Comme le note Alain Vaguet dans sa préface, un tel sujet pourrait sembler volé aux anthropologues. Mais, souligne-t-il, un regard géographique ne regarde pas la même chose: et il est vrai que chaque discipline soulève des questions qui lui sont propres, nous apportant ainsi d'autres éclairages. On le constate, par exemple, quand Anne-Cécile Hoyez introduit la notion de "topogenèse", qui s'intéresse à la construction sociale d'un lieu, en relation avec d'autres lieux, de nature similaire ou proche, et donc l'étude des réseaux de lieux: "La topogenèse, dans le cadre du yoga, est extrêmement active aujourd'hui, notamment en raison des dimensions réticulaires, dynamisées par la vitesse et le nombre des déplacements et mobilités dans l'espace mondial." (p. 113) Elle va aider à l'analyse de l'évolution de la pratique du yoga dans le temps et dans l'espace.
Le yoga, souligne la chercheuse française, est en effet une pratique mondialisée: nous pouvons aujourd'hui tous trouver un centre de yoga proche de notre domicile. La visite de centres de yoga et de méditation révèle "une dimension transnationale, revendiquée et affichée" par les organisateurs des cours (p. 17).
Sans attirance personnelle pour l'Inde ou le yoga au départ, Anne-Cécile Hoyez a effectué des recherches de terrain en France et en Inde, sur lesquelles se fonde son livre, qui est issu de sa thèse, mais sous la forme beaucoup moins volumineuse et accessible d'un ouvrage de 150 pages.
Correspondant à une multiplicité de significations, le yoga moderne, tel qu'il est connu aujourd'hui du grand public, fondé sur l'exécution de postures, s'est diffusé dans le monde — avant tout dans les grandes villes de l'Europe et de l'Amérique du Nord — au cours du XXe siècle, après construction d'un discours universaliste de groupes hindous durant la seconde moitié du siècle précédent. Jusqu'au XIXe siècle, en Inde même, la circulation du yoga est restée mineure, jusqu'au moment où le néo-hindouisme l'a exporté (pp. 74-75).
"En France, l'introduction du yoga a débuté timidement vers 1900. Le yoga ne s'y est ancré plus fermement qu'à partir des années 1960": mais dès l'entre-deux-guerres se multiplient les individus qui ont fait en Inde ou en Europe l'expérience du yoga, même s'il faut attendre les années 1960 et 1970 pour une médiatisation importante (p. 38). Parallèlement au yoga, et suivant des dynamiques semblables, se diffusent en Occident le bouddhisme, des disciplines corporelles martiales asiatiques, ou encore des médecines et pratiques thérapeutiques d'Asie. Des années 1940 aux années 1980 émerge un yoga mondial, "dont les idées circulent rapidement et dans de nombreuses directions": c'est une circulation constante que décrit Hoyez, tandis que les liens avec l'Inde varient selon les individus et les groupes (p. 77).
La répartition des centres de yoga à l'échelle mondiale indique un poiuds proépondérant de l'Amérique du Nord, suivie de l'Europe: "Ce sont dans ces deux régions que les contacts avec le yoga et l'Inde sont les plus anciens." (p. 81) De nouveaux espaces s'ouvrent en Asie du Sud-Est (Malaisie, Indonésie) ainsi qu'en Amérique centrale et du Sud (p. 85).
Anne-Cécile Hoyez souligne le lien entre yoga et santé: "Le yoga, tel qu'il est pratiqué aujourd'hui, promeut [...] une voie thérapeutique qui s'appuie sur des techniques du corps, faites pour soigner ou prévenir certaines pathologies, et principalement les pathologies liées au mode vie (celles qu'on appelle les 'sociopathies': stress, dépression...)." (p. 43) Le yoga s'est trouvé "prioritairement transplanté dans les sphères urbaines, par des urbains, à destination des urbains. La ville, qui est un contre-idéal, un lieu qui fait obstacle à la pratique optimale du yoga, est [...] devenue le lieu où le yoga est le plus pratiqué et le plus prôné." (p. 89) Il est présenté comme aidant à combattre les effets négatifs de la vie dans les centres urbains.
Implicite dans les démarches des personnes qui pratiquent le yoga en France ("bien-être"), la dimension de santé est plus explicite en Inde (pp. 48-49). Le yoga se trouve de plus en plus considéré comme un recours thérapeutique complémentaire, par exemple par l'Organisation mondiale de la santé (p. 59).
