Cette série surprend alors que l'islam n'est pas profondément ancré chez ces nomades que furent les Kazakhs. Il reste fortement teinté de pratiques traditionnelles, chamaniques entre autres. En outre, après 70 ans de communisme, moins de la moitié des Kazakhs (environ 60% des 16 millions de citoyens Kazakhstanais) se disent pratiquants et la «dimension confessionnelle» est «subordonnée à la question de l'identité nationale», comme l'explique le politologue Sanat Koushkoumbaïev [1].
Cette série d'actes sanglants est un vrai défi pour le pouvoir kazakhstanais qui a assis sa légitimité et justifié son autoritarisme par sa capacité à maintenir la stabilité dans le pays grâce à l'accent mis sur le développement économique, tiré par le pétrole, et la concorde interethnique et religieuse. Comme souvent en ex-URSS, nombre d'observateurs politiques ont cru déceler de sombres manipulations de la part de l'ex-KGB, d'autant plus que l'ex-république soviétique d'Asie centrale amorce une succession délicate à la tête de l'Etat, dirigé d'une main de fer depuis 1989 par Noursoultan Nazarbaïev, 71 ans.Il se trouve des voix pour insinuer que les services secrets du Kazakhstan pourraient semer à dessein la peur parmi la population: «les dirigeants russes ont démontré comment la peur du terrorisme pouvait être traduite par le renforcement du pouvoir d'un seul», écrit Sergueï Douvanov, journaliste d'opposition.
Quoi qu'il en soit, cette série d'actes sanglants ne saurait exister sans un terreau devenu favorable. Que l'on parle de contexte régional et international ou de politique interne. Le 17 mai, à Aqtöbe, Rakhimjan Makhatov se faisait exploser à la porte du siège local du KNB. Dans un premier temps, le pouvoir a nié qu'il s'agissait de l'acte d'un islamiste. Il a parlé d'un criminel mafieux qui s'est fait exploser «dans le but d'éviter ses responsabilités.»
Deux jours plus tard, une journaliste de Radio Liberty se rend dans le quartier de Makhatov pour enquêter sur sa personnalité. Elle y découvre que le jeune homme était plutôt éduqué, de bonne famille (père retraité de la police), vivant un mariage heureux mais gagnant seulement 25.000 tenge par mois (125 €) en tant que gardien. La journaliste apprend aussi qu'il serait venu à la religion via son épouse, qu'il appartenait à une micro communauté musulmane «informelle» (non enregistrée), qu'il a peu à peu cessé de jouer de la dombra (instrument traditionnel de la steppe kazakhe), parce que «ce n'était pas bien vu» de sa communauté. En avril, la police l'aurait arrêté avec sept autres membres de sa communauté. Seul lui et deux autres coreligionnaires auraient été libérés sous caution.
Le peu que nous sachions de la biographie de Makhatov permet toutefois de pointer certaines causes d'une certaine montée de l'islam radical au Kazakhstan. Selon une source proche du KNB kazakhstanais, «dix mille jeunes hommes, militants islamistes, sont prêts à lutter contre le gouvernement.» Info? Intox? D'abord, il y a le contexte socio-économique. L'argent coule à flot au Kazakhstan, mais les pétrodollars profitent surtout à une minuscule élite.
Le 16 décembre, jour de festivités pour les 20 ans de l'indépendance de la république, glorifiant au passage le Président Nazarbaïev, une émeute éclate dans la ville pétrolière de Janaozen, dans l'Ouest, région où se trouve l'essentiel des réserves de brut du Kazakhstan. Les autorités de la ville ne veulent pas être en reste et veulent à tout prix organiser aussi des festivités. Mais depuis mai, des centaines d'ouvriers du pétrole occupent, pacifiquement, la place centrale de Janaozen. Ils sont en grève, revendiquant amélioration de leur salaire et des conditions de travail et de vie. Le pouvoir et les sociétés pétrolières n'ont répondu que par l'ignorance et le licenciement d'environ 2.000 d'entre eux. Lorsque, ce 16 décembre, la police entreprend de les déloger, des bagarres éclatent. La police tire. 15 civils ont été tués officiellement.
