Dans des Balkans où identité nationale et appartenance confessionnelle sont souvent liées, le monde albanais fait exception: partagés entre islam, catholicisme et orthodoxie, les Albanais estiment majoritairement que leur commune identité nationale transcende ces divisions religieuses - tout comme elle dépasse les frontières étatiques qui séparent l'Albanie, le Kosovo, mais aussi les régions albanaises du nord-ouest de la Macédoine, du sud-est du Monténégro, voire de Grèce et d'Italie.
L'Albanie est aussi le seul État d'Europe où toute pratique religieuse a été interdite durant plusieurs décennies, de 1967 à 1991. Impitoyablement réprimé par le régime stalinien d'Enver Hoxha, le catholicisme albanais fut, un catholicisme de résistance. Cet aspect avait particulièrement été mis en avant par Jean-Paul II lors de son unique séjour en Albanie, le 25 avril 1993 [1] . Deux décennies plus tard, quel aspect le pape François choisira-t-il de privilégier?
Une Église martyre
Le 3 février 2001, depuis Rome, le pape Jean-Paul II avait rappelé aux représentants de la Conférence épiscopale de l'Albanie en visite ad limina apostolorum que «le long chemin de l'Église catholique en Albanie a connu des moments de vitalité prometteurs et des saisons de difficulté, face aux obstacles et aux persécutions. Il suffit de rappeler la longue domination turque qui, pendant 450 ans, a mis à dure épreuve la foi des catholiques albanais et, plus près de nous, le demi-siècle de dictature communiste, qui les a obligés à vivre dans les catacombes» [2].
Après la Seconde Guerre mondiale, les partisans communistes d'Enver Hoxha établissent un régime communiste, initialement très lié à celui de la Yougoslavie voisine. Mais en 1948, la rupture entre Tito et Staline permet à Enver Hoxha de s'émanciper de son «protecteur» et trop puissant voisin. Tirana choisit alors la voix du «vrai socialisme», supposé fidèle à la pensée de Marx, Lénine, Staline puis Mao Zedong. Après la rupture avec l'Union soviétique en 1961, les conseillers chinois remplacent vite les experts soviétiques et toute pratique religieuse est interdite en 1967, l'Albanie devenant le «premier pays athée du monde». En 1979, le pays franchit encore un pas dans la voie de l'isolement en rompant avec la Chine, elle aussi gagnée par le «révisionnisme».
Durant cette période de socialisme paranoïaque, des milliers de lieux de cultes - musulmans, orthodoxes ou catholiques - sont fermés, détruits, transformés en hangars ou en salles de sport, des milliers de prêtres et de croyants paient leur engagement d'années de prisons et souvent de leur vie. Un baptême célébré clandestinement envoie directement le célébrant et ses proches dans un camp de travail.
À la fin des années 1980 cependant, l'État albanais est en faillite et le régime se fissure peu à peu. Lors des obsèques d'Enver Hoxha, en 1985, son successeur Ramiz Alia s'exclame: «l'Albanie sera toujours forte, toujours rouge, comme tu l'as souhaité, camarade Enver». Mais les temps sont au changement et les réformes s'imposent malgré tout, même si l'Albanie stalinienne va résister un temps à la chute du Mur de Berlin. Le 4 novembre 1990, avant la disparition du régime, une messe est célébrée dans le cimetière catholique de Shkodër par le Père Simon Zef Jubani, condamné six fois pour «agitation et propagande anticommuniste» et emprisonné de 1964 à 1989.
«Une ambulance s'est arrêtée devant la maison de ma belle-sœur. Le chauffeur m'a dit qu'il fallait aller au cimetière de Shkodër parce que quelques quatre à cinq mille personnes qui désiraient entendre la Sainte Messe m'y attendaient. J'ai répondu que j'étais prêt. Une petite table m'a servi d'autel. Après l'Évangile j'ai prononcé un sermon improvisé dans lequel j'ai remercié les personnes présentes de m'avoir appelé pour rappeler ensemble durant la Sainte Messe la mémoire des défunts. Le dimanche suivant, le 11 novembre, j'ai calculé que sont venues au cimetière de cinquante à soixante mille personnes en provenance de toute l'Albanie, des catholiques, mais aussi des musulmans. Il y avait beaucoup de jeunes qui voulaient me protéger. Si j'avais été attaqué, il y aurait eu un déchaînement d'altercations. La police consciente de cela n'est pas intervenue et s'est mêlée aux fidèles», raconte le religieux.
