“Vous êtes ici à Potchaïv, que l'on surnomme souvent la 'Forteresse de l'Orthodoxie dans la Rus' de l'Ouest”. Le ton de la visite est donné. Du haut de leur colline, comme bercés par la lueur du soleil couchant, les élégants bâtiments de la Laure de la Dormition de la Mère de Dieu de Potchaïv dominent la campagne de l'ouest de l'Ukraine. “C'est paisible, ici. C'est un environnement propice à la méditation et au recueillement, idéal pour les pèlerins”, poursuit Andriy Antonenko.
Le jeune homme, originaire de Kiev, est dans sa troisième année d'étude au séminaire du monastère. Alors qu'il entame avec enthousiasme une série d'explications sur l'histoire de la Laure, il semble regretter son mot d'introduction. “Nous sommes ici dans un lieu de pèlerinage, un lieu sacré. Ne parlons pas de politique”. Potchaïv est de fait un lieu de contentieux historiques.
Comme deux autres centres monastiques importants d'Ukraine, la Laure des Grottes de Kiev et celle de la Dormition de la Mère de Dieu de Sviatohirsk (Sviatogorsk, en russe), le complexe religieux relève du Patriarcat orthodoxe de Moscou. Potchaïv se distingue d'abord par son emplacement géographique: l'oblast (région) de Ternopil, et l'ouest de l'Ukraine en général, sont majoritairement partagés entre des paroisses gréco-catholiques et d'autres appartenant au Patriarcat orthodoxe de Kiev.
Andriy Antonenko a encore deux ans avant de choisir entre rejoindre le “clergé blanc” ou “noir”. Au sein du premier, ceux qui n'ont pas prononcé des vœux monastiques et sont généralement mariés. Dans le second, les moines, qui sont bien sûr astreints au célibat. En tous les cas, le jeune séminariste souhaite rester “ici, à Potchaïv, où est apparue la Mère de Dieu”.
La première mention du monastère date de 1527, mais les historiens estiment que sa création coïncide avec la fuite de moines depuis Kiev, après le sac de la ville par les Mongols, en 1240. Une petite chapelle existait déjà à Potchaïv, où aurait résidé saint Méthode, lors de ses voyages d'évangélisation de la région. Mais c'est sur une colline avoisinante que la Theotokos (“celle qui a enfanté Dieu”) serait apparue aux moines en fuite, sous la forme d'une colonne de feu. De cette apparition subsiste l'empreinte du pied droit de la Vierge dans un rocher. Ce qui a justifié de la création et du développement du complexe religieux.
Entre les façades blanches des églises baroques et de style “vieux-russe” et le clocher de 65 mètres, l'un des plus hauts d'Ukraine, tout témoigne à Potchaïv d'une histoire prospère. “La Theotokos avait demandé l'érection du monastère: elle l'a béni de sa protection”, poursuit Andriy Antonenko. Et de raconter comment la Vierge serait apparue de nouveau, en 1675, afin de mettre en déroute les Ottomans qui montaient le siège du monastère.
De nombreuses reliques attirent les pèlerins depuis des siècles. L'une d'entre elles, le corps de saint Job, un ancien higoumène (père supérieur), canonisé peu après sa mort en 1651, est offert à la vénération des fidèles dans des grottes sous la colline. C'est l'un des points de recueillement principaux. Plusieurs cas de guérison miraculeuse ont été recensés à Potchaïv. Surmontant les hauteurs, la cathédrale de la Dormition, la plus grande église du complexe, peut accueillir jusqu'à 6000 personnes. “Ce sont des pèlerins des quatre coins du monde qui viennent ici”, explique Andriy Antonenko.
Pour parler de la Cathédrale, Andriy Antonenko doit néanmoins évoquer la politique, et l'histoire torturée de Potchaïv. Situé dans une région longtemps partie prenante de la “République des Deux Nations” polono-lituanienne, le monastère est donné, en 1713, à l'ordre monastique basilien de l'Église gréco-catholique.
Les orthodoxes du Patriarcat de Moscou dénoncent cette période comme celle d'un “déclin” de Potchaïv. Néanmoins, une imprimerie de renom y est créée en 1730. Et entre 1771 et 1783, c'est Mikolaj Bazyli Potocki qui finance la construction de la cathédrale de la Dormition. Le richissime aristocrate polonais, converti au gréco-catholicisme à la fin de sa vie, s'était fait mécène et protecteur de Potchaïv. Il y est encore enterré.