Contrairement à l'Europe, le concept de "médecine complémentaire" n'est guère utilisé en Inde: on y parle plus volontiers de "médecines traditionnelles", celles-ci incluant non seulement des pratiques d'origine indienne, mais également l'homéopathie. Le yoga a bénéficié des efforts du gouvernement indien, dès les années 1970, pour "institutionnaliser l'ensemble des médecines indiennes": présenté comme une pratique ancienne, il y jouit d'une légitimité; "la portée identitaire et patriotique justifie, au moins dans les discours politiques, l'existence du yoga en tant que thérapie" (pp. 67-68). Dans un contexte de mondialisation du yoga, Hoyez souligne le souci du gouvernement indien de ne pas en perdre le contrôle et de "conserver l'originalité des savoirs et des techniques", à l'heure où le yoga devient une industrie lucrative également susceptible de détournement mercantiles (p. 69). Le gouvernement développe ainsi des efforts pour la protection internationale d'un héritage national, notamment afin d'éviter des appropriations sous forme de brevetage.
La chercheuse introduit la notion de "paysage thérapeutique", qui a émergé dans les années 1990 dans la géographie de la santé anglophone. Dans le cas du yoga, aux lieux et paysages du yoga se trouve attachée une atmosphère bénéfique (p. 125). Il est relativement aisé de créer dans des cadres naturels des environnements suggestifs de beauté et sérénité, comme on peut le voir dans les descriptions d'ashrams ruraux que nous livre Hoyez. Mais la majorité des centres de yoga se trouvent dans des villes: ils deviennent alors des oasis de bien-être. "Transférées dans les milieux urbains, ces idées conduisent à une série de modifications et d'adaptation des lieux: dans un lieu dédié au yoga, il est fréquent de trouver une imagerie spatiale liée à l'Inde (une photographie de l'Himalaya, du Gange) ou à l'hindouisme (des livres fondateurs, des représentations de divinités), et une attention particulière est donnée à la température et à la quiétude du lieu." (p. 122).
Anne-Cécile Hoyez a effectué une importante partie de son travail de terrain indien à Rishikesh (Uttaranchal), ville souvent présentée comme la "capitale mondiale du yoga", et d'ailleurs promue comme un site privilégié pour la pratique du yoga par le ministère indien du Tourisme dès les années 1980, découvrons-nous. Dans les années 1940 et 1950 prirent leur essor à Rishikesh les premiers ashrams transnationaux, en particulier avec Swami Sivananda (1887-1963), qui fonda son ashram en 1936, et la Divine Life Society.
Rishikesh a pu se développer "en bénéficiant d'un double processus de légitimation: celle de la présence de non-Indiens, et celle de la 'tradition'." (p. 109) Le nombre d'ashrams à Rishikesh explosa dans les années 1960 et 1970, avant de se stabiliser dans les années 1990: il n'y a pratiquement pas de création de nouveaux ashrams, d'autant plus que la situation foncière est saturée; en revanche, "les ashrams les plus importants (les plus riches) en profitent pour s'agrandir" (p. 104).
S'il y a bien à Rishikesh une forte concentration d'activités liées au yoga, la recherche d'Anne-Cécile Hoyez constate que Rishikesh est une ville moins idéale pour la pratique qu'on ne l'imagine souvent: seuls 12 ashrams (sur 69) proposent des cours de yoga, et 4 seulement toute l'année. Les hôtels prennent le relais en proposant aussi leurs cours. Bien des élèves étrangers venus à Rishikesh sont plutôt déçus et ne restent pas longtemps (pp. 104-105). Mais des informations circulent et sont échangées, conduisant les touristes vers d'autres lieux que leur recommandent des voyageurs rencontrés.
"A Rishikesh, le yoga n'est [...] plus une activité dominante. Il est relayé par les pratiques reliées au développement du néo-hindouisme: cérémonies religieuses hindoues 'modernisées' et ouvertes au public, cours de religion, cours de chant védique." (p. 105)
Qu'il s'agisse de Rishikesh ou d'ashrams établis dans des lieux reculés, ou encore de centres dans des villes occidentales, tous ces lieux sont connectés au reste du monde: le yoga "se déploie sur l'espace-monde et son fonctionnement est transnationalisé (p. 147). Le yoga entre dans des processus de globalisation, qui permettent aux pratiquants d'avoir l'impression d'appartenir à une communauté mondiale tout en bricolant individuellement. Même si le centre et le modèle demeurent l'Inde, le lieu du yoga "s'exporte et se transplante partout" (p. 149).
Promu par le néo-hindouisme dans sa tentative d'universaliser le message de l'Inde, rencontrant les aspirations occidentales au bien-être mêlé d'épanouissement intérieur, approprié comme héritage national par l'Inde moderne, la circulation du yoga dans le monde contemporain méritait assurément l'attention d'une géographe: le fruit de ses observations est de nature à stimuler la réflexion des chercheurs d'autres disciplines également.
Anne-Cécile Hoyez, L’espace-monde du yoga: de la santé aux paysages thérapeutiques mondialisés, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 154 p.