Maître-assistante en science des religions à l'Université de Fribourg (Suisse), Magali Jenny est surtout connue du grand public de son pays par son livre Guérisseurs, rebouteux et faiseurs de secret en Suisse romande (Lausanne, Éd. Favre, 2008), plusieurs fois réédité et vendu à plus de 55.000 exemplaires, suivi d'un volume intitulé Le nouveau guide des guérisseurs de Suisse Romande (Lausanne, Éd. Favre 2012), avec liste d'adresses actualisée — car une partie du succès du livre tenait à la présence d'un répertoire de guérisseurs. Ce n'est pas tous les jours que le livre d'une chercheuse universitaire devient un best-seller.
Mais ce n'est pas le seul sujet qui intéresse Magali Jenny: nombre d'articles de presse l'ont présentée juchée sur sa moto: et c'est aux pèlerinages motards qu'elle a consacré sa thèse de doctorat, "Les Centaures et la Madone: étude sur les motivations et croyances des participants aux pèlerinages motards", soutenue en 2013 à l'Université de Fribourg. Cette thèse devrait être publiée prochainement. Dans un premier temps, cependant, Magali Jenny a décidé d'en tirer un livre adapté pour le grand public.
Le résultat est un ouvrage est intitulé En pèlerinage avec les motards: voyages, découvertes et bénédictions à travers l'Europe (Lausanne, Éd. Favre, 2015). Il ne s'agit pas d'un ouvrage général sur les motards et la religion, mais d'un accès aux relations entre motards et religions à travers la porte d'entrée du catholicisme. Il y a aussi des réunions de motards protestantes, des groupes de motards évangéliques, des motards orthodoxes en Europe de l'Est, et des associations de motards liées à d'autres croyances que le christianisme. Mais une partie des observations découlant de la recherche sur ce terrain particulier s'appliqueraient certainement aussi à d'autres.
Le volume est richement illustré: à elles seules, ces photographies justifieraient probablement l'achat du volume. Le style se veut accessible, nullement réservé à un public spécialisé. Le lecteur a l'impression que Magali Jenny lui ouvre souvent ses carnets de notes, au fur et à mesure qu'elle découvre ces pratiques: elle le décrit elle-même, plus que comme une adaptation de son travail de doctorat, comme "le récit de mon aventure humaine, motarde, pèlerine et thésarde". C'est en même temps — puisqu'elle est motarde aussi — une vision "de l'intérieur": si elle n'avait pas été motarde elle-même, certains accès lui auraient été impossibles, écrit-elle (p. 15). Cela soulève une fois de plus la question de l'implication du chercheur qui travaille sur un terrain religieux: dans le cas présent, cette implication ne présente pas de problème. Dans d'autres cas, le dilemme du degré de participation acceptable pour accéder à l'information recherchée peut se révéler beaucoup plus délicat.
L'approche de la religiosité des motards à travers leurs pèlerinages est judicieuse, car elle permet de conserver un fil conducteur assez clair. Mais qu'est-ce qu'un pèlerinage motard?
"Le pèlerinage motard est organisé par et pour les motards. La passion de la moto y est centrale; elle fait office de lien entre les participants et les éléments profanes et religieux. Le voyage vers le sanctuaire s'accomplit dans certaines conditions et à moto uniquement. Cet événement a lieu une ou deux fois par année et, sur place, la structure, le déroulement, le logement, etc. sont plus ou moins les mêmes d'un endroit à l'autre." (p. 15, note)
Il se distingue du "pèlerinage à moto", qui pourrait tout aussi bien être effectué à pied ou avec un autre moyen de transport et relève du pèlerinage "classique": le "pèlerinage motard" regroupe en revanche des motards dans un cadre qui leur est spécialement destiné, et l'on y retrouve toujours deux éléments: une partie profane autour de la passion de la moto et des retrouvailles avec d'autres qui la partagent, et une partie religieuse, sans claire séparation entre les deux. Magali Jenny y ajoute la "bénédiction des motards et des véhicules", au début de la saison motarde chaque année (pp. 23-24).
Le prototype des pèlerinages motards est celui de la Madone des Centaures, en Italie, autour du sanctuaire de la Vergine della Creta, à Castellazzo Bormida (près d'Alessandria, dans le Piémont). Un club local de motards se forme et choisit cette Madone comme patronne. Dès 1939, son animateur demande de la désigner comme patronne de tous les motocyclistes.
"En 1947, le pape Pie XII proclame la Madonnina della Creta 'patronne céleste des motocyclistes'. Son nom change et elle est dès lors connue sous le pseudonyme de la 'Madonnina dei Centauri' (la petite Madone des Centaures). Les miracles qui lui sont attribués figurent sur les nombreux ex-voto présents dans l'actuelle basilique." (p. 35)
Très tôt, les fondateurs du rallye de la Madone des Centaures entreprennent d'inviter les motards d'autres pays catholiques. Cela conduit par la suite à des rassemblements locaux. Ainsi, en 1952, le premier Rallye suisse de la Madone des Centaures a lieu à la cathédrale de Fribourg, en Suisse (p. 64). En 1979, à Porcaro, en Bretagne, a lieu la première "Madone des motards" (38 participants): aujourd'hui, plus de 20.000 (avant tout des Français) se donnent rendez-vous chaque année à Porcaro le 15 août (pp. 70-71). Quant au rallye de la Madone des Centaures lui-même, il a lieu une fois par an à Alessandria et une seconde fois en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en France ou en Espagne (p. 44).