Cet événement allait accélérer la déliquescence du régime, contraint d'accepter l'organisation d'élections multipartites le 31 mars 1991. À l'issue de celles-ci, la pratique religieuse est redevenue légale et toutes les communautés religieuses se sont engagées dans un long travail de reconstruction. Dès lors, l'Église catholique albanaise a pu compter sur le soutien des catholiques du monde entier, et tout particulièrement d'Italie, ainsi que sur le dynamique catholicisme albanais du Kosovo et du Monténégro.
En Yougoslavie, la pratique religieuse n'a jamais été interdite et, si l'Église orthodoxe serbe et l'Église catholique croate pouvaient faire l'objet d'une suspicion en nationalisme de la part des autorités, il n'en allait pas de même pour le catholicisme albanais, plutôt perçu comme un utile «contrepoids» à l'islam... Au Kosovo, où une jeunesse fortement diplômée se heurtait à un chômage massif, le séminaire était apparu, dans les années 1970 et 80, comme une «bonne option» pour nombre de jeunes hommes. Les Albanais étaient proportionnellement surreprésentés dans les séminaires catholiques de Croatie, de Slovénie ou de Bosnie-Herzégovine, et un certain nombre de prêtres, albanophones et bien formés, ont donc pu être envoyés en Albanie après 1992. Pour les jeunes filles catholiques du Kosovo, le couvent pouvait aussi apparaître comme une alternative appréciable à un mariage arrangé et à une vie de famille pas forcément épanouissante. Ainsi, des dizaines de novices du Kosovo sont passées par le couvent des franciscaines de Cetinje, au Monténégro, tenu depuis 1945 par de sœurs slovènes, avant de partir en mission en Albanie dans les années 1990.
Toutefois, la reconstruction du catholicisme albanais a surtout été le fait de l'Église italienne, qui a véritablement «pris en tutelle» sa petite sœur albanaise. De nombreux prêtres et missionnaires ont gagné l'Albanie, tandis que la mobilisation a largement impliqué les fidèles, par le biais des associations caritatives, et que les jeunes Albanais désireux d'accéder à la prêtrise partaient étudier outre-Adriatique. L'Université catholique Mère Teresa, inaugurée en 2005 à Tirana, a été créée à la suite d'un vœu de la religieuse décédée en 1997. Le projet a été piloté par le cardinal italien Pio Laghi, préfet émérite de la Congrégation pour l'éducation catholique.
Naturellement, la communauté arbëresh d'Italie du Sud [3] fut particulièrement impliquée dans cette renaissance de l'Église. À l'époque du régime socialiste déjà, les programmes en albanais de Radio-Vatican, créés et animés par des Arbëresh, constituaient l'une des rares sources d'information alternative en langue albanaise - alors que ni la BBC, ni Radio Free Europe ou RFI ne disposaient de programmes en albanais.
Aujourd'hui encore, l'italien, largement pratiqué par nombre d'Albanais de toutes confessions, surtout sur la côte et dans le nord du pays, reste la langue de communication généralement utilisée dans les églises et les couvents d'Albanie, alors qu'il existe toujours peu de littérature théologique traduite (ou produite) en albanais. Même les missionnaires d'autres pays se mettent à l'italien, souvent avant d'apprendre l'albanais, quand ils arrivent dans le pays, et le président de la Conférence épiscopale d'Albanie, Mgr Angelo Massafra, ofm, archevêque de Shkodra et de Pult, ainsi que les évêques de Lezhë et de Rrëshen sont italiens. Plus de vingt ans après la chute du communisme, la «réalbanisation» de l'Église est un processus encore inachevé.
Les christianismes albanais, combien de divisions?
Si l'Albanie est assurément une vieille terre chrétienne, les régions albanaises des Balkans [4] ont été placées par l'histoire sur deux lignes de fracture majeures. Tout d'abord, elles sont traversées depuis le partage de 395 par la frontière séparant l'Empire romain d'Occident et celui d'Orient. Particulièrement emblématique de cette position, le très ancien siège archiépiscopal d'Antivari (aujourd'hui Bar, au Monténégro) a longtemps «hésité» entre la fidélité à Rome ou à l'attachement au christianisme oriental. En réalité, au moins jusqu'à la conquête ottomane, et malgré les - timides - efforts missionnaires entrepris par les ordres mendiants dans les Balkans, on se trouve dans une zone «intermédiaire» et souvent indécise. Alors que les structures ecclésiastiques ne sont guère fonctionnelles que sur le littoral, il serait très illusoire de vouloir séparer «catholiques» et «orthodoxes» dans l'Albanie (et les Balkans) du Moyen ge. On se contente de se dire chrétien et d'obéir aux injonctions du prêtre du village, quand il y en a un...
