Romain Caillet est chercheur invité à l'IFPO. Médiéviste à l'origine, spécialisé sur les penseurs musulmans de l'école hanbalite, il se concentre actuellement sur le salafisme contemporain. Sa thèse articule une réflexion sur les textes à une approche de sociologie religieuse et se penche sur les approches et les pratiques de la notion de hijra, cette «migration» d'inspiration religieuse.
La hijra est un concept central de la pensée musulmane classique. Comme beaucoup d'autres, il est profondément polysémique. À ce titre, il constitue un outil tout à fait pertinent pour éclairer des pans importants des usages contemporains et passés du religieux dans le monde musulman. Parce qu'il suppose une mobilité, qu'il implique une définition de ce qu'est d'un point de vue théologique «l'espace musulman» (Dâr al-Islam) et son Autre («Dar al-Kufr» pour les uns [salafistes...], «Dâr al-Shahâda» pour les autres [Tariq Ramadan]), il est un des prismes théologiques pour comprendre le rapport à l'Occident et la définition du monde musulman chez ceux qui pensent ou organisent leur vie en fonction de ce concept.
La hijra est désormais une des pierres de voûte de la réflexion du salafisme contemporain, école de pensée théologique qui consiste à privilégier la lecture littéraliste sur les exégèses rationalistes et par un projet culturel «d'épuration» de la foi tel que pratiquée dans les sociétés musulmanes d'après l'âge d'or de la révélation et des premières générations musulmanes. Retracer l'histoire du concept permet de mieux comprendre autant l'ancrage historique profond de pratiques contemporaines présentes jusqu'aux banlieues françaises.
Religioscope - Alors que le concept de hijra était, dans l'islam des origines, lié à un retrait (le repli de La Mecque à Médine), voire un départ et une quête de protection comme dans le cas de la hijra en Abyssinie, plus tard, durant les futuhât, les conquêtes, il servit à théoriser l'installation en terres conquises, alors qu'aujourd'hui, il sert avant tout à théoriser un «retour» vers le Dar al-Islam. Le concept semble a priori multidirectionnel. Pouvez-vous nous retracer les grands usages historiques du thème depuis les premiers théologiens qui y firent recours pour faire sens à une situation historique vécue?
Romain Caillet - Ce que nous dit la théologie islamique et les oulémas médiévaux et contemporains c'est que la hijra fut la réponse de la communauté musulmane face aux persécutions des païens mecquois. Il faut savoir qu'avant la hijra, les versets coraniques enjoignant au jihâd n'avaient pas encore été révélés. En d'autres termes, les fidèles ne disposaient pas de l'option du combat face à leurs oppresseurs, ils devaient donc faire preuve d'endurance ou émigrer («Quant à ceux qui ont émigré (hajârû) après avoir subi des épreuves (futinû), puis ont lutté (jâhadû) et ont enduré, ton Seigneur après cela, est certes Pardonneur et Miséricordieux.» Coran, sourate XVI, les Abeilles (an-Nahl), verset 110).
Dans un premier temps, un groupe de Compagnons émigra en Abyssinie en 615, où le souverain chrétien, nommé le Négus, leur accorda une sorte «d'asile politique», les sources musulmanes affirment que le Négus lui-même finit par embrasser l'islam. Quelques années plus tard, le 9 septembre 622, le Prophète Muhammad émigra en direction de l'Oasis de Médine. À la suite de l'émigration du Prophète, ce fut toute la communauté musulmane qui était désormais dans l'obligation de réaliser la hijra («Ceux qui ont fait du tort à eux-mêmes, les Anges enlèveront leurs âmes en disant: Où en étiez-vous? (à propos de votre religion) - Nous étions impuissants sur terre», dirent-ils. Alors les Anges diront: La terre d'Allah n'était-elle pas assez vaste pour vous permettre d'émigrer (fa-tuhâjirû fîhâ)? Voilà bien ceux dont le refuge est l'Enfer. Et quelle mauvaise destination!» Coran, sourate IV, les Femmes (an-Nisa'), versets 97-99.). Cette fois-ci, il ne s'agissait plus seulement d'échapper aux persécutions, mais aussi de contribuer à l'édification de l'État islamique, en le renforçant par l'émigration de combattants, de marchands, mais aussi d'intellectuels. C'est cette hijra, que l'on traduit en français par le terme Hégire, qui constitue le point de départ de l'ère musulmane.