Au fil des pages du livre de Magali Jenny, le lecteur n'est pas surpris de découvrir à plusieurs reprises le lien entre la fragilité, la vulnérabilité du motard, et la foi: "La chute, l'accident peuvent survenir à n'importe quel moment et le motard a donc besoin d'une protection supplémentaire, divine." (p. 134) Le motard n'aime pas la mort, mais doit vivre avec cette éventualité. Il n'est donc pas étonnant que le souvenir des motards défunts occupe une place importante lors des pèlerinages.
"Dans les pèlerinages motards, la mort est le point commun entre la bénédiction et la commémoration; dans le premier cas, on demande une protection pour éviter l'accident qui pourrait être fatal, alors que, dans le second, on se souvient d'un membre du groupe disparu. C'est dans cet esprit que s'inscrivent la messe du souvenir et la commémoration à travers les objets (bougies, casques, statuettes, plaques, dessins) et les photos déposés dans les mémoriaux. La visite que chacun fait dans cet endroit particulier est un symbole de lien et de soutien." (pp. 123-124)
À Porcaro, Magali Jenny donne une sobre, mais poignante description des attitudes qu'elle observe de la part de ceux qui pleurent un motard défunt et visitent le mémorial. Un service d'aumônerie, très sollicité, est à disposition pour aider les visiteurs ayant besoin d'un moment d'écoute: le pèlerinage peut revêtir aussi, pour ces visiteurs, une dimension thérapeutique (pp. 74-76).
La présence d'une dimension touristique associée aux pèlerinages motards ne surprend pas tellement: elle existe aussi dans d'autres types de pèlerinages, sans parler même de l'approche des pèlerinages comme une forme de tourisme. L'aspect pénitentiel de pèlerinages classiques n'est en revanche guère présent dans les pèlerinages motards: ils représenteraient "plus une occasion de parcourir des kilomètres en compagnie de ses amis qu'un véritable acte de foi" (p. 105). Sans parler de ceux qui participent aux pèlerinages motards sans prendre part aux activités religieuses, mais parce que ce sont des rassemblements qui ont plus de tenue que les "concentrations" de motards, souvent occasions de beuveries et autres dérapages (pp. 150 et 164). Cependant, les précédentes observations par rapport à la mort, de même que l'importance accordée par certains des interlocuteurs de Magali Jenny à la bénédiction, semblent nuancer (un petit peu) cette image de détachement. "La quasi-totalité des interviewés reconnaît avoir bénéficié, à certaines occasions, d'une protection 'surnaturelle' que certains n'hésitent pas à qualifier de 'miracle', tant le fait d'avoir échappé à un accident inévitable relève de l'impossible et de l'inexplicable." (p. 139). C'est assurément à bon droit qu'elle inscrit ici les notions du surnaturel et du miracle dans la catégorie de la religion populaire (pp. 139-140). Elle évoque aussi les motards qui réenchantent le monde à travers des croyances personnelles, sans médiation de religions institutionnelles (p. 161). Elle rappelle qu'une importante partie de la population européenne (et donc aussi des motards) approche la religion selon un mode de fuzzy fidelity (fidélité floue ou confuse, suivant une expression empruntée à David Voas): "des personnes qui ne sont ni athées ni entièrement croyantes et pratiquantes, mais qui font preuve, à certaines occasions, d'une forme de loyauté résiduelle envers la religion." (p. 162)
L'entrée de véhicules à moteur dans une église (même si cela est réservé à quelques motards choisis) peut étonner: elle reflète la capacité d'adaptation de groupes religieux pour répondre à de nouvelles réalités, là où existe une demande. L'attitude des motards lors de certaines célébrations est recueillie: Magali Jenny en voit ainsi quelques-uns s'agenouiller lors de la bénédiction de motos à Genève (p. 86). Mais il y a des situations qui deviennent plus problématiques du point de vue d'institutions religieuses, par exemple lors de la messe célébrée lors de la bénédiction au col du Simplon (à la frontière entre l'Italie et la Suisse) en mai 2009:
"Au moment de la communion, des paniers remplis d'hosties circulaient librement, ce qui n'a pas manqué de choquer de nombreux participants. Durant la messe, le groupe rock a joué quelques morceaux. Après la cérémonie, le curé a très théâtralement retiré son aube sous laquelle il portait une combinaison motarde tout en cuir. Il a ensuite béni les pilotes et les véhicules en se déplaçant au milieu des gens et des machines et en faisant simplement le signe de croix.
"À la suite de remarques sur le déroulement de la communion et du mécontentement du curé concernant le comportement de certains motards durant la cérémonie, l'évêché de Sion a décidé de supprimer la messe en 2010. Depuis lors, une liturgie de la parole et une bénédiction sont données par un pasteur évangélique." (p. 85)
La reprise de la bénédiction du Simplon par un pasteur évangélique, après la suppression de la messe, est une anecdote intéressante, puisqu'elle montre que la relation avec le sacré, le surnaturel, la protection, peut passer par d'autres canaux si la présence de l'institution dominante fait défaut. D'ailleurs, parmi les interlocuteurs de Magali Jenny, un au moins fait référence à des catégories qui relèvent de la "religiosité alternative" plutôt que des croyances traditionnelles (p. 166): rien de surprenant dans le contexte religieux actuel.
En fermant ce livre, qui contient aussi des réflexions sur les liens entre pratique de la moto et expérience de la transcendance (par exemple pp. 93 et 175-176), le lecteur espère surtout qu'un autre ouvrage ou des articles viendront aussi apporter des enquêtes comparatives sur des groupes de motards associés à d'autres sensibilités religieuses, par exemple les associations de motards évangéliques, afin de mettre en lumière les similitudes, mais peut-être aussi d'autres usages et approches.
Magali Jenny, En pèlerinage avec les motards: voyages, découvertes et bénédictions à travers l’Europe, Lausanne, Éd. Favre, 2015, 190 p.