Une autre ligne de fracture a été dessinée par la conquête ottomane des Balkans, entraînant un progressif passage à l'islam. On sait que si les conversions furent rapides et systématiques dès le XVe-XVIe siècle en Bosnie-Herzégovine, elles furent lentes et progressives dans le monde albanais: le processus connut une accélération au XVIIIe siècle, mais se poursuivait encore au siècle suivant. En conséquence, la différenciation catholicisme/orthodoxie est souvent illusoire dès que l'on remonte dans le temps de quelques générations, les pratiques syncrétistes sont fort répandues, d'autant que certains ordres de derviches mystiques soufis, très implantés dans le monde albanais, comme les Bektashis, ont précisément joué un rôle de «pont» entre islam et christianisme. Ce n'est en réalité qu'au cours des 100 à 150 dernières années que les identités confessionnelles se sont «solidifiées», généralement en relation avec le «durcissement» des identités nationales.
Un état de la situation, pays par pays, peut néanmoins être tenté:
- Monténégro: entre le quart et le tiers des 50.000 Albanais de ce pays sont catholiques. La communauté albanaise du Monténégro est donc celle où la part relative du catholicisme est la plus importante. Le Monténégro, petit patchwork de peuples et de religions, où l'orthodoxie demeure largement majoritaire, possède deux évêchés catholiques, celui de Kotor et celui de Bar. La population du diocèse de Kotor est principalement croate, les fidèles du diocèse de Bar majoritairement albanais. Toutefois, la langue d'usage dans les deux diocèses demeure le monténégrin (autrefois «serbo-croate»), tandis que la langue liturgique est fidèle à la norme croate, parfois éloignée du parler monténégrin... Toutefois, à Ulcinj/Ulqin ou Tuzi/Tuz, des messes sont souvent célébrées en albanais.
- Kosovo: La situation actuelle est, en apparence, fort simple. Tandis que le christianisme orthodoxe est devenu un marqueur de l'identité nationale serbe, les Albanais sont soit musulmans (à 95 %), soit catholiques (5 %), cette dernière présence se concentrant dans l'ouest du Kosovo (communes de Gjakova/Djakovica, Prizren, Klina). Une analyse plus fine se devrait néanmoins d'interroger les évidences du présent. Aux premiers siècles de la conquête ottomane, les chrétiens serbes comme albanais ne fréquentaient-ils pas les mêmes églises? Qui, alors, était «catholique» et qui «orthodoxe»? En réponse à l'insistance des Serbes sur la valeur du patrimoine religieux orthodoxe du Kosovo, certains nationalistes albanais répondent en affirmant que les grands monastères, comme la Patriarchie de Pec ou Visoki Decani, auraient été initialement des «monastères catholiques albanais», usurpés donc par les Serbes. Outre que l'argument est peu fondé historiquement et archéologiquement, il pèche surtout par anachronisme, en supposant une opposition «de toujours» entre Serbes orthodoxes et Albanais catholiques (ou musulmans). Il est pourtant notable que, jusqu'à la fin du XXe siècle, les mariages entre catholiques (albanais) et orthodoxes (serbes) étaient (au moins) aussi fréquents qu'entre Albanais catholiques et musulmans...
Ceci étant, malgré leur relativement faible nombre, les catholiques albanais du Kosovo ont joué un rôle intellectuel et politique majeur, notamment durant les années de résistance au régime de Milosevic, grâce à des figures de premier plan comme Don Lush Gjergji ou l'association humanitaire Nenë Tereza. Durant cette décennie, le Vatican a également été l'un des principaux soutiens internationaux de la cause albanaise du Kosovo.
- Macédoine: Dans un pays divisé, où la majorité slave macédonienne est de confession orthodoxe et où l'immense majorité des Albanais sont musulmans, les catholiques ne sont que quelques centaines. Cette minuscule communauté tire gloire de mère Teresa, née dans une famille catholique albanaise de Skopje, mais la présence catholique, cantonnée pour l'essentiel à la capitale, est extrêmement réduite. La paroisse de Skopje est rattachée à l'administration diocésaine du Kosovo.
- Albanie: Le recensement de 2011, le premier à poser des questions sur l'appartenance confessionnelle, a fondamentalement confirmé les données toujours citées, et qui remontaient pourtant à l'époque de l'occupation italienne durant la Seconde Guerre mondiale. Selon l'Institut des statistiques (Instat), 56,7 % des Albanais sont de confession musulmane, 10,53 % catholiques, 6,75 % orthodoxes, 2,09 % bektashis - 13,79 % des interrogés ayant refusé de répondre à cette question [5]. On notera que peu de croyants ont accepté de «dissocier» leur engagement bektashi du «tronc commun» de la religion musulmane, tandis que le nombre des orthodoxes s'est effondré, peut-être en raison de sous-déclarations, mais surtout de l'émigration vers la Grèce. Le nombre des catholiques, lui, demeure stable: leur proportion était déjà évaluée à 10 % de la population en 1941.Ces derniers se concentrent dans les régions guègues du nord, principalement dans la grande ville de Shkodër et dans les zones de montagne. L'Église catholique en Albanie est encore en reconstruction: le pays comptait 53 séminaristes en 2013, ce qui laisse augurer d'une prompte «albanisation» des cadres ecclésiastiques.