Si le concept de hijra peut désigner plusieurs types de migrations, c'est la hijra réalisée par le Prophète et ses Compagnons en 622, de La Mecque vers Médine, qui demeure le modèle par excellence. D'un point de vue terminologique, cette émigration fut un déplacement d'une terre de mécréance (Dâr al-Kufr), vers une terre d'Islam (Dâr al-Islâm). Cependant la hijra peut aussi se faire d'une terre d'Islam, vers une autre terre d'Islam, voire d'une terre de mécréance vers une autre terre de mécréance, ce qui fut le cas lors de l'émigration de 615 en Abyssinie, où le souverain ne s'était pas encore converti à l'islam.
Enfin, au-delà des aspects purement théologiques, d'un point de vue historique le concept de hijra varie sensiblement d'une époque à l'autre. Ainsi, au premier siècle de l'Hégire, la hijra signifie avant tout fuir un environnement hostile; cette signification évolue ensuite au cours des siècles suivants, durant la phase d'expansion du Dar al-Islâm à la suite des conquêtes. À cette époque, le terme muhâjirûn (litt. émigrés) ne désigne plus des réfugiés, mais des conquérants, s'installant dans les villes de garnison aux frontières de l'Empire. Le ralentissement des conquêtes et la perte de certains territoires vont contribuer à réintroduire la notion de refuge dans le concept de hijra.
Religioscope - Quelles sont les principales situations historiques dans lesquelles le concept de hijra a été mobilisé, et dans quelle grille d'interprétation est-il venu se loger?
Romain Caillet - Comme je l'ai expliqué précédemment, les défaites militaires suivies d'un repli des communautés musulmanes locales vers le Dâr al-Islâm furent souvent décrites par les contemporains à travers le prisme de la hijra, comme en témoignent de multiples sources historiques.
Ainsi, à la fin du XIe siècle, à la suite de la chute de l'Émirat de Sicile, de nombreuses familles musulmanes prirent le chemin de l'exil afin de préserver leur foi. Quatre siècles plus tard, s'achève la reconquista de l'Andalousie menée par les Rois Catholiques. Durant cette période, le jurisconsulte Abû-l-'Abbâs al-Wansharîsî (1430-1508), basé dans la ville marocaine de Fès, rédigea une série de fatwas afin d'inciter les musulmans andalous à accomplir la hijra.
Hormis la chute de l'Andalousie, l'autre grande période de reflux du Dâr al-Islâm se déroule durant le déclin de l'Empire ottoman. De la fin du XVIIIe jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux muhâjirûn affluèrent en provenance des provinces perdues d'Europe orientale, du Caucase et de l'Asie centrale. La plupart d'entre eux s'installèrent dans la Turquie actuelle, mais d'autres, principalement des Circassiens (Tcherkesses), s'établirent également dans la zone levantine de l'Empire ottoman, à Amman, Jarash ou dans les montagnes du Hauran. Au XXe siècle, le mouvement de hijra continue, mais avec l'instauration de la République laïque le terme muhâjîr (muhacir en turc), est remplacé en 1935 par le néologisme göçmen, exempt de connotations religieuses. Sans doute faut-il rappeler ici que Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) lui-même, fondateur de la République et maître d'œuvre de la laïcisation autoritaire de la Turquie, fut lui-même un muhâjir/muhacir originaire de Salonique.
À la même époque, au début des années vingt se développe un mouvement d'émigration des musulmans indiens vers l'Afghanistan, qui se soldera cependant par le retour d'une grande partie d'entre eux. Cependant, cet échec annonce la hijra massive qui se déroulera lors de la création du Pakistan en 1947. Ainsi, les réfugiés indiens qui s'installèrent dans le nouvel État furent tous désignés sous l'appellatif de muhâjirûn. Bien que ces derniers appartiennent à diverses ethnies et proviennent de différentes régions indiennes, ils constituent néanmoins une seule et même communauté au sein de la société pakistanaise.
Religioscope - Le contexte occidental actuel, avec l'installation définitive depuis deux bonnes décennies maintenant d'une population musulmane sur un sol non musulman réactive le concept de hijra pour faire sens à une réalité nouvelle: le vécu en situation de minoritaire. Le musulman qui entend vivre sa foi avec visibilité est alors dans un choix entre deux solutions imparfaites: se placer dans des contextes d'États répressifs ou dans des contextes de sociétés permissives. Quels sont les différents usages du thème de la hijra dans le cadre de ce dilemme qui peut se solder par des réponses à directions opposées (fuir l'oppression politique ou fuir la déréliction morale et l'islamophobie)?
