Dans les années 1980, nous avions entrepris de recueillir des informations sur l’athéisme organisé sous forme associative à travers le monde. Avant Internet, la tâche était beaucoup plus ardue qu’aujourd’hui. Outre les associations athées francophones et groupes de libres-penseurs existant de longue date, il était cependant possible de découvrir des groupes athées actifs dans des régions du monde inattendues, jusqu’en Inde, où les groupes athées ont sans doute fort à faire pour promouvoir leurs vues.
L’athéisme organisé ne regroupe qu’une petite fraction des athées : la plupart de ceux qui ne croient pas n’éprouvent pas le besoin de se constituer en associations. Celles-ci n’en représentent pas moins une facette intéressante de l’athéisme — et aussi celle qu'un chercheur peut aborder le plus aisément.
Certaines de ces associations s’efforcent de documenter la présence athée. Ainsi, l’Association belge des athées (ABA) organisa en octobre 2014 à Bruxelles un colloque sur l’athéisme dans le monde, ce qui a débouché sur un petit volume dirigé par Patrice Dartevelle et publié en 2015.
L’accent n’est pas mis avant tout sur les organisations athées, mais sur la situation de l’athéisme et les défis que peut rencontrer la propagation de celui-ci. Le ton se veut généralement celui de l’analyse, même si quelques chapitres contiennent des passages exprimant les convictions et engagements de leurs auteurs.
Athées dans les pays postcommunistes
Olivier Gillet (Université libre de Bruxelles) ouvre le volume par des réflexions sur l’athéisme et la religion orthodoxe dans les pays de l’Est et du Sud-Est de l’Europe — les pays postcommunistes et la Grèce. Dans les pays qui ont connu le communisme, l’athéisme a joui d’un statut d’idéologie officielle ; les autorités soutenaient également la propagande antireligieuse. Une fois le dos tourné au communisme, cet héritage est embarrassant pour l’athéisme. Cependant, à juste titre, Gillet suggère que le facteur sans doute le plus crucial est l’association entre Église orthodoxe et identité nationale dans ces pays : cela conduit certains athées à se dire «orthodoxes», parce qu’ils auraient le sentiment de trahir sinon l’appartenance nationale. Cela oblige à relativiser la signification des taux d’appartenance à l’Église affichés dans ces pays.
«On peut [...] s’affirmer athée tout en tenant à son appartenance à l’orthodoxie et même à l’Église orthodoxe pour des raisons nationales et d’ethnicité. [...] La déclaration d’appartenance à la religion orthodoxe n’implique pas nécessairement une conviction religieuse ou philosophique, mais surtout un sentiment d’appartenance à une ‘nation’, une appartenance culturelle et identitaire, voire une prise de position par rapport à un camp déterminé, notamment contre l’Occident latin, catholique romain ou toute forme d’impérialisme occidental. » (p. 21)
Le propos de Josef Laptos (Université pédagogique de Cracovie), qui s'intéresse à l'athéisme en Pologne, est similaire. Les années de domination communiste ont laissé des traces, observe-t-il, par exemple dans la République tchèque, où le taux d'athéisme est très élevé. Dans plusieurs pays postcommunistes, il a fallu «réapprendre les références religieuses aux enfants, comme ce fut le cas en Estonie» (p. 28), tandis que la séparation entre États et Églises est devenue un fait. La Pologne contraste, avec sa très forte population catholique, même si un héritage d'athéisme organisé y existe aussi: Laptos cite l'Association des athées et libres penseurs, née dans l'entre-deux-guerres, renommée Association de la propagation de la culture laïque en 1969. Plusieurs autres associations virent le jour par la suite et disposèrent de plusieurs périodiques: mais la visibilité des athées en Pologne est faible (pp. 28-29). L'équation entre athéisme et passé communiste (attribuée à «la propagande de l'Église» par l'auteur) n'aide pas (p. 32). En même temps, les signes de baisse de la pratique religieuse en Pologne ainsi que la volonté d'une grande partie de la jeunesse de guider sa vie personnelle sans grand souci des consignes de l'Église indiquent que la société polonaise connaît aussi une sécularisation.
Depuis le milieu des années 2000, Internet serait «devenu le lieu privilégié de rencontre des athées polonais» (p. 34). Des sites encouragent notamment les athées à faire leur coming out, tout d'abord en effectuant la démarche de sortie de l'Église catholique.
Des rituels non religieux pour les grandes étapes de la vie, à commencer par des «mariages humanistes», sont proposés depuis 2007 (avec un nombre d'utilisateurs faible pour le moment). Une Marche des agnostiques et des athées a été organisée en 2009 à Cracovie, apprenons-nous, durant laquelle ont été utilisés des slogans assez classiques d'autres campagnes athées à travers le monde («Je ne tue pas, je ne vole pas, je ne crois pas», «Tu n'es pas seul»). Un Congrès des athées a été organisé en 2014 — avec quelque 70 participants, précise l'auteur: l'athéisme n'est clairement pas un mouvement de masse, mais, comme ailleurs, le nombre d'athées dépasse celui des groupes athées organisés.
Italie et Amérique du Nord: inégale sécularisation
Sur la situation italienne, Nicoletta Casano (Université libre de Bruxelles) commence par évoquer le classement de l'Italie en «zone rouge» («discrimination sévère à l'égard de la liberté de pensée à cause de la violation de plusieurs principes de laïcité») dans le rapport 2014 sur la liberté de pensée dans le monde de l'International Humanist and Ethical Union (IHEU). En effet, de la même façon que sont publiés des rapports sur la liberté religieuse dans le monde, les milieux humanistes se livrent à un inventaire des atteintes à la liberté de pensée, y compris celles qui frappent des athées.