- Grèce: Il est impossible de connaître le nombre d'Albanais qui vivent en Grèce, car les migrants des dernières 25 années sont venus s'ajouter à des populations albanophones autochtones dont la survie n'a été garantie que par la discrétion... En Grèce, il est usuel de distinguer les Arvanitès des «Albanais»: les premiers sont des orthodoxes albanophones qui se considèrent eux-mêmes et qui sont considérés comme «grecs», tandis que les seconds seraient nécessairement musulmans ou catholiques - en tout cas, non-orthodoxes. Le nombre des Arvanitès, présent dans toute la Grèce continentale, notamment en Épire et en Attique, est difficile à évaluer, tandis que la seconde catégorie inclut aussi bien les Çams, c'est-à-dire les Albanais de Çamëria (Épire du Sud), systématiquement expulsés après 1945, que les immigrants venus d'Albanie au cours des deux dernières décennies, et dont beaucoup ont fait souche en Grèce. A priori, les migrants issus de la minorité grecque d'Albanie, voire tout simplement orthodoxe, ont été assimilés et sont considérés comme grecs. Le catholicisme était absent des communautés albanaises de Grèce - aujourd'hui, certains migrants sont issus des régions catholiques d'Albanie du Nord, mais ils ne disposent d'aucune structure d'encadrement religieux, devant se contenter des structures missionnaires qui s'adressent à l'ensemble des migrants catholiques (Philippins, Africains, etc.).
- Italie: Le tableau serait incomplet sans évoquer les Arbëresh d'Italie du Sud (Calabre, Basilicate, Sicile), descendants des Albanais qui ont fui la conquête ottomane des Balkans aux XVe et XVIe siècles. Ces Arbëresh, qui ont conservé une forme archaïque de la langue, sont tous catholiques, mais, tandis que certains respectent le rite latin, d'autres sont restés fidèles au rite byzantin. Les papas, les prêtres arbëresh, qui ont le droit de se marier, dépendent de l'évêque de Longro (Calabre), tandis qu'il existe un monastère basilien de rite byzantin à Grottaferrata. En Albanie même, une poignée de sœurs basiliennes se sont implantées à Elbasan, tandis que nombre de religieuses missionnaires d'origine arbëresh se sont mises au service de paroisses catholiques - de rite latin.
L'Albanie, un modèle de dialogue interreligieux?
Les Albanais représentent une exception dans les Balkans, où appartenance confessionnelle et identité nationale sont (trop) souvent liés. L'identité albanaise, avant tout basée sur la langue, s'est en effet construite comme un concept dépassant ces divisions confessionnelles. Naturellement, entre l'idéal proclamé et les réalités, il y a toujours un pas, même si personne ne peut remettre en cause «l'albanité» d'un catholique, d'un musulman ou d'un orthodoxe en raison de sa religion.
Les écoliers albanais répètent toujours un vers célèbre de Pashko Vasa (1825-1892), fonctionnaire ottoman de confession catholique et précurseur de la Rilindja kombëtare, la «Renaissance nationale»: «Ne regardez ni églises ni mosquées / La religion de l'Albanais est l'albanité». En réalité, ainsi que l'analyse Nathalie Clayer, ces vers n'ont rien de descriptif: au contraire, l'auteur se lamente des divisions confessionnelles qui empêcheraient l'affirmation d'une nation albanaise. Leur valeur est performative, ils décrivent un objectif à atteindre [6], mais l'on peut conclure que Pashko Vasa a atteint son but, justement à cela que ses vers sont désormais récités comme la description d'une réalité qui serait à la gloire de l'Albanie et du peuple albanais.
Bien peu de moments de tension interconfessionnelle peuvent être pointés, et ils s'expliquent généralement par des éléments de contexte bien particulier, comme le ressentiment contre les chrétiens dans certaines zones du Kosovo en 1999, ces derniers n'ayant pas été expulsés par les forces serbes comme les villageois musulmans voisins. Malgré cela, le sentiment d'une différence demeure bien marqué, et la barrière entre islam et christianisme est rarement franchie dans les mariages. Au Kosovo, avant 1999, il était ainsi plus fréquent de voir des Albanais catholiques épouser des Croates (catholiques) voire des Serbes (orthodoxes), que des musulmans albanais, et ces derniers,pour leur part, épousaient plus volontiers des Bosniaques ou des Turques musulmanes que des Albanaises catholiques... Si les unions entre catholiques et orthodoxes ne posent pas de problème a priori, elles demeurent rares, en raison du peu de contacts entre les deux communautés, qui ne vivent pas dans les mêmes régions.
