Jamais la Fondation Cordoue de Genève — qui a pris l'initiative de cette démarche — n'aurait pensé agir sur le terrain suisse, "qui était l'idéal de la paix", raconte le professeur Abbas Aroua, directeur de la Fondation: il existe bien assez de conflits requérant son attention dans le monde musulman. Après le vote par lequel une majorité du peuple suisse introduisit dans la Constitution fédérale l'interdiction de la construction de nouveaux minarets en novembre 2009, "nous avons constaté qu'aucune société n'était à l'abri de situations conflictuelles." Et d'ajouter aussitôt: "Le mérite d'une société, c'est la façon de gérer un conflit pour un tirer un résultat positif."
C'est dans cette ligne qu'entend s'inscrire le rapport présenté à la presse le 16 mars 2012 par le Rassemblement de Suisses musulmans (RSM): renforcer la communication entre musulmans et société, en rappelant que la communication doit être bidirectionnelle et que les musulmans doivent aussi y jouer un rôle actif. Il est nécessaire de voir les musulmans plus s'engager dans la société suisse, mais en même temps d'avoir une plus grande ouverture de la société, souligne Khaldoun Dia-Eddine, qui dit avoir constaté une faible connaissance de l'islam même chez des nombres de personnes de bon niveau intellectuel.
Vers une "normalité musulmane": les visages nouveaux de Suisses musulmans
Une partie croissante des musulmans vivant en Suisse sont des citoyens suisses: naturalisés, convertis ou — de plus en plus — enfants de porteurs d'un passeport suisse. La Fondation Cordoue a choisi une voie qui évite les clichés d'un débat sur l'intégration en approchant des participants potentiels qui soient de nationalité suisse, et connaissant bien tant la culture suisse que la religion musulmans (qu'il s'agisse de personnes pratiquantes ou non). Ces musulmans se sentent chez eux en Suisse, et leur comportement est le même que celui des autres citoyens suisses, explique Khaldoun Dia-Eddine: beaucoup d'entre eux auraient du mal à vivre dans un pays musulman.
Autre critère: éviter les figures déjà connues et ceux vers lesquels les médias se tournent habituellement comme "représentants" de la population musulmane en Suisse. Le RSM présente des visages nouveaux; certain(e)s participant(e)s sont actifs à titre personnel dans des associations musulmanes, mais tous ont participé au RSM à titre individuel, et non comme représentants d'une organisation. Les participants au RSM ont été sélectionnés de façon capillaire, tout en tenant compte d'une représentation équilibrée des régions linguistiques du pays, des âges et des origines.
Le RSM refuse tout antagonisme entre identité suisse et identité musulmane. L'accent a délibérément été mis sur des Suisses musulmans (et non "musulmans suisses"), tout en ayant conscience d'un problème lié à l'image d'un élément constitutif de ces personnes: leur identité religieuse. Cette image négative de l'islam et des musulmans dans la société suisse constitue "le problème de fond soulevé par l'initiative 'anti-minaret'", surenchérit Khaldoun Dia-Eddine.
L'idéal, commente Abbas Aroua, serait d'arriver un jour à une normalité: être suisse et musulman deviendrait banal. Mais pour en arriver à ce stade, il faut d'abord passer par une certaine visibilité. C'est pourquoi des citoyennes et citoyens suisses musulmans, pour la plupart "anonymes" jusqu'à maintenant, ont accepté de s'engager dans un processus de réflexion au cours des années 2010 et 2011. Le produit en est un catalogue de recommandations, adressées aux différents acteurs de la société suisse, y compris aux musulmans.
Parmi les recommandations du Rassemblement de Suisses musulmans
Publié en français, en allemand, en italien, en anglais et en arabe, ce document est divisé en onze parties, la plupart destinées à un type d'acteur spécifique (autorités fédérales, cantonales, communales, milieu éducatif, intellectuels, médias, etc.), et des recommandations transversales.
Le rapport recommande ainsi aux autorités fédérales de consulter les musulmans (lors de procédures de consultations sur certaines lois), mais aussi aux organisations musulmanes de ne pas hésiter à s'exprimer sur les sujets de société qui les concernent. Les Suisses musulmans pourraient aussi "élaborer des projets artistiques, culturels, scientifiques et sportifs", et solliciter des institutions soutenant de telles initiatives.
Le RSM recommande aussi "aux musulmans vivant en Suisse de participer activement à la vie de la commune": les musulmans de Suisse devraient plus s'impliquer dans la vie associative locale, qu'il s'agisse d'associations de parents, d'associations professionnelles, de clubs sportifs, etc. De leur côté, les communes peuvent s'efforcer d'intégrer les associations musulmanes dans l'organisation d'événements locaux.
