèle rien qui apparaisse comme radicalement nouveau, mais elle a le mérite de synthétiser tout cela de façon concise, cohérente et accessible.
De l'influence wahhabite au dépassement d'Al Qaïda
Si nous comparons avec l'analyse antérieure de Bunzel, ce dernier identifie de la même façon les deux courants à l'origine des synthèses jihadistes-salafistes, en mettant un accent plus fort sur l'influence wahhabite, illustrée notamment par le large usage de textes wahhabites dans les territoires sous domination de l'EI (Bunzel 2015, p. 10). Cette influence wahhabite est réaffirmée dans son étude de 2016, tout en soulignant également que la montée de l'EI a provoqué un débat en Arabie saoudite autour de la nature intolérante et agressive du wahhabisme, avec les propositions de certains milieux libéraux en vue de le purger de certaines de ses doctrines. Mais les autorités religieuses saoudiennes se bornèrent à émettre des condamnations religieuses générales plutôt que de se lancer dans une véritable guerre idéologique contre l'EI, non sans irriter le souverain, explique Bunzel (2016, p. 19). À la suite de cette intervention gouvernementale, en 2014, les figures religieuses wahhabites s'engagèrent dans une critique de l'EI, mais en niant tout lien idéologique de celui-ci avec le wahhabisme et en refusant d'envisager une réforme du wahhabisme pour répliquer à l'EI (Bunzel 2016, pp. 23-24).
Le refus de l'alliance avec une dynastie et l'établissement d'un califat ainsi que la ferveur apocalyptique distinguent l'EI du wahhabisme. Aux yeux des partisans de l'EI eux-mêmes, l'Arabie saoudite représente plutôt une tentative manquée d'État islamique (Bunzel 2016, p. 4). «Généralement, la dernière autorité religieuse de l'establishment wahhabite acceptée par les jihadistes est Muhammad ibn Ibrahim, l'ancien grand mufti d'Arabie saoudite, mort en 1969.» (Bunzel 2016, p. 8) Le modèle à suivre, pour les jihadistes, n'est pas celui de l'actuel État saoudien, mais celui du wahhabisme originel au XVIIIe siècle: Bunzel cite des textes qui placent clairement l'EI dans la continuité de celui-ci (Bunzel 2016, p. 9)
Par rapport à Al Qaïda, le jihadisme salafiste de l'EI se caractérise par son refus absolu de tout compromis et par son dogmatisme dans la mise en œuvre des principes prêchés: la promotion d'une variété inflexible de salafisme a priorité sur toute autre considération (Bunzel 2015, p. 9), même si les textes fondamentaux de l'EI décrivent celui-ci comme suivant une voie médiane (cf. Bunzel 2015, p. 38). Comme l'avait fait remarquer Brynjar Lia, les divergences entre stratèges et doctrinaires avait marqué déjà l'histoire d'Al Qaïda: les partisans d'une approche stratégique avaient le sentiment que les salafistes rigides compromettaient le succès du jihad en divisant les musulmans, et notamment — dans le contexte afghan — en se comportant de façon méprisante face aux traditions populaires locales et au rapprochement d'Oussama ben Laden avec les Talibans (Brynjar Lia, «Jihadis Divided Between Strategists and Doctrinaires», in Assaf Moghadam et Brian Fishman, Fault Lines in Global Jihad: Organizational, Strategic, and Ideological Fissures, Londres / New York, Routldge, 2011, pp. 69-87).
Bunzel relève aussi que la majorité des idéologues jihadistes restent fidèles à Al Qaïda, à la fois par loyauté envers les dirigeants du groupe et par méfiance envers une violence extrême et arbitraire ainsi que face à un takfirisme jugé excessif. C'est donc largement sur une génération de prédicateurs plus jeunes que l'EI doit s'appuyer.
