Parmi ceux qui immigrent en Israël au titre de leur identité juive, la majorité sont des personnes juives de naissance, mais on trouve aussi parmi eux des convertis. Les Bnei Menashe placent dans un position différente: ils se considèrent en effet comme descendants de l'une des "tribus perdues" d'Israël.
Ils ne sont pas les seuls: le thème des "tribus perdues" a enflammé bien des imaginations depuis des siècles. A l'origine, un événement historique: après la mort du roi Salomon, les dix tribus du nord formèrent le royaume d'Israël, tandis que les tribus de Juda et de Benjamin restèrent loyales à la maison de David, avec Jérusalem pour centre; au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, le royaume du Nord tomba sous les assauts assyriens et une grande partie des Israélites furent déportés, principalement en Haute-Mésopotamie et également en Médie. Des populations d'autres régions furent installées pour les remplacer. Le même sort frappa le royaume de Jérusalem en 587 av. J.-C., lorsque Nabuchodonosor II s'empara de la ville, mais une partie des juifs déportés à Babylone purent retourner à Jérusalem quelques décennies plus tard et reconstruire le temple.
Qu'advint-il donc des Israélites du Nord? La plupart des historiens estiment que quelques-uns avaient peut-être maintenu leurs traditions et se sont joints aux juifs exilés lors du retour de l'exil babylonien, mais que la plupart se sont probablement assimilés aux peuples au milieu desquels ils se trouvaient, disparaissant ainsi de la carte de l'histoire en tant qu'entité distincte.
Cette explication n'a cependant pas convaincu tout le monde: d'autant plus que des textes prophétiques semblent faire allusion au rassemblement, un jour, de toutes les tribus. Dans le Nouveau Testament, l'épître de Jacques est adressée "aux douze tribus qui sont dans la dispersion".
Mais si les dix tribus "perdues" existent toujours, où se trouvent-elles donc? Au cours des derniers siècles, certains ont cru les avoir retrouvées ici et là — un peu partout, des Andes au Japon en passant par le Cachemire, des tribus africaines ou le peuple britannique. Différents arguments sont présentés à l'appui de ces thèses, qu'il s'agisse d'étymologies, de traditions, de coutumes particulières ou, plus récemment, de codes génétiques.
Parmi les groupes qui ont estimé descendre d'une des tribus perdues d'Israël, certains ont embrassé le judaïsme. Pour que leur appartenance au judaïsme soit reconnue comme telle par les autorités juives, il a cependant fallu, dans tous les cas, passer par un rituel de conversion.
Les Bnei Menashe résident au Manipur et au Mizoram, à la frontière entre l'Inde et la Birmanie, dans le Nord-Est de l'Inde. D'ethnie mizo, chin ou kuki, cette "collectivité de tribus" (Shalva Weil) rassemblée sous le nom de Shinlung est d'origine mongoloïde. Nombre de tribus du Nord-Est de l'Inde se distinguent fortement des habitants du reste de l'Inde: de nombreux mouvements insurrectionnels ont d'ailleurs agité plusieurs de ces régions jusqu'à aujourd'hui. Dans un tel contexte, il n'est pas étonnant que des questionnements identitaires puissent surgir.
Les Mizo sont généralement chrétiens. En découvrant la Bible, certains ont cru discerner dans leurs traditions pré-chrétiennes des réminiscences des pratiques décrites dans l'Ancien Testament. Au début des années 1950, il y aurait eu chez une ou plusieurs personnes la certitude d'un lien entre Mizo et tribus perdues. Un songe révéla au diacre d'un communauté pentecôtiste au Mizoram que les Mizo descendaient des tribus perdues et qu'ils devaient retourner en Israël; une vision lors d'une transe durant un "réveil" religieux aurait inspiré la même conviction à un chef de village. Certains fidèles, avec une notion très vague de la géographie, entreprirent aussi de partir vers "Sion", mais n'allèrent pas plus loin que les Etats indiens voisins. Peu importe: le rêve israélite était né.
Petit à petit, au Mizoram et au Manipur, des Shinlung commencèrent à pratiquer leur propre forme de judaïsme, avant de trouver finalement, dans les années 1990, des rabbins qui acceptèrent de les y convertir formellement.