La tragédie s'est déroulée dans une ville dont la population a doublé en vingt ans, du fait du boom pétrolier. Le pouvoir n'a guère investi dans les infrastructures de la ville. Dans une étude sociologique de décembre 2009 consacrée à Janaozen, l'Institut Kazakh de Solutions Politiques révèle «40,7% [des habitants] disent que leur revenu est seulement suffisant pour payer les services publics [électricité, gaz etc.] et la nourriture. 22,7% des personnes interrogées que cela ne suffit que pour la nourriture.» Dans la même étude, 32% des interviewés estiment que les problèmes sociaux de la région sont la cause de la montée de l'extrémisme religieux. Il s'avère que plusieurs militants islamistes capturés ou tués ces dernières années au Daghestan ou en Tchétchénie étaient des Kazakhs que diverses sources, du FSB russe à des journalistes locaux, soupçonnent d'avoir été entraînés dans les environs de Janaozen.
A la question socio-économique, alliée à celles de la corruption et du vide idéologique postsoviétique, il faut ajouter celle de la gestion problématique du fait religieux par les autorités du pays. Selon le spécialiste de l'islam centrasiatique Nourlan Alniazov, «le Kazakhstan connaît actuellement le développement de nombreuses communautés ou jama'at autonomes (...). Leur épanouissement est en grande partie dû à la faiblesse de la structure spécifique que constitue la DUM [2] du Kazakhstan (...). Cette situation est aggravée par l'absence de cadres compétents en matière religieuse et par un manque criant d'établissements d'enseignement musulmans (...). Les Directions spirituelles, depuis l'époque tsariste, constituent des instances artificielles sans implantation tangible dans la vie religieuse locale et dont le but patent est d'être le relais de la politique de l'État.» [3]
Résultat: les mosquées non enregistrées pullulent. «A l'Ouest du pays, surtout parmi la jeunesse, l'islam se développe sur le mode de petites communautés autonomes les unes des autres et la prière du vendredi a de plus en plus régulièrement lieu dans des appartements privés et non plus à la mosquée officielle», a observé M. Alniazov. Dans ce contexte, entre volonté de contrôle de l'islam et construction d'une identité nationale intégrant la dimension religieuse, le pouvoir s'est engagé dans la voie risquée de la «sécuritisation», surenchère quant au danger islamiste dans le cadre de la compétition politique entre divers groupes ou institutions. En 2005, le Président «Nazarbaïev a nommé le terrorisme, l'instabilité politique et l'extrémisme religieux comme les plus graves menaces du 21ème siècle et de comme sérieux obstacles à la modernisation économique, sociale et politique du pays», rappelle Mariya Omelicheva, de l'Université du Kansas [4]. Et ce alors que le pays n'avait alors connu aucun acte «terroriste.»
C'est ainsi qu'a été instrumentalisée la distinction entre islam officiel et non-officiel. Peu à peu, s'est imposée «l'opposition entre l'islam traditionnel enraciné dans l'histoire locale et l'islam fondamentaliste étranger au pays et son peuple. Le discours de la sécuritisation nourrit (...) ces dualismes profondément enracinés de traditionalisme et fondamentalisme et l'opposition de l'islam local et étranger, et des bons et des mauvais musulmans», explique Mariya Omelicheva. Tendance qui risque de se renforcer avec l'adoption de la nouvelle loi sur la religion, en octobre 2011. Le texte prévoit entre autres des règles d'enregistrement des groupes religieux telles que finalement, mis à part l'Eglise orthodoxe russe et le sunnisme de rite hanafite, très peu de mouvements religieux devraient désormais avoir officiellement pignon sur rue au Kazakhstan.