À l'époque de la dictature stalinienne, et surtout dans les milieux urbains, la barrière pouvait être franchie, tout comme le régime favorisait l'octroi de prénoms «nationaux» plutôt que religieux aux enfants: en lieu et place des Gjin (Jean), Kolë (Nicolas), Mustafa ou Bajram, on a donc vu des générations porter des prénoms «illyriens», comme Genc ou Teuta, «géographique» comme Adriatik, voire «politique», avec des petits Maozedong... Au Kosovo, les milieux patriotiques albanais ont suivi le mouvement, une mode, dans les années 1970 ou 1980, consistant à donner à ses enfants les noms de villes d'Albanie, comme Berat ou Saranda [7], comme manière d'affirmer l'unité nationale désirée.
Depuis la chute du régime stalinien, l'ensemble des communautés religieuses connaissent un vif renouveau, impulsé par l'arrivée massive de missionnaires - qu'il s'agisse du catholicisme, de l'orthodoxie, de l'islam ou des «confessions nouvelles», c'est-à-dire des différentes Églises évangéliques, qui n'ont d'ailleurs pas réussi à prendre pied de manière significative, en Albanie pas plus qu'au Kosovo, à la seule exception près, peut-être des Témoins de Jehovah, qui se sont implantés en Albanie. Comme le notait Miranda Vickers, l'Albanie des années 1990 était devenue un «supermarchéde la foi», où Corans et Bibles arrivaient par centaines de milliers [8].
Les Églises catholique et orthodoxe ont assez vite réussi à reconstruire des hiérarchies ainsi que des systèmes d'enseignement et de formation, mais la situation demeure plus compliquée pour l'islam, car les structures officielles de la Communauté islamique, largement inspirées et financées par la Diyanet, l'administration religieuse de Turquie, sont contestées par nombre de missionnaires et de prédicateurs qui échappent à tout contrôle [9]. Même si un islam radical se développe rapidement, il convient toutefois que ces courants n'ont jamais provoqué d'incidents anti-chrétiens en Albanie même.
Un sujet pourrait potentiellement créer plus de problèmes, celui des cryptocatholiques du Kosovo et de la vallée de Presevo/Preshevë (Serbie). Cette tradition, remontant à l'époque ottomane veut que des villages entiers professent publiquement l'islam, tout en restant secrètement catholiques. Elle s'expliquait initialement avant tout par des raisons fiscales, mais le cryptocatholicisme est devenu un marqueur identitaire pour certains habitants du Kosovo oriental, principalement dans la région de Vitina/Viti et Gnjilane/Gjilan. Un réel cryptocatholicisme, sans prêtre, survit principalement dans les hameaux des pentes du Karadag, la petite chaîne montagneuse qui fait frontière entre la Serbie et le Kosovo. Toutefois, ces dernières années, quelques villages du Kosovo, réputés musulmans, ont brusquement fait état de leur catholicisme, jusqu'alors bien caché. Il pourrait s'agir de choix très opportunistes pris par la communauté des habitants, mais qui sont fort mal ressentis par les fidèles musulmans [10].
Mère Teresa, figure religieuse ou icône nationale?
En 2010, l'Albanie a fêté en grande pompe le centenaire de Mère Teresa, la «petite sœur des pauvres», née un siècle plus tôt, à Skopje, dans ce qui était à l'époque l'Empire ottoman. Le 26 août, jour de sa naissance, les rues de Tirana étaient ornées de drapeaux blanc et bleu, de portraits et de banderoles portant des citations de la religieuse. «Mère Teresa a fait une synthèse exceptionnelle entre le monde des pauvres et celui des riches. Elle est devenue la mère de toute l'humanité, et pourquoi pas celle du peuple albanais? J'ai toujours dit que Mère Teresa était notre carte d'identité, elle doit être la marque de notre identité albanaise. Si nous suivons ses traces, toutes les portes s'ouvriront à nous», déclarait à cette occasion dom Lush Gjergji, prêtre catholique du Kosovo [11], biographe de la religieuse et rapporteur de la cause de canonisation, liant explicitement la figure de la religieuse au destin du peuple albanais. De fait, dans l'ensemble du monde albanais, on ne compte plus les places ou les monuments en l'honneur de Mère Teresa, l'aéroport de Tirana a, par exemple, été rebaptisé aéroport «Nënë Tereza» en 2001.
