Avec l'incertitude liée au jeune monde capitalisme de Mongolie, de plus en plus des 2,8 millions d'habitants du pays ont recours à un chamane. De fait, moins de vingt ans après avoir fait son retour, le chamanisme mongol est en grande partie un phénomène urbain, touchant surtout la jeune génération. Un phénomène en pleine ébullition. Le chamanisme était marginal, moribond, dans les steppes et déserts de Mongolie depuis la seconde moitié du 16ème S, avec conversion massive au Bouddhisme Gelugpa (dit «du jaune»).
Lorsque le bouddhisme mongol, dit mongol-tibétain, est devenu religion d'État de l'Empire mongol après la visite du 3ème Dalaï Lama, Sonam Gyatso, le chamanisme a fait l'objet d'une violente campagne de déracinement. Les ongon, ces «icônes» support des esprits et principal outil du chamane, ont été détruites, les rituels ridiculisés etc. Du coup, lorsque le bolchevisme va dicter la politique de la Mongolie, après la proclamation de la République populaire mongole en 1924, et entreprendre une lutte sans merci contre «l'opium du peuple», c'est seulement contre le bouddhisme qu'il en a. Le chamanisme ne représentait plus une menace depuis longtemps.
Ce n'est qu'en 1995 que le chamanisme réapparaît. Dans des articles de journaux, dans le discours politique, avec son centre universitaire à Oulan Bator et à travers des manuels pratiques édités par des professeurs dudit centre. «Il y a même eu au début de ce retour du chamanisme une tentative pour en faire une religion d'Etat, sur fond de question identitaire nationaliste», raconte Laétitia Merli, anthropologue et documentariste qui a étudié le renouveau du chamanisme en Mongolie dans les années 1990 [1]. Ce fut un échec.
Aujourd'hui, ce sont des pratiques protéiformes qui l'emportent, mâtinées, chez les classes supérieures et intellectuelles, d'un esprit «new age» ou de réminiscences soviétiques de la «bio-énergie». Cette renaissance connaît son lot de charlatans, d'où il y a quelques années une tentative (malheureuse) d'institutionnalisation du «métier», via un diplôme. Aujourd'hui, il s'avère avoir davantage de succès parmi la jeunesse. Celle-ci se tourne vers le chamanisme pour médication, est volontiers végétarienne, cherche des pratiques d'inspirations variées pour communiquer avec les esprits. Au-delà de cette seule jeunesse, le chamanisme offre une palette de pratiques adaptées au monde mongol d'aujourd'hui.
«La vie en ville [400.000 personnes ont émigré vers la capitale Oulan Bator depuis les années 1990], les incertitudes liés au capitalisme, qui demeure nouveau, violent et fluctuant en Mongolie, poussent beaucoup à se tourner le chamanisme», constate Grégory Delaplace, un anthropologue français spécialiste de la Mongolie [2]. Entre chamanisme et croyances populaires, tel chef d'entreprise présentera sa nouvelle enseigne à un chamane, choisira avec soin le numéro de téléphone de sa société ou les plaques d'immatriculation des véhicules de celle-ci.
«Il y a toute une cosmologie économique à laquelle chacun pense en se lançant dans une affaire. Car créer une entreprise, c'est une source de pollution à travers l'envie et les médisances que cela suscite», précise Grégory Delaplace. Des propriétaires de mines font appels aux chamanes pour attirer la prospérité par exemple, «parce qu'il ne faut pas négliger les esprits d'un lieu», explique Laétitia Merli. Question brûlante alors que le pays est à l'aube d'un énorme boom minier... et que contre toute tradition, les dirigeants mongols ont distribué, ou se sont partagés parfois, des licences pour creuser steppes et déserts quitte à «déranger les esprits».