Ainsi pourrait s'accroître encore l'activité sur le sol kazakh de mouvements étrangers, prônant éventuellement l'usage de la violence, comme certains salafistes. «Certainement que ces restrictions religieuses contribueront à alimenter les frustrations de certains croyants. Mais tout le monde ne se radicalisera pas. La radicalisation requiert beaucoup d'autres facteurs et conditions de fond, comme la présence de leaders religieux influents, des soutiens financiers, des moyens d'incitations pour les recrues», nous explique Mariya Omelicheva. Les salafistes viennent tantôt du Sud, Afghanistan et Pakistan en tête, tantôt du Nord, en Russie. «Le groupe le plus radical mais paradoxalement le moins connu de [cette] catégorie est certainement celui des takfirchilar (...). Elle sous-entend l'obligation de participer au djihad, strictement compris sous la forme d'une lutte armée contre les infidèles ayant pour objectif la création d'un État islamique et le retour mythique au califat (...). Au Kazakhstan, ceux qui suivent la doctrine du takfiront presque tous été formés sur le territoire de la Fédération de Russie», explique M. Alniazov [5].En jouant la carte de la «sécuritisation», le Kazakhstan s'est placé dans le radar des islamistes. Cela serait peut-être arrivé sans cela.
«Il n'est pas anodin que la critique par les Taliban du Kazakhstan et du soutien de ce dernier pays à l'OTAN ait eu lieu en mai. Quelques jours après l'attentat suicide d'Aqtöbe», constate Didier Chaudet, spécialiste du Pakistan et de l'Asie Centrale. Plus tard, le 31 octobre, deux bombes, la seconde tuant son jeune porteur avant d'atteindre son but, explosent à Atyrau, la «capitale» pétrolière kazakhstanaise. Les auteurs, une cellule terroriste de quatre personnes semble-t-il, visaient des bâtiments administratifs. Selon le parquet général du Kazakhstan, ceux-ci ont été inspirés Saïd Bouryiatski. Un Russe converti, devenu leader de la rébellion islamiste au Nord Caucase (tué en 2010), qui serait aussi l'inspirateur des «Soldats du Califat» (Jund al-Khilafah), avec lesquels la cellule d'Atyrau aurait pris contact en septembre.
Ce groupe de militants islamistes est basé à la frontière afghano-pakistanaise. Il serait dirigé par un Tatar, Rinat Khabidoulla. Quelques jours avant le double attentat, d'Atyrau, il avait demandé dans un message vidéo le retrait du projet de loi sur la religion du Kazakhstan. Le 3 décembre, une de ces prétendues cellules a été cernée dans la maison qu'elle occupait dans les environs d'Almaty. Cinq «soldats du Califat» et deux policiers ont trouvé la mort dans l'opération qui visait à les arrêter. Les autorités kazakhstanaises prétendent qu'ils préparaient des actes terroristes. Le 12 novembre, à Taras dans le Sud du pays, Maksat Kariev a dérobé des armes et tué six agents des forces de l'ordre avant de se suicider. Jund al-Khilafah a salué son «martyr» quatre jours plus tard. La cellule de Kariev (six ou sept hommes dont un «chef spirituel») aurait été démantelée par la police.
«Les leaders du Jund al-Khilafah semblent être en lien avec le réseau Haqqani. Rien d'étonnant, ce dernier s'est spécialisé dans la coordination avec les djihadistes étrangers et a su se montrer protecteur avec le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan par exemple. La critique des Taliban a du poids parce que ces derniers offrent aux djihadistes centrasiatiques la possibilité de survivre et des capacités militaires. C'est ce qui explique la diffusion par le Jund de vidéos glorifiant deux attaques menés par leurs soins contre les forces de l'OTAN en Afghanistan, en septembre et octobre. C'est autant une marque de leur fidélité à leurs protecteurs Taliban qu'un rappel aux leaders centrasiatiques qu'ils sont sous la menace des djihadistes», explique Didier Chaudet.
Régis Genté
Notes
[1] « Les combinaisons paradoxales de l'islam kazakh », dans Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, Islam et politique en ex-URSS, 2005, p. 213.
[2] Duchovnoe Upravlenie Musul'man (en russe), Direction Spirituelle des Musulmans.
[3] «La communauté musulmane du Kazakhstan, Acteurs officiels et groupes officieux», dans Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, Islam et politique en ex-URSS, 2005, p. 297-298.
[4] “Islam in Kazakhstan: a survey of contemporary trends and sources of securitization”, Central Asian Survey,vol.30, N° 2, 2011, p. 243 - 256.
[5] Ibid.