Ce n'est qu'après l'insurrection polonaise de 1830 que le monastère est attribué au Patriarcat orthodoxe de Moscou par le tsar de Russie. La géographie de Potchaïv demeure cependant spécifique. “Vous voyez ce monastère, là-bas?”, indique Andriy Antonenko, depuis le parvis de la cathédrale de la Dormition. “Il y a à peine 15 kilomètres, mais de l'autre côté de la rivière Ilka, c'était l'empire d'Autriche-Hongrie. Là-bas, les dominicains ont développé le monastère de Pidkamin, afin de faire concurrence à Potchaïv et d'attirer les pèlerins à eux. Mais cela n'a jamais réussi...”
De fait, depuis 1831, la Laure, sous l'autorité continue du Patriarcat de Moscou, s'est imposée comme un des centres spirituels les plus importants de la région. Le monastère n'a pas été à l'abri des bouleversements du 20e siècle, comme le détaille Andriy Antonenko. “La cathédrale de la Sainte Trinité a été transformée en cinéma par l'armée autrichienne en 1915. Les Soviétiques ont fait de mon séminaire un musée de l'athéisme...” Des tracas qui n'ont pas pris fin à l'indépendance de l'Ukraine.
“Les gréco-catholiques, notamment, revendiquent Potchaïv. Dans les années 1990, des groupes de fidèles anxieux s'étaient mobilisés pour patrouiller aux abords du monastère, pour être sûrs que personne ne vienne en prendre possession...”, raconte Andriy Antonenko. “Il est important que la Laure demeure au sein de notre Eglise: c'est la véritable héritière de la tradition byzantine, la seule qui est restée constante au fil des siècles. Les autres sont des construits politiques, voire de simples imposteurs”. En ligne de mire, le Patriarcat orthodoxe de Kiev, née en 1992 d'un schisme de l'orthodoxie, pour accompagner l'indépendance de l'Ukraine, dont la légitimité n'est pas reconnue dans le monde orthodoxe.
De leur isolation géographique, la centaine de moines tirent une rigueur particulière. “Le rite ici est plus strict, les célébrations plus longues, et les fidèles plus fervents qu'à la Laure de Kiev. Les femmes, par exemple, ne sont pas tolérées ici sans robes longues et voiles, au contraire de Kiev”, précise Anton Antonenko. C'est aussi cette austérité, “cette pureté”, comme il la dénomme, qui a poussé le jeune homme jusqu'au séminaire de Potchaïv.
Une rigueur qui s'applique aussi à la communication: supérieur du monastère, le Métropolite Volodymyr se refuse à tout commentaire, ne serait-ce que pour répondre à questions de liturgie ou d'architecture. Un survol de la presse ukrainienne permet d'en comprendre la raison. De récents articles y assimilent Potchaïv à un avant-poste du “monde russe”, dans un contexte de guerre hybride entre l'Ukraine et la Russie, voire à une base arrière de séparatistes pro-russes.
“Les moines du monastère sont bien réputés pour leur conservatisme idéologique”, commente Andriy Iourash, expert en religions, à Kiev. “Cet environnement spirituel est naturellement enclin à soutenir les idées du monde russe”. Le conseil régional de Ternopil a, en juillet 2015, officiellement demandé au Premier ministre Arséni Iatseniouk de rompre un accord datant de 2003, signé par l'ancien Premier ministre Viktor Ianoukovtich, et de transférer la propriété de la Laure à l'État. “On comprend les raisons politiques d'une telle demande”, poursuit Andriy Iourash. “Mais cela attiserait des tensions inutiles: même si l'État assure la gestion des bâtiments, il n'aura aucun droit de regard sur le recrutement et la ligne de conduite du monastère”.
“Vraiment, je ne veux pas parler de politique”, conclut Andriy Antonenko. “Nous sommes ouverts aux pèlerins du monde entier. Certains des miraculés étaient d'autres confessions que nous, nous n'avons aucun problème avec cela. L'essentiel est de nous donner la possibilité de poursuivre notre adoration, afin que nous puissions prier pour ce monde”.
Sébastien Gobert