Pourquoi ai-je perdu mes clients? Faut-il conclure ce contrat avec untel que je ne connais pas ? A ces questions, les Mongols répondent en s'accaparant à leur façon le capitalisme, le «dzakh dzeel» en langue mongole, littéralement le «marché de l'emprunt». «La manière d'être au monde mongole apporte donc des réponses à la situation nouvelle qui a surgi à la fin du communisme. Ainsi, chacun fait attention à son hijmor, une sorte d'équilibre intérieur qui garantit force et la chance», observe Grégory Delaplace. «D'autant que dans cette société capitaliste, le sentiment d'injustice est grand. Chacun craint de ne pas avoir sa part de chance. Il faut donc des rituels pour rétablir l'équilibre», affirme Laétitia Merli.
La façon de se prémunir contre le risque, attitude inhérente à l'économie de marché, est profondément affectée. S'assurer ou accrocher sa ceinture de sécurité sont souvent vécus comme une façon d'appeler le malheur sur soi. C'est aussi vrai du fait d'être public, ce qui est le cas lorsque l'on veut vendre quelque chose. Commercer, c'est de facto attirer l'attention sur soi, c'est faire parler de soi, en bien (langue blanche) ou en mal (langue noire). Nous retrouvons là l'univers mongol du « langue-bouche » (khel am), celui des médisances, des racontars, de la jalousie et de l'envie qui attire sur soi le mauvais sort. «On prête une grande attention aux pollutions nées du simple fait que l'on parle de vous, fût-ce en bien. Le commérage quel qu'il soit est source de pollution», explique Grégory Delaplace.
Cette manière de s'approprier le capitalisme touche notamment la jeunesse urbaine et éduquée selon les observations de Grégory Delaplace. «Souvent, quelqu'un va se faire soigner pour un problème de santé ou pour faire venir la chance sur lui, et son chamane lui dit alors que ses problèmes viennent du fait qu'il a lui-même un ancêtre chamane et que ce dernier le réclame. C'est ainsi que beaucoup deviennent chamanes aujourd'hui», explique-t-il. Ainsi voit-on de jeunes banquiers devenir chamanes, ou du moins entreprendre une initiation. Car cette dernière échoue souvent, les candidats devant éventuellement s'y reprendre à plusieurs reprises avant de devenir chamanes.
En Mongolie, beaucoup parlent d'une lutte, d'une compétition «politique», entre chamanisme et bouddhisme. «En réalité, je constate que cet affrontement n'est pas aussi fort qu'on le dit. Les Mongols inventent au quotidien quantité de nouvelles combinaisons. Beaucoup de familles ont un chamane, pour régler des problèmes de santé ou liés au travail, mais sont bouddhistes par ailleurs», explique le spécialiste du chamanisme Bumochir Dulam.
Le débat avec le bouddhisme est permanent. Avec en arrière fond la question identitaire nationale, dont une face est la si difficile relation politique à la Chine. «Nous avons plusieurs nationalismes en fait. Certains considèrent le bouddhisme comme une religion importée, mais d'autres y voient aussi une religion qui marche comme de paire avec la construction nationale, rappelant qu'en 1911, lorsqu'ont été mis dehors les administrateurs mandchous, qu'ils confondent avec les Chinois, l'église bouddhiste a été au cœur de l'Etat mongol restauré, lequel a même été une théocratie entre 1921 et 1924», explique M. Lhagvademchig, spécialiste du bouddhisme mongol.
Il y a aussi un nationalisme mettant le chamanisme au cœur de ses idées, y voyant là une religion plus authentiquement mongole. D'où «l'attribution d'une place centrale dans le chamanisme à Gengis Khan, héros national s'il en est», précise Laétitia Merli. «Le chamane, dans ses rituels par exemple thérapeutiques, avec un individu particulier donc, prend en compte la dimension nationale, nationaliste, à travers le ciel éternel, ou la personne de Gengis Khan par exemple, en qui certains acteurs du renouveau chamaniste ont voulu voir un chamane», affirme Grégory Delaplace.
Régis Genté
Notes
[1] Auteur de De l’ombre à la lumière, de l’individu à la nation. Ethnographie du renouveau chamanique en Mongolie postcommuniste, Editions Sems EPHE, 2010.
[2] Auteur de L’invention des morts. Sépultures, fantômes et photographie en Mongolie contemporaine, Editions Sems Ephe, 2009.