Al-Wala’ wal Bara’
Nous avons évoqué plus haut l'important concept de al-Wala’ wal Bara’. En raison de son caractère crucial, il convient de nous y intéresser d'autant plus près. Une étude récente très fournie nous offre une analyse détaillée de ce concept et de ses interprétations. Il s'agit de l'ouvrage de Mohamed Bin Ali, The Roots of Religious Extremism: Understanding the Salafi Doctrine of Al-Wala’ wal Bara’ (Londres, Imperial College Press, 2016). Nous suggérons à tout lecteur désireux d'approfondir ce sujet de prendre connaissance de ce livre important. Les lignes qui suivent s'appuient principalement sur ce livre.
La formule al-Wala’ wal Bara’ connote l’idée de proximité et son contraire, la distance, la notion de ce qu’on aime et de ce qu’on déteste, de ce dont on est allié face à ce dont on se dissocie et se désolidarise. C’est ainsi qu’on se déclare innocent et sans participation au shirk, c’est--à-dire à ce qui associe d’autres choses à Dieu, au kufr (à la mécréance), au sens de la sourate 109 («Les Infidèles», 1-6).
Le concept de al-Wala’ wal Bara’ est flexible, fluide, multidimensionnel, note Mohamed Bin Ali: il est interprété dans un sens modéré par les uns, utilisé pour justifier les positions les plus extrêmes par les autres (p. 254). Le concept fournit les bases sur lesquelles construire une position de rejet absolu de tout ce qui est différent, mais il ne débouche pas automatiquement sur cette position: comme cela arrive souvent, la question est surtout celle de l'interprétation et des commentaires de la doctrine. Mohamed Bin Ali éclaire bien cela en analysant des ouvrages représentatifs des différentes positions: entre salafistes «puristes» (mettant l'accent sur la pureté religieuse), politiques et jihadistes, les approches varient.
Pour les salafis modernes, il s’agit non seulement de rejeter tout ce qui déplaît à Dieu, mais aussi de rejeter l’association avec ceux qui ne suivent pas la voie de l’islam. Ce concept est également crucial pour déterminer l’attitude envers les personnes appartenant à d’autres religions, dans la ligne d’Ibn Taimiyya (1263-1328), qui avait écrit un traité pour insister sur les différences et démarcations entre musulmans et non musulman : il s’inquiétait par exemple de voir des musulmans qui s’associeraient d’une façon ou d’une autre à des fêtes juives ou chrétiennes.
Pour établir la doctrine de de al-Wala’ wal Bara’, la Sourate 60 du Coran est centrale. Cette sourate de 13 versets commence et se termine par la mise en garde d’une alliance avec les non musulmans, sans interdire cependant d’être équitable à leur égard s’ils ne se montrent pas hostiles aux musulmans. La sourate souligne fortement que seule l’allégeance à Dieu ouvre la voie du salut. Elle met en valeur l’exemple d’Abraham, qui n’hésite à désavouer son propre peuple, à le renier, quand ce peuple ignore le respect du tawhid. Les salafistes tendent à voir comme ennemis de Dieu et des musulmans pas seulement ceux qui s’opposent militairement à eux: ils avancent dans ce sens d’autres passages du Coran (par exemple 3:28). Alors que certains salafistes font soigneusement la distinction entre le péché et le pécheur, d’autres, en particulier les jihadistes, soulignent qu’on ne peut pas à la fois haïr la mécréance et aimer les mécréants: il faut haïr la mécréance et les mécréants.