Romain Caillet - Tout d'abord, rappelons que l'écrasante majorité des musulmans occidentaux (convertis ou d'origine immigrée) candidats à la hijra appartiennent au courant salafi. Au sein de ce courant salafi, on compte de nombreux groupes se référant à des oulémas basés dans la péninsule arabique. La plupart des salafis français, britanniques et américains se réfèrent principalement au shaykh Rabî' Ibn Hâdî al-Madkhâlî. Ce dernier prône la soumission politique aux régimes les plus autoritaires du monde musulman, pour peu que ces derniers s'affilient vaguement à la religion musulmane. À partir de là, il est évident que ses adeptes se soucient exclusivement des questions liées à la pratique quotidienne et qu'ils sont totalement indifférents au contexte politique de leur pays d'accueil.
Religioscope - Ce ne sont pourtant pas que les salafis qui mobilisent le thème de la hijra. Samir Amghar, spécialiste du salafisme en Occident, mentionne que les Frères font recours au même thème pour justifier leur présence en Occident et le départ de pays dominés par la répression politique?
Romain Caillet - Le concept de hijra a pu effectivement être mobilisé a posteriori par certains cadres des Frères Musulmans, pour justifier leur exil en Occident. Dans ce cas il s'agirait du modèle de la première hijra, de La Mecque (une terre de mécréance) vers l'Abyssinie (une autre terre de mécréance mais où il existe la possibilité de mieux pratiquer sa religion). Ce schéma correspondrait aux départs de pays tels que la Tunisie ou l'Égypte, ayant par le passé pourchassé les islamistes, vers le refuge politique en Europe, notamment à Londres. Cependant, à notre connaissance, ces derniers n'ont jamais prôné la hijra pour tous leurs partisans restés en Tunisie, en Syrie ou en Égypte. D'autre part, pour la grande majorité des Frères Musulmans, les pays arabes contemporains demeurent des terres d'Islam, ce qui leur interdit de faire un parallèle avec l'expérience des Compagnons du Prophète quittant une société polythéiste pour rejoindre un royaume chrétien.
Religioscope - Le concept de hijra est conditionné par l'idée d'une frontière et l'idée de territoires. Par là, il est porté par une définition implicite ou explicite de ces territoires. Comment le discours salafiste, pour qui le thème de la hijra est le plus central, perçoit-il non seulement l'Occident, mais surtout le Dâr al-Islam sur lequel le retour doit se faire? À quelles expériences historiques se réfère-t-il? Sa vision du Dâr al-Islam est-elle homogène ou hiérarchisée (fait-il des préférences)? Cette vision fait-elle consensus? Plus particulièrement, le Dâr al-Islam est-il construit en termes purement théologiques sur la préséance de la norme musulmane ou fait-il place à la culture (la hijra comme retour aux origines)?
Romain Caillet - Tout au long de l'histoire, les théologiens musulmans ont élaboré de multiples définitions du Dâr al-Islâm. Certains oulémas ont estimé qu'une terre ayant été à un moment soumise à une autorité islamique, demeure pour l'éternité terre d'Islam (ce qui ferait aujourd'hui de plusieurs villes du sud-ouest de la France des terres d'Islam!). À l'opposé, certains juristes estiment qu'un pays où la sharî'a n'est pas intégralement appliquée ne peut prétendre être qualifié de Dâr al-Islâm, quand bien même la majorité de la population se revendiquerait musulmane.
Pour revenir à nos muhâjireen, les adeptes de la hijra, dont la plupart sont d'obédience salafiste, leur définition du concept de terre d'Islam dépendra de la tendance à laquelle ils appartiennent. Selon les madkhalistes la Tunisie de Ben Ali, bien qu'anti-islamiste, était un authentique Dâr al-Islâm, tandis que certains jihadistes considèrent que l'Arabie saoudite appartient au Dâr al-Kufr au même titre que les États-Unis ou Israël. Cependant ces conceptions purement théologiques sont souvent dépassées par la réalité.
