Comme nous l'avons souligné ailleurs, la renonciation de Benoît XVI a suscité de nombreux commentaires dans les rangs catholiques, et au delà de ceux-ci. Dans ces commentaires se mêlaient compréhension pour la décision d'un octogénaire de se libérer d'un tel fardeau et inquiétude que cette démarche ne conduise à une "désacralisation" ou un "désenchantement" de la fonction pontificale. Ces réactions sont à la mesure de la place que la papauté en est venue à occuper dans l'imaginaire catholique, avec la célèbre expression de "vicaire du Christ" appliquée au souverain pontife.
L'élection du pape François pourrait bien marquer l'amorce d'autres évolutions. Elle prend d'abord acte d'une réalité démographique: deux tiers des catholiques vivaient en Europe il y a un siècle, ils ne sont plus que 25% aujourd'hui. En revanche, plus de 40 % d'entre eux résident en Amérique latine: ce pourcentage devrait se maintenir dans les décennies prochaines. Au cours du siècle écoulé, c'est en Afrique que la progression du catholicisme et du christianisme en général a été la plus rapide. Et les espoirs se tournent pour l'avenir vers des régions de l'Asie, notamment la Chine.
Le choix d'un pape sud-américain représente cependant plus que la prise en compte de ce glissement du poids démographique vers l'hémisphère sud: même si le pourcentage des catholiques européens continuera de décliner dans le paysage catholique mondial et ne représentera probablement plus que 20 % vers 2050, l'Europe conservera sans doute longtemps, pour des raisons historiques et comme site du centre mondial de l'Église romaine, une place sans commune mesure avec son importance démographique. Si le choix d'un pape non européen semble important, c'est aussi parce que cela signifie un changement de regard: le souci de maintenir et raviver la foi dans une Europe marquée par la sécularisation ne disparaîtra pas, mais le regard marqué par un autre arrière-plan sera nécessairement différent.
Non pas que la sécularisation épargne entièrement l'Amérique du Sud, après des siècles de présence catholique, même si les taux de pratique y sont nettement plus élevés que dans la plupart des pays européens. Mais ce n'est pas le même sentiment de déclin, et les défis auxquels il s'agit de faire face y sont différents. Il y a notamment une forte conscience des problèmes sociaux et de développement. Les courants de la théologie de la libération avaient fortement mis l'accent sur ceux-ci, en recourant parfois à des outils d'analyse marxiste qui leur avaient valu des condamnations épiscopales. La théologie de la libération n'a plus la même importance (comme l'expliquait une étude de Malik Tahar Chaouch, publiée en 2008 par Religioscope), mais elle a contribué à stimuler un souci pour les problèmes sociaux. "À bien des égards, les intuitions de la théologie de la libération ont été intégrées dans la pensée catholique en Amérique latine", observait en 1995 le jésuite Charles Beirne, une fois le marxisme discrédité et la guerre froide terminée: Jean-Paul II, naturellement critique envers des tendances marxisantes, soulignait par ailleurs fortement la nécessité de la justice sociale et n'approuvait nullement un capitalisme débridé (Newsweek, 31 juillet 1995). L'accent mis par le cardinal Bergoglio sur les dimensions sociales durant ses années en tant qu'archevêque de Buenos Aires prend sens dans ce contexte.
Sur le plan religieux, l'Amérique latine a longtemps été marquée par un monopole catholique (ce qui n'empêchait pas l'existence de milieux laïcistes), mais celui-ci a été considérablement effrité, au cours des dernières décennies, par la montée de courants protestants évangéliques. Ceux-ci ont été vivement critiqués tant par des milieux conservateurs que par des milieux de gauche, comme facteurs de déséquilibre social et comme canaux supposés d'une influence nord-américaine, puisque nombre de groupes venaient des États-Unis. Au fil des ans, la mouvance évangélique a cependant connu en Amérique du Sud une importante diversification, avec le fort développement de mouvements indigènes, à leur tour missionnaires en dehors du continent. Dans quatre pays d'Amérique centrale (Salvador, Guatemala, Nicaragua, Honduras), plus de 30 % de la population est protestante; au Brésil, le pourcentage est de 24 %, et de 9 % en Argentine.