La doctrine de al-Wala’ wal Bara’ est intégrée dans le programme scolaire saoudien, ce qui a valu à celui-ci de nombreuses critiques ces dernières années, en raison de l'image très négative des non musulmans qui y est transmise: mais les écoles saoudiennes ne s'intéressent qu'à l'aspect social et religieux de la doctrine, pas à ses aspects politiques ou jihadistes, qui menaceraient le pouvoir. Cela n'a pas empêché, en 2008, un ancien ministre de l'Éducation saoudien de s'inquiéter de voir le programme scolaire de son pays contribuer au terrorisme, selon lui... (p. 171)
À partir de l'adoption de la doctrine de al-Wala’ wal Bara’, il s'agira donc de définir qui sont les ennemis de Dieu et des musulmans, et quel comportement adopter envers eux (pp. 102-106), Ainsi, le concept de al-Wala’ wal Bara’, qui fait l’objet de livres entiers, offre une base sur laquelle le jihadisme peut construire son rejet radical de tout ce qui n’est pas musulman ou est soupçonné d’apostasie. Cela permet de pratiquer le takfir, c’est-à-dire de déclarer kufar (mécréant) un musulman: par exemple un dirigeant apostat parce que ne dirigeant pas selon les règles islamiques telles que les entendent les jihadistes. Pour les salafistes politiques, les dirigeants des pays musulmans sont certes des pécheurs, mais pas des apostats (p. 219). Aux yeux des jihadistes, en revanche, ces dirigeants tombent dans la catégorie des adorateurs d'idoles: ils adorent ces idoles modernes que sont la démocratie et le sécularisme (p. 111).
Remarquons au passage que la position extrême des jihadistes a des précédents dans l'histoire islamique: elle rappelle celle des premiers wahhabites, qui avaient décrété que les Ottomans étaient des infidèles et polythéistes (en raison de l'attachement aux visites des tombeaux des saints), qui avaient corrompu l'islam. Ils qualifiaient donc le Califat ottoman d'État infidèle (al-Dawlah al-Kuffriyah): ceux qui soutenaient cet État ou s'alliaient à lui devaient également être considérés comme des infidèles (pp. 140-141). Comme on le constate, l'EI trouve ici des précurseurs. Le concept salafiste moderne de al-Wala’ wal Bara’ a des racines wahhabites (pp. 126-127), écrit Mohamed Bin Ali, et fournit également des arguments à ces wahhabites critiques envers les compromissions du pouvoir saoudien avec l'Occident (pp. 127-128).
Comme l’a noté l’auteur du livre cité ici, chez les jihadistes qui appliquent ce principe, «le monde entier devient une dichotomie: l’islam contre l’Occident, le bien contre le mal.» Cela renforce le sentiment d’urgence de s’engager dans le jihad, et celui-ci devient plus logique et acceptable: il faut tout soumettre à l’islam. Accessoirement, cela explique aussi l’insistance salafie — qu’on retrouve dans la propagande de l’État Islamique — pour la hijra, l’émigration vers la terre d’islam.
Le concept de al-Wala’ wal Bara’ s’étend dans le salafisme contemporain à quatre dimensions, mais cela crée des divisions entre salafistes, car ces quatre dimensions ne sont pas toutes acceptées par tous — c’est surtout sur la troisième et la quatrième que les vues divergent fortement:
1. La dimension de la foi: le principe du tawhid, de l’unité, ne peut être maintenu qu’en purifiant l’islam de toute impureté et innovation, en s’attachant fermement à l’islam et en désavouant tous les éléments non islamiques.
2. La dimension sociale: méfiance envers les contacts avec les non musulmans, et toutes les compromissions de la foi que cela pourrait entraîner.
3. La dimension politique: nécessité pour un dirigeant musulman de gouverner complètement selon les lois de l’islam, sinon les musulmans doivent le désavouer. La démocratie, le nationalisme et le sécularisme doivent être rejetés.
4. La dimension jihadiste: pour ceux des salafistes qui embrassent le jihadisme, le concept de de al-Wala’ wal Bara’ implique que les régimes apostats fondés sur des systèmes politiques non islamiques doivent être non seulement rejetés, mais combattus par la violence s’il le faut.
En s'appuyant notamment sur ce concept, les jihadistes et d'autres islamistes en arrivent à définir quatre grandes catégories de musulmans, résumait Mohammed Hafez dans un bon article synthétique sur ces débats («Takfir and violence against Muslims», in A. Moghadam et B. Fishman, op. cit., pp. 25-46):
1. Les tyrans (tawaghit, singulier taghout): les dirigeants musulmans qui ne gouvernement pas selon les règles de l'islam, refusent de retourner à l'islam tel que l'interprètent les islamistes et répriment les «vrais croyants» (c'est-à-dire ceux qui s'efforcent d'établir l'EI).