Il existe en effet plusieurs petits groupes juifs qui se font les avocats du retour au judaïsme (et, le cas échéant, de l'immigration en Israël) non seulement des descendants supposés des "tribus perdues", mais aussi des personnes dont des ancêtres avaient été convertis de force au christianisme, en particulier dans la péninsule ibérique. L'une de ces associations est Shavei Israel, dont le responsable, le journaliste israélo-américain Michael Freund, s'est beaucoup engagé pour les Bnei Menashe. Parmi les autres groupes du même genre, on peut mentionner Amishav et Kulanu. Le rabbin Eliyahu Avishail, fondateur d'Amishav, effectua dès les années 1980 des voyages en Inde afin d'entrer en contact avec les Bnei Menashe. Ces initiatives s'inscrivent dans un contexte à la fois de sionisme religieux et d'aspirations messianiques (le retour des "tribus perdues" relevant d'un scénario plus large d'accomplissement des prophéties). Ces efforts trouvent l'approbation et le soutien d'organisations "chrétiennes sionistes", qui accordent une signification prophétique aux développements dans le Proche-Orient contemporain.
Les (re)convertis au judaïsme ne forment qu'une minorité parmi les Mizo. Certains Mizo convaincus d'être les descendants des tribus perdues (celles de Manassé et d'Ephraïm, plus précisément) sont cependant restés chrétiens. En outre, des milieux qui entendent faire du christianisme le ciment de l'identité mizo n'apprécient guère les conversions au judaïsme. Pour une organisation mizo, la Chhinlung Israel People Convention [en 2012, cette organisation a adopté le nom de Luz Israel Organisation - 02.10.2016], le rêve serait de faire reconnaître l'identité mizo comme celle de descendants de tribus perdues, voire d'établir un Etat mizo sur cette base.
Le rêve de l'émigration vers Israël a commencé à devenir réalité dans les années 1990. Non sans susciter certaines controverses, du fait que nombre d'entre eux furent installés dans la bande de Gaza et en Cisjordanie: du point de vue des milieux sionistes religieux, l'arrivée de nouveaux immigrants pour renforcer la démographie juive en Israël est vue comme une bénédiction. Si leur intégration semble s'être plutôt bien déroulée, et si le Grand Rabbin d'Israël les a reconnus en 2005 comme "descendants d'Israël" (largement à la suite des efforts de Shavei Israel dans ce sens), l'immigration avait été gelée en 2003: les autorités israéliennes se montraient en effet réticentes, craignant une vague d'immigrants économiques sous prétexte de lointaines racines juives. En outre, avec les tensions qui existent en Inde autour des démarches de conversion, l'annonce de la conversion de centaines ou de milliers de personnes au judaïsme ne pouvait que provoquer des irritations, notamment dans les milieux nationalistes hindous (par ailleurs souvent philo-israéliens). Quelques centaines de Bnei Menashe arrivèrent cependant en Israël après 2005.
La reconnaissance des Bnei Menashe comme descendants d'Israël en 2005 ouvrait néanmoins inéluctablement la voie à une immigration: mais la condition posée était une complète conversion préalable au judaïsme.
En 2010, le gouvernement israélien indiqua que les Bnei Menashe pourraient effectuer leur aliyah dans un délai d'un à deux ans. Mais, pour éviter des problèmes avec l'Inde quant aux conversions, ils séjourneraient tout d'abord durant un à deux ans au Népal, où ils se rendraient par groupes de 200 à 300 et seraient convertis par un groupe de rabbins spécialement envoyés dans ce but (Itamar Eichner, " Members of Bnei Menashe to make aliyah", YnetNews.com, 1er août 2010).
Au mois de juin 2011, la Commission parlementaire israélienne sur l'immigration et l'absorption a accepté de préparer une résolution demandant au gouvernement d'approuver définitivement l'immigration de 7.732 Bnei Menashe, sur la base des bons résultats de l'intégration de ceux déjà installés en israël (Elad Benari, "Israeli Government allows 7,000 Bnei Menashe to make aliyah", Arutz Sheva, 24 juin 2011).
Selon de récentes informations, le feu vert du gouvernement israélien devrait intervenir dans les prochaines semaines, bien qu'il n'y ait encore aucune confirmation définitive à l'heure où sont rédigées ces lignes. Shavei Israel couvrira une grande partie des coûts de transport et d'installation initiale en Israël. En outre, des organisations chrétiennes sionistes, en particulier l'Ambassade chrétienne internationale à Jérusalem, ont déclaré être prêtes à soutenir cet effort d'immigration (Etgar Lefkovits, "Lost tribe set to return", The Jerusalem Post Christian Edition, nov. 2011, p. 12).
Jean-François Mayer