Pour les gouvernements albanais successifs,de droite (Sali Berisha) comme de gauche (Edi Rama), soucieux de s'ancrer à l'Union européenne après l'intégration du pays à l'OTAN en 2009, et l'obtention du statut de candidat en juin 2014, il est primordial de mettre en avant les racines chrétiennes de l'identité albanaise. Comme Gjergj Kastriot Skanderbeg, figure centrale de la construction nationale albanaise, élevé au rang d'Athleta Christi (Athlète du Christ) par le pape Nicolas V pour sa résistance contre les armées ottomanes au XVe siècle, Mère Teresa permet de raccrocher le pays à l'Occident. En 2009, le gouvernement albanais a été jusqu'à réclamer à l'Inde l'exhumation et le rapatriement au pays de sa dépouille, une demande bien sûr rejetée par New Delhi.
La dimension purement religieuse de Mère Teresa a donc tendance à être minimisée au profit d'une utilisation plus large de son image positive, une image susceptible de participer à la construction d'un mythe national permettant l'unification des Albanais des Balkans. À ce titre, la célébration dela «petite sœur des pauvres» sur un vitrail de la nouvelle cathédrale de Tirana, consacrée en 2012, est révélatrice d'une «volonté de mêler identité catholique et identité nationale. En effet, si Mère Teresa est bien une religieuse catholique béatifiée par le pape [en 2003], certains, en Albanie, essayent de l'ériger en figure nationale» [12]. Comme le souligne le chercheur Mickaël Wilmart, la bienheureuse Teresa de Calcutta est désormais inscrite, en même temps, dans la tradition catholique des terres albanaises, depuis l'apôtre saintPaul, évangélisateur de la région selon le Nouveau Testament, et dans celui des héros nationaux albanais, quelle que soit leur confession. Le 19 octobre est d'ailleurs devenu jour férié en Albanie, en souvenir de sa béatification.
La récupération de la figure de Mère Teresa ne va cependant pas sans opposition dans la société albanaise. En 2006, le principal mufti de Shkodra, Haxhi Bashkim Bajraktari, s'était insurgé contre la construction d'une statue de la Bienheureuse dans sa ville, estimant qu'elle pouvait mettre en danger la tolérance confessionnelle. Certaines associations musulmanes estimaient qu'ériger «la statue d'une sainte catholique [...] était une provocation» [13] . Au Kosovo aussi, où le boulevard piétonnier du centre de Pristina a pris le nom de «Nënë Tereza», après avoir porté celui du maréchal Tito puis du roi Alexandre de Yougoslavie, de nombreuses organisations islamiques considèrent que la volonté des dirigeants du pays, dont beaucoup sont d'anciens chefs de guerre formés à l'école dumarxisme-léninisme d'EnverHoxha, de s'ouvrir à l'Europe se fait au détriment de son héritage islamique et ottoman. «Le but de cette politique n'est pas de promouvoir le catholicisme, mais de masquer l'identité islamique de notre population», déplore Ferid Agani, le leader du très minoritaire Parti de la justice, le seul mouvement politique au Kosovo à se revendiquer de l'islam. «La plupart des musulmans ne pensent pas que leur héritage soit un obstacle à leur entrée dans l'Europe. Au contraire, ils croient que leur identité pourrait être le ciment d'un islam européen» [14].
La chute de la dictature communiste en 1991, en Albanie, a entraîné une rapide redéfinition de l'identité albanaise. Même si le sentiment nationaliste perdurait, des religieuses diverses ont commencé à apparaître, tandis que se renforçaient les distinctions entre les membres des différentes communautés religieuses, de même qu'une série de préjugés négatifs.
«Dans le phénomène de retour à la religion et aux identités religieuses, le plus problématique et le plus intéressant [...] concerne le revival de la religion musulmane, qui est celle d'origine de la majorité des Albanais. Le retour à la religion chrétienne et même protestante était plus acceptable idéologiquement, étant donné que les aspirations européennes symbolisées par la religion chrétienne étaient au coeur de l'idéologie dominante», explique le journaliste et ancien dissident Fatos Lubonja. «De plus, depuis les Lumières, l'idée s'était répandue que les Albanais avaient souffert parce qu'ils étaient tombés dans le monde du 'mal', le monde oriental qui les avait dévoyés du chemin du 'bien' occidental. Cette idéologie fut défendue aussi bien par le roi Zog que par Enver Hoxha. L'idéologie national-communiste présentait la religion musulmane comme la religion de la régression. Les noms musulmans souffraient d'une connotation péjorative, les mots d'origine turque étaient effacés du vocabulaire, au nom de cette idéologie dans laquelle on élevait les enfants» [15].