Le RSM rappelle aussi la difficulté pour les musulmans en Suisse d'avoir des lieux de culte dignes de ce nom: certains sont aménagés dans d'anciennes usines ou des parkings souterrains. Ils sont souvent relégués dans des zones industrielles [cela vaut aussi pour des communautés chrétiennes issues de l'immigration, d'ailleurs - NDLR]. Les projets de lieux de culte se heurtent à des oppositions. Le RSM "suggère aux commissions de construction et d'aménagement de soutenir les musulmans dans la recherche de locaux dignes pour la prière".
Dans le domaine éducatif, le RSM "se félicite de l'intégration systématique de la matière sur les différentes religions et sur l'éthique dans les plans d'étude." Il y voit un canal important "pour la diffusion par l'instruction publique d'une informatiton objective sur l'islam, la vie et les défis des musulmans en Suisse". L'importance d'une bonne formation des professeurs est soulignée: notamment pour développer l'aptitude à distinguer entre religion et culture.
Quelques communes en Suisse, dans les cantons où la loi le permet (puisque les relations entre religions et Etat sont du ressort de chaque canton, et non de la Confédération), les locaux scolaires sont mis à disposition pour l'enseignement religieux musulman, comme ils le sont pour l'enseignement religieux catholique et réformé. Le RSM souhaite voir de telles expériences s'étendre: "les enfants musulmans se sentent valorisés et non pas mis à l'écart, tandis que les autorités cantonales peuvent connaître le contenu et la qualité de l'enseignement et réagir si nécessaire."
Sur le plan des relations avec les autres communautés religieuses, le RSM ne souhaite pas seulement que soient organisées des activités conjointes entre musulmans et autres communautés religieuses. Il recommande aussi une solidarité mutuelle lors d'actes d'agression contre des communautés religieuses — par exemple une initiative conjointe de solidarité quand une église chrétienne est attaquée dans un pays à majorité musulmane.
Dans le dialogue interreligieux, le rapport fait observer la nécessité de placer toutes les communautés participantes au même niveau: "il faut éviter qu'un groupe 'domine' un autre".
Du côté des médias, le RSM ne se contente pas d'encourager les journalistes suisses à continuer de se former et de s'informer sur les religions: il recommande ausssi aux communautés musulmanes de "renforcer et professionnaliser leurs contacts avec les journalistes et les médias", sans attendre simplement les demandes des médias, mais en prenant aussi des initiatives dans cette direction.
Quant à la vie politique, le RSM encourage naturellement la participation des musulmans. "Le RSM souligne de manière générale l'importance de promouvoir l'idée de la citoyenneté à part entière pour encourager les musulmans à jouer pleinement leur rôle dans la vie civique."
Mais le besoin de stratégies de communication adaptées des organisations musulmanes envers les hommes et partis politiques est aussi évoqué: un lobbying efficace doit être organisé, estime le rapport, plutôt sous la forme d'une information et sensibilisation que des recommandations.
Le rapport souhaite aussi la création d'une "institution unique qui représente les musulmans en Suisse". Un organisme représentatif rendrait plus aisées les relations avec les autorités — et la mise en œuvre de différentes recommandations du rapport. Le RSM est cependant conscient "qu'il peut être difficile à l'heure actuelle d'établir formellement une unique instance représentative".
Interrogé par Religioscope sur les dernières initiatives en date en vue de la création d'une telle institution, Khaldoun Dia-Eddine a répondu que la plus grande erreur serait une structure imposée— et qui risquerait de n'être qu'une organisation de plus. Il ne faut pas se cacher les difficultés de l'entreprise. Peut-être, dans un premier temps, faudrait-il se contenter d'un groupe de travail réunissant les différents organisations. A long terme, cependant, avec l'émergence de jeunes générations qui ne sont plus liées aux origines nationales, les musulmans de Suisse pourraient-ils arriver à créer une association fédérative à l'image de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS) ou de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI)
Affaire à suivre...
Sortir du débat émotionnel: telle était l'une des raisons de l'initiative du RSM. Le rapport, dont le ton reste toujours mesuré, s'inscrit dans cette perspective. Il faut noter qu'il vient compléter d'autres initiatives apparues depuis le vote de novembre 2009 sur les minarets, dont certaines encouragées par les autorités, comme le projet de dialogue structuré lancé en 2010 par la Confédération. Le RSM se veut à la fois indépendant et complémentaire.
Les Suisses musulmans qui ont participé à l'initiative du RSM ne représentent qu'eux-mêmes. C'est à la fois leur faiblesse et leur force. Il ne leur a pas fallu tenir compte des intérêts d'organisations particulières. Mais le message devra maintenant passer vers celles-ci aussi. Il s'agira de voir si et comment ces recommandations seront reçues et relayées, dans différents secteurs de la société et dans le milieu musulman en particulier, afin que quelques-unes des idées lancées dans le rapport du RSM puissent faire leur chemin.
Afin de mettre ce document à disposition de ses lecteurs, Religioscope a scanné la version française de ce rapport. On la trouvera ci-après.