Concrètement la plupart des jihadistes préfèrent largement vivre en Arabie saoudite plutôt qu'en Seine Saint-Denis, tandis que les madkhalistes, même d'origine tunisienne, se sont rarement installés en Tunisie durant le règne de Ben Ali. La hijra n'est donc pas envisagée comme un retour à leur pays d'origine: ils lui préfèrent les pays du Golfe ou encore l'Égypte. Ceci dit, certains estiment que la seule façon de réussir véritablement sa hijra, c'est de retourner dans le pays de leurs parents. En effet, jamais un Français d'origine marocaine ne sera expulsé du Maroc alors que son statut dans des pays étrangers est beaucoup plus fragile.
Religioscope - Mobilisée par les jihadistes, la vision du Dâr al-Islâm est alors beaucoup plus politique: le problème est alors non seulement la déliquescence des mœurs, mais aussi l'oppression politique. Un pays pourtant aussi pieux que l'Égypte peut alors être qualifié de Dar al-Kufr...
Romain Caillet - Actuellement, pour la plupart des jihadistes, il n'existe plus aucun Dâr al-Islâm. Selon eux, si aucun pays n'applique intégralement la sharî'a, alors la terre entière est un Dâr al-Kufr, y compris l'Arabie saoudite et les deux villes saintes, La Mecque et Médine. L'un des plus célèbres ouvrages du corpus jihadiste contemporain est d'ailleurs un traité intitulé al-Kawâshif al-jalliyya fi kufr ad-dawla as-sa'ûdiyya (Le dévoilement manifeste de la mécréance de l'État saoudien). L'auteur de cet ouvrage, Abû Muhammad al-Maqdisî, un shaykh jordanien d'origine palestinienne, y expose les trois éléments justifiant le takfir (l'exclusion de la sphère de l'Islam) de cet État: l'alliance militaire avec les États unis (notamment depuis la guerre du Golfe), la participation saoudienne aux institutions internationales (l'Arabie saoudite étant un membre fondateur de l'ONU) et enfin le recours de plus en plus systématique au droit positif dans le système judiciaire saoudien.
Religioscope - Le concept de hijra et le concept de Dâr al-Islam qui lui est intrinsèquement lié font l'objet également d'appropriations «ordinaires» (non savantes), voire de «bricolages» au sens que la sociologie religieuse a donné à ce terme. La hijra peut ainsi être pensée dans le cas de migrations courtes comme le repli sur un quartier à population majoritairement musulmane, pouvez-vous développer?
Romain Caillet - Oui c'est souvent sur les forums de discussion francophones que l'on peut observer ce type de «bricolage», un déménagement en France d'un quartier non-musulman vers un quartier à «majorité musulmane» est ainsi présenté comme une hijra. Plus surprenant, les installations dans les petites villes de province, où résident relativement peu de musulmans, mais jugées moins permissives que les grandes villes, sont parfois qualifiées de hijra par les internautes.
Religioscope - L'idée de retrait, de ùzla, est un concept proche et a ses actualisations contemporaines. Que l'on songe par exemple au thème de «retrait affectif» (`uzla shu`uriyya ) développé par Sayyed Qutb pour définir la nécessaire prise de distance du musulman pieux vis-à-vis de la société dominante. Est-ce que ce concept fait partie du débat sur la hijra, soit comme une de ses modalités, soit comme une alternative à celle-ci?
Romain Caillet - Je crois qu'il faut distinguer la 'uzla et la hijra comme deux pratiques distinctes, la hijra n'étant pas liée à la solitude, ni à l'isolement impliqué par la 'uzla. L'un des buts de la hijra étant justement de pouvoir vivre avec les musulmans, parmi les musulmans. En d'autres termes je dirais que la hijra concerne tous les croyants désireux de vivre pleinement leur foi, tandis que la 'uzla s'adresse à une élite d'ascètes, voire de mystiques prêts à se retirer totalement de ce monde.
Religioscope - La hijra est désormais une pratique sociologique. Vous l'avez suivie à la fois en contexte de départ, au sein des populations musulmanes en France, et d'arrivée, en Égypte. Depuis quand existe-t-elle comme phénomène social? Peut-on, sur la très courte histoire de la présence musulmane de masse en France, déceler une évolution des formes prises par la hijra?