Outre un rappel historique de la situation religieuse en Italie, l'article évoque les activités de l'Unione degli Atei e degli Agnostici Razionalisti (UAAR). Cette organisation souhaite que la profession d'athéisme soit reconnue au même titre que l'appartenance à une confession religieuse, et que soit donc établie par l'État avec l'UAAR une «entente», à l'instar de celle conclue avec plusieurs organisations religieuses (y compris des bouddhistes), pour déboucher sur «une égalité entre les groupes représentant les croyances religieuses et les organisations soutenant les convictions personnelles non religieuses» (p. 51).
En ce qui concerne l'Amérique du Nord, un chapitre de Jean-Pierre Bacot (Université Paris XIII) dresse le tableau suivant:
«Le Canada, du point de vue de la situation religieuse, est comparable à l'Europe occidentale; le Nord des États-Unis n'en est pas loin et certains États du Sud ressemblent eux davantage, pour ce qui est du taux de croyance en Dieu, à l'Afghanistan, à Malte ou à ces pays où l'athéisme est à pein perceptible.» (p. 65).
Le chapitre de Bacot conclut par une invitation à contextualiser l'athéisme: les modalités de sortie de la religion ne sont pas les mêmes partout, il faut donc être attentif aux différences. Cela introduit les deux dernières sections du livre: l'une sur le Japon, l'autre sur le «monde musulman».
Quel athéisme hors d'Occident?
Le cas de pays à majorité musulmane a en commun avec les pays occidentaux l'héritage de religions révélées avec leur édifice dogmatique et leurs prescriptions. Comme le souligne Dominique Avon (Université du Maine), l'athéisme a particulièrement mauvaise presse dans les cultures musulmanes: la situation des athées peut donc y être très précaire, comme l'ont illustré dramatiquement des assassinats de blogueurs athées au Bangladesh. Au milieu du XXe siècle, remarque l'auteur, une partie de la jeunesse des sociétés musulmanes a été «concernée par l'athéisme, généralement à travers les références au socialisme, marxiste ou non», mais sans faire «du combat pour la reconnaissance du droit à la non-croyance un enjeu politique» (p. 88).
«De l'Indonésie au Maroc, le droit à la libre expression a été restreint en matière de religion depuis les années 1970. Tout athée est susceptible d'être taxé de blasphémateur et d'encourir des peines, pour des mots prononcés ou des gestes effectués.» (p. 114)
Avon observe cependant la montée d'une nouvelle génération d'athées dans le monde musulmane, mais confrontés à de fortes oppositions: le chapitre relate leurs déboires. L'existence de nouveaux médias, par exemple les chaînes satellitaires, a cependant permis des expressions ponctuelles de l'athéisme, notamment à l'occasion de débats (pp.92-95). Et surtout, depuis la fin des années 2000, c'est sur Internet que l'athéisme trouve un espace, confirmant une fois de plus le rôle d'Internet pour changer la donne et abolir les frontières dans différents domaines. Outre les blogs, des groupes virtuels d'athées en arrivent ainsi à se constituer (pp. 95-96). Et des athées exilés relaient pour leur part les aspirations des athées de pays à majorité musulmane (pp. 98-100).
Du point de vue conceptuel, le chapitre sur le Japon soulève des questions importantes, sous la plume de Jean-Michel Abrassart (professeur de japonais et licencié en philosophie). En effet, les statistiques indiquent que l'athéisme serait particulièrement répandus au Japon. Mais une chose est l'absence d'affiliation religieuse ou d'auto-identification comme personne religieuse, tandis qu'une autre chose sont les comportements: Abrassart souligne l'importance des pratiques liées au culte des ancêtres ainsi que l'accent mis par le shintoïsme sur «différents moyens d'avoir une emprise sur le futur» (p. 79). Ce n'est donc pas l'absence de croyance en Dieu, mais le scepticisme par rapport à de telles pratiques qui sera marqueur d'un véritable athéisme au Japon.
Abrassart met donc l'accent sur le problème posé par des sondages au Japon: la question sur l'appartenance religieuse est comprise comme portant sur l'adhésion à une «religion révélée»: «les Japonais qui pratiquent le shintoïsme populaire ne s'identifient tout simplement pas comme pratiquant une religion» (p. 82). Et l'auteur de conclure que «les Japonais sont bel et bien des gens 'sans affiliation religieuse officielle' immergés dans une culture religieuse» (p. 83).
À travers les éléments figurant dans certains chapitres de ce petit ouvrage collectif, la nécessité de contextualiser la non-religion, le sécularisme et l'athéisme apparaît ainsi clairement. Quant aux sondages, chacun sait que la simple déclaration de non-appartenance religieuse est loin d'être toujours équivalente à une profession d'athéisme, ou même à une posture agnostique. Mais, comme nous le rappelait une chercheuse lors d'une récente discussion à ce sujet, il est discutable de poser, dans un sondage, la question: «Êtes-vous athée?» Pour cerner la réalité ou non de l'athéisme (au sens de rationalisme et de refus du surnaturel), il est plus indiqué et méthodologiquement plus solide de procéder par une série de questions portant sur les croyance ou non à des êtres supérieurs et sur différents types de croyances. Cela peut permettre en même temps une identification plus précise des modes variés de «non-religion».
Jean-François Mayer
Patrice Dartevelle (dir.), L’Athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, 2015, 126 p. (ce volume est le premier de la collection Études athées).
L’Association belge des athées publie en outre depuis 2014 une revue annuelle intitulée L’Athée.
Ces publications ne se trouvent pas dans le commerce et doivent être commandées directement à l’ABA: http://www.atheeshumanistes.be/blog/