2. Les apostats (murtadin, singulier murtad): des musulmans qui sont au service des tyrans et des puissances étrangères — par exemple les membres des forces armées et de la police, les fonctionnaires, etc.
3. Les hérétiques et polythéistes (mubdi’een et mushrikeen): des musulmans qui violent le principe de monothéisme (tawhid) défendu par les «sunnites orthodoxes» — cela inclut les chiites et différents groupes considérés comme séparés de l'islam.
4. Les vrais croyants: les musulmans qui soutiennent le projet islamiste ou ne s'opposent pas à lui, ce qui s'applique souvent aux masses musulmanes sunnites. S'il arrive que des groupes «excommunient» tous ceux qui ne les suivent pas, les jihadistes tendent à se voir le plus souvent comme l'avant-garde de l'ensemble de l'islam sunnite. Cela est notamment très clair chez Zawahiri, qui insiste toujours sur la nécessité de ne pas perdre le contact avec ces masses musulmanes.
Tous les jihadistes admettent que les membres de la première catégorie méritent la mort. En revanche, ils ne sont pas tous d'accord quant au traitement applicable à la deuxième et à la troisième catégorie: chacun doit-il être évalué individuellement, cas par cas? méritent-ils collectivement la mort, sans considération des situations individuelles? et même si c'est le cas, est-il opportun de les tuer, ou cela risque-t-il de compromettre le succès du jihad? Les débats entre Zawahiri et Zarqawi au sujet des chiites, dans les années 2000, avaient bien illustré ces controverses, explique Hafez (pp. 30-34 et 38-41): Zawahiri admettait que les membres de services de sécurité des régimes «apostats» pouvaient sans autre être tués, mais, contrairement à Zarqwi, il n'estimait pas légitime de tuer les chiites pour la seule raison de leur appartenance religieuse; certes hérétiques, els fidèles chiites étaient excusés par leur ignorance, et les attentats indiscriminés dans des pays musulmans et contre les chiites risquait de donner naissance à une aversion pour le jihad.
Nous voyons ainsi comment l'EI, héritier de Zarqawi, représente dès le départ un degré plus extrême d'intolérance et de violence qu'Al Qaïda.
Conclusion
Ces études permettent de mieux situer le contexte idéologique de l'approche adoptée par l'EI, avec ses spécificités, et sans oublier les circonstances historiques qui ont permis son développement en Irak et en Syrie. Elles éclairent tant la délicate question du lien généalogique avec le wahhabisme que les dissensions doctrinales entre groupes jihadistes: un sujet qui mérite d'être suivi attentivement, car toute groupe adoptant des positions idéologiques radicales se trouve particulièrement exposé aux controverses et scissions.
Ce qu'on souhaiterait comprendre mieux encore est le fonctionnement concret la réception des doctrines prônées par l'EI dans les territoires que le groupe contrôle et parmi celles et ceux qui s'y rallient. Comment le message de l'EI est-il perçu dans ces différents publics, par rapport aux autres approches islamiques avec lesquelles ils sont familiers? Selon quelles modalités de formation ou de recyclage l'EI met-il en place un système de prédication de ses principes dans les régions sous sa domination? Quels éléments de continuité et de rupture se présentent-ils dans ce processus? Cela n'est pas aisé, car aucun chercheur ne peut s'aventurer actuellement sur un tel terrain. Mais, pour avancer encore plus dans notre compréhension du phénomène, il faudrait pouvoir saisir de façon fine l'articulation entre cette idéologie et sa mise en pratique au sein de populations musulmanes.
On trouve une importante collection de textes de l’État Islamique traduits en anglais sur le site ansarukhilafah.wordpress.com.