Cependant, si cette croissance protestante a inquiété, elle a aussi entraîné une dynamisation de secteurs du catholicisme: dans un premier temps, les communautés ecclésiales de base, liées aux impulsions de la théologie de la libération, en ont été une manifestation, mais elles ont décliné. Aujourd'hui, c'est surtout le renouveau charismatique catholique qui en représente l'expression la plus marquante (Rodney Stark et Buster G. Smith, "Pluralism and the Churching of Latin America", Latin American Politics and Society, 54/2, été 2012, pp. 35-50). Avec un impact variable selon les pays, les courants charismatiques catholiques se sont diffusés durant les années 1970. Aujourd'hui, à l'échelle du continent, plus de 16% des catholiques se reconnaissent dans le mouvement charismatique. Celui-ci a permis un fort engagement des laïcs, même si l'on note la participation de plus en plus de prêtres et religieux. Il agit comme un mouvement de revitalisation et d'intensification de la foi, qui ne se désintéresse pas des dimensions sociales et politiques (Henri Gooren, "The Catholic Charismatic Renewal in Latin America", Pneuma; 34/2, 2012, pp. 185-207). Le mouvement charismatique représente une dynamique concurrence face aux progrès des groupes pentecôtistes d'origine protestante: il reprend certains traits caractéristiques, mais en y intégrant l'allégeance au pontife romain et une piété mariale. Après des méfiances initiales de la part des évêques, le courant charismatique a connu un processus d'institutionnalisation, qui est allé de pair avec un effacement de la pratique œcuménique (c'est-à-dire les groupes de prière communs entre catholiques et protestants, que l'on observait dans un premier temps), pour devenir une avant-garde de la compétition avec le pentecôtisme (R. Andrew Chesnut, "A Preferential Option for the Spirit: The Catholic Charismatic Renewal in Latin America's New Religious Economy", Latin American Politics and Society, 45/1, printemps 2003, pp. 55-85).
Selon l'essayiste catholique américain George Weigel, après la période de panique causée dans les rangs catholiques sud-américains par les progrès des courants évangéliques, une évaluation plus mûre s'est développée depuis quelques années, s'exprimant notamment dans le document final de la Ve Conférence générale de l'épiscopat latino-américain et des Caraïbes (CELAM), en 2007 (disponible en traduction française ici, PDF, 1,9 Mo): cette approche insiste sur les déficiences en matière d'évangélisation de la part de l'Église catholique et appelle à un nouvel élan de témoignage et de foi. Le pape François serait donc, selon ce point de vue, un protagoniste convaincu de la "nouvelle évangélisation" (George Weigel, "The First American Pope", National Review Online, 14 mars 2013).
Elire le cardinal Bergoglio a sans doute aussi pu représenter aussi une manière de s'éloigner des débats et des problèmes liés aux affaires qui ont marqué l'Église en Europe et en Amérique du Nord ces dernières années, affaires dont la polémique Vatileaks a été la plus récente expression. Le style du nouveau pape veut communiquer le sentiment d'une ère nouvelle, même si cela ne signifie pas que d'autres controverses ne puissent surgir (ainsi qu'on l'a vu déjà dans les heures qui ont suivi l'élection du pape François).
Il convient d'éviter de lire l'élection uniquement à travers un prisme réducteur qui verrait s'opposer un camp réformateur, d'une part, et un camp conservateur, d'autre part. Non pas que ces courants n'existent pas: mais la palette des positions au sein du catholicisme ne se réduit pas à eux. En outre, ces étiquettes demanderaient des nuances: un cardinal peut être conservateur sur le plan doctrinal ou moral sans que cela se traduise automatiquement par des inclinations liturgiques traditionalistes. Pour un certain nombre de cardinaux, dont les sensibilités peuvent par ailleurs aller plutôt dans un sens ou plutôt dans l'autre, il s'agissait avant tout de trouver un nouveau pontife qui puisse mettre l'accent sur les dimensions pastorales et sociales (tout en réformant les institutions là où elles ont fait preuve de fonctionnements problématiques. Les premières actions et les premières déclarations du pape François semblent correspondre à un tel profil, non sans déconcerter certains observateurs qui peinent pour l'instant à le "classer" clairement, faute de comprendre que les catégories dominantes des années 1960 et 1970 s'appliquent de moins en moins aux réalités complexes du catholicisme d'après le règne de Jean-Paul II.
Il reste maintenant à voir le pape François à l'œuvre: ses actes seront attentivement scrutés. Le ton de sa première homélie, le 14 mars, était clair et ferme sur les fondements de la foi. Il est fort possible que ses décisions se signalent à la fois par des positions strictes dans certains domaines et par des initiatives réformistes sur d'autres questions. Il risque d'irriter certains cercles dans des secteurs variés du spectre catholique: ainsi, les réactions initiales de milieux traditionalistes s'inquiètent de ses orientations liturgiques. Mais n'oublions que, pour la majorité des fidèles pratiquants, c'est avant tout l'image de simplicité et de piété qui sera déterminante pour la crédibilité du pape, en tout cas dans une période initiale: les premiers signaux envoyés par le nouveau pontife vont dans ce sens et devraient lui valoir pour le moment un solide capital de sympathie.
Jean-François Mayer