Romain Caillet - Il semblerait que le phénomène de la hijra ait véritablement débuté entre 1999 et 2000. Jusqu'à cette date, les déplacements de salafistes français à l'étranger ne concernaient qu'un nombre de personnes très limité et se bornaient à une formation théologique. Avec la mondialisation, le développement des télécommunications et l'abaissement des prix du transport aérien, les voyages de jeunes salafistes vers le monde musulman se sont très vite multipliés. L'existence au Caire d'un nombre impressionnant de centres, dispensant des cours d'arabe de qualité à un prix modique, a très vite attiré de nombreux salafistes occidentaux. Ces derniers, détenteurs de passeports européens ou américains, obtinrent donc sans trop de difficultés des titres de séjour de longue durée en Égypte. En outre, leurs capacités à mobiliser diverses ressources économiques allaient leur permettre de conserver un niveau de vie élevé, dans un pays où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. C'est dans ce contexte que nombre d'entre eux commencèrent alors à envisager la hijra, non comme une utopie discursive, mais comme une réalité.
Religioscope - Quels sont en général les motivations, les catalyseurs de la hijra, les accompagnateurs?
Romain Caillet - En premier lieu les émigrés (muhâjirûn) mettent en avant des «motivations positives» telles que la volonté de résider en terre d'Islam, parmi les musulmans, afin de vivre pleinement sa foi sans contrainte. La volonté d'éduquer ses enfants dans un environnement islamique est également l'un des principaux motifs d'expatriation. Sans doute à cause de la loi sur la laïcité de 2004, interdisant les signes ostentatoires - dont le foulard islamique - dans tous les établissements publics français.
Viennent ensuite d'autres motivations plus inquiétantes, notamment la peur de la violence islamophobe à l'encontre des femmes voilées. Au cours de nos travaux, nous avons pu constater que ce sentiment est largement partagé par nos enquêtés. En particulier les femmes célibataires ou divorcées, confrontées assez régulièrement à des agressions verbales, voire quelquefois physiques, durant leurs déplacements dans des lieux publics en France.
Religioscope - La hijra est un thème central du discours salafiste, mais existe-t-il des muhâjireen non salafistes?
Romain Caillet - Parmi les multiples formes contemporaines d'expression «active» de la religiosité musulmane, seul le salafisme exhorte ses partisans à réaliser la hijra. Ni les Frères Musulmans, incitant leurs membres à s'intégrer au sein des sociétés occidentales afin d'étendre leur influence, ni les adeptes du mouvement prosélyte Tablîgh ou des confréries soufies (parfois plus dynamique en Europe que dans leurs pays d'origine) ne souhaitent voir leurs disciples s'installer à l'étranger. Cependant, en dépit de ces discours relativement hostiles à la hijra, oui on trouve parfois des «muhâjirîn non salafistes» installés au Caire ou ailleurs. L'écrasante majorité des muhâjirîn demeurant toutefois d'obédience salafiste.
Religioscope - L'islam donne l'impression d'une religion extrêmement codifiée. Votre travail montre l'importance de certains répertoires qui traversent l'histoire, se réactualisent au gré des contextes, mais avec des significations et des contenus étonnamment variables. Comment vous positionnez-vous alors face au vieux débat sur l'orientalisme, entre les deux thèses qui s'affrontent, entre l'essentialisme des uns, et leurs critiques pour qui l'islam, comme réalité textuelle, se caractérise avant tout par son indétermination? Dit autrement, en perspective d'histoire longue, et au regard de la trajectoire d'un répertoire, quelle capacité ont les textes fondateurs à imposer des significations avec un minimum de constance et de stabilité?
Romain Caillet - Un célèbre hadith tiré des recueils d'Abû Dawûd, d'an-Nasâ'î et d'Ahmad Ibn Hanbal nous enseigne que la hijra va se perpétuer jusqu'au jour du jugement dernier. Dans ce hadith le Prophète Muhammad déclare que: «La hijra ne cessera pas tant que le repentir ne cessera pas, et le repentir ne cessera pas jusqu'à ce que le soleil ne se lève de l'Occident». Selon l'eschatologie islamique, la levée du soleil à l'Ouest, constitue le signe de l'imminence de la fin des temps associé à la venue du jugement dernier. Le sens implicite de ce hadith nous indique donc que la hijra ne peut en aucun cas s'interrompre, puisque celle-ci doit se poursuivre jusqu'à la fin des temps. Sans nous hasarder à pratiquer l'exégèse de ce hadith, nos recherches théoriques ajoutées à nos observations de terrain nous incitent à penser que le besoin de hijra demeure tant qu'une frontière, fût-elle symbolique, persiste.
Les questions de Religioscope ont été posées par Patrick Haenni.