La volonté des autorités albanaises de s'ancrer à l'Europe se combine donc, pour certains intellectuels, avec une mise à distance de l'héritage ottoman (culturel, religieux), considéré dans sa globalité comme négatif et rétrograde. Fer de lance de ce mouvement, l'écrivain Ismail Kadaré se fait le chantre de l'intégration europeéenne de l'Albanie, en prédisant un inévitable retour des Albanais au«continent mère» et en reprenant sans finesse les poncifs du Choc des civilisations de Samuel Huntington. Pour lui, islam et héritage ottoman seraient non seulement «incompatibles» avec l'identité européenne, mais ne représenteraient, au vrai, qu'une «parenthèse» (de près de six siècles, tout de même...) dans l'histoire des Albanais. L'écrivain a résumé ses théories violemment anti-turques et anti-musulmane dans un livre, La discorde. L'Albanie face à elle-même , qui a suscité de vives polémiques, non seulement chez les intellectuels albanais musulmans, mais aussi chez de jeunes philosophes ou sociologues comme Enis Sulstarova [17], qui analysent les relations complexes entre l'Albanie et l'Europe occidentale du point des études post-coloniales, et qui furent prompts à reconnaître dans la logorrhée de Kadare le «discours du colonisé», rejetant son propre héritage culturel...
Il suffit en effet de voyager en Albanie et d'observer les vestiges architecturaux ottomans ayant survécu à la période communiste pour comprendre que l'identité albanaise, plurielle et multiple, ne peut s'amputer des siècles de domination ottomane, ni de l'islam, dont la tradition est présente dans la majorité des familles du pays, même si elles ne sont pas pratiquantes.
L'Albanie, le catholicisme et l'Europe
En Albanie même, depuis la chute du communisme et l'instauration du pluripartisme, le clivage opposant le nord et le sud du pays a (re)pris une importance majeure, avant tout parce que les alliances, les allégeances claniques et familiales prennent désormais le pas sur la fidélité au parti. Cette cassure est l'une des clés majeures expliquant l'explosion de violence et la «quasi-guerre civile» qui a chassé Sali Berisha du pouvoir en 1997.
Deux blocs majeurs s'opposent donc, les «démocrates» de Sali Berisha dont les bastions sont au nord du pays, dans des régions où cohabitent musulmans et catholiques, et les socialistes, prédominants dans le sud, où vivent musulmans et orthodoxes - sans oublier une minorité grecque. Les thuriféraires du Parti démocrate (PD) ne manquaient pas de soupçonner tous les socialistes de tradition orthodoxe du sud du pays de posséder des ascendances grecques plus ou moins affirmées, notamment sous les gouvernements de Fatos Nano (1997-2005). Le Premier ministre lui-même fit l'objet de toutes les invectives, soupçonné de «travailler pour la Grèce», d'être un partenaire d'affaires du Serbe Milosevic [18], etc.
Dans la construction idéologique des nationalistes proches du PD, l'orthodoxie est toujours associée à l'hellénisme - soupçon confirmé par le rôle essentiel joué par le Patriarcat œcuménique de Constantinople (hellénophone) dans la reconstruction de l'Église orthodoxe autocéphale d'Albanie. Le métropolite de Tirana, Mgr Anastase (Yanulatos), longtemps missionnaire en Afrique de l'est, est ainsi depuis deux décennies, la cible régulière d'attaques, souvent très ordurières. Cette hargne anti-orthodoxe a récemment refait surface, lors de la consécration de la cathédrale orthodoxe de Tirana, le 1er juin 2014, un événement marqué par la présence du patriarche œcuménique Bartholomée Ier, mais aussi du patriarche de Serbie Irinej... [19]
À l'inverse, pour ces nationalistes, une communion «authentiquement albanaise» unirait musulmans et catholiques, et serait politiquement défendue par Sali Berisha, lui-même originaire de Tropojë, sur la frontière du Kosovo. De manière fort significative, le PD entretient depuis le début des années 1990 des relations étroites avec la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), dont le dirigeant historique, Ibrahim Rugova (1944-2006) était lui-même secrètement converti au catholicisme et baptisé sous le nom de Pierre. Les petits Partis démocrates-chrétiens d'Albanie et du Kosovo sont, respectivement, des alliés traditionnels et fidèles du PD et de la LDK. Dans le même temps, et sans que personne ne trouve rien à y redire, le PD comme la LDK ont abrité des cadres et des courants proches de l'islam radical.
Un succès politique pour Edi Rama
Edi Rama a porté le Parti socialiste à la victoire lors des élections parlementaires de juin 2013. Devenu Premier ministre, cet artiste plasticien, ancien maire de Tirana, a poursuivi le rapprochement de son pays avec l'Union européenne, remportant, un an plus tard, en juin 2014, un succès majeur, au moins sur le plan symbolique: l'octroi à l'Albanie du statut officiel de pays candidat à l'intégration européenne.
Bien évidemment, cette étape ne garantit en rien une prompte adhésion de l'Albanie à l'Union, tant le chemin à parcourir reste long et parsemé d'embûches. Toutefois, nombre d'experts notent que, dans les «Balkans occidentaux», trois pays peuvent espérer adhérer à échéance «relativement prévisible», soit une dizaine d'années, à savoir la Serbie, le Monténégro et l'Albanie. Les autres États de la région (Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine) sont par contre plombés par de lourds problèmes politiques toujours irrésolus.
Edi Rama, notamment lors de sa visite en France du mois de juin, deux semaines avant la décision du Sommet européen, avait fortement insisté sur le fait que, même si l'islam est la religion la plus pratiquée en Albanie, celle-ci n'est pas pour autant «un pays musulman» [20]. Le Premier ministre albanais, lui-même issu d'une famille tout à fait extérieure à la tradition catholique, avait été reçu par le pape en avril, et il compte bien sur la visite de François pour confirmer l'ancrage «européen» de l'Albanie.
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
Notes
[1] http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/travels/sub_index1993/trav_albania_fr.htm
[2] Discours du pape Jean-Paul II aux prélats de la Conférence épiscopale de l'Albanie, 3 février 2001.
[3] Le lecteur trouvera plus loin dans l'article des précisions sur cette communauté (NDLR).
[4] La moitié seulement des Albanais ethniques vivent à l'intérieur des frontières de la République d'Albanie, proclamée en 1912. Les autres habitent le Kosovo, qui a proclamé son indépendance en 2008, mais forment également des minorités plus ou moins importantes en Macédoine (25 % de la population totale du pays), au Monténégro (7 %), en Serbie (hors Kosovo, 0,5 %), en Grèce et même en Italie.
[5] Lire Ornela Manjani, «Albanie : les minorités contestent les résultats du recensement», Le Courrier des Balkans, 17 décembre 2012.
[6] Nathalie Clayer, Aux origines du nationalisme albanais : la naissance d'une nation majoritairement musulmane en Europe, Paris, Karthala, 2007.
[7] Lire Nerimane Kamberi, «Centenaire de l'Albanie : quand l'art interroge l'identité nationale», Le Courrier des Balkans, 27 novembre 2012.
[8] Lire Miranda Vickers, «L'Albanie, terre de mission et la foi des Albanais», Le Courrier des Balkans, 22 novembre 2006.
[9] Lire Jean-Arnault.Dérens et Laurent Geslin, «Balkans: le défi d'une radicalisation de l'islam?», Religioscope, 13 octobre 2013, https://www.religion.info/2013/10/13/balkans-defi-radicalisation-islam/.
[10] Lire Serbeze Haxhiaj, «Kosovo: une vague de conversions au catholicisme qui fait débat», Le Courrier des Balkans, 2 octobre 2008.
[11] Lire Belgzim Kamberi, «Le monde albanais célèbre en grande pompe le centenaire de Mère Teresa», Le Courrier des Balkans, 2 septembre 2010.
[12] Lire Mickaël Wilmart, «Entre tolérance et concurrence. La communauté catholique et son identité dans l'Albanie post-communiste», Balkanologie, vol. VIII, n° 2, déc. 2004, p. 89-109.
[13] Lire «Albanie: les musulmans de Shkodra ne veulent pas de statue de Mère Teresa», Le Courrier des Balkans, 28 mars 2006.
[14] Lire Hélène Despic-Popovic, «Mère Teresa, reine du Kosovo», Libération, 31 décembre 2010.
[15] Lire Fatos Lubonja, «Albanie: identité nationale, modernité et diversité confessionnelle», Le Courrier des Balkans, 17 juin 2008.
[16] Ismail Kadare, La discorde. L'Albanie face à elle-même, traduit par Artan Kotro, Paris, Fayard, 2013.
[17] Enis Sulstarova, Arratisje nga Lindja: Orientalizmi shqiptar nga Naimi te Kadareja, Tirana, 2007.
[18] Cette dernière accusation est loin d'être sans fondement mais, à l'époque des sanctions internationales contre la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), tous les dirigeants albanais, à commencer par Sali Berisha, ont trempé dans de sombres affaires de trafics contournant l'embargo.
[19] Lire «Tirana : une cathédrale qui symbolise la renaissance de l'orthodoxie en Albanie», Le Courrier des Balkans, 2 juin 2014.
[20] Lire «Albanie : visite officielle d'Edi Rama en France, du lobbying pro-européen», Le Courrier des Balkans